vendredi 30 décembre 2016

Trafiquants d'âmes 1-5.02


Quatre accords de Mi majeurs sourdent d'une guitare électrique lointaine, bourdonnant au rythme d'une batterie au son caverneux. Puis, comme issus d'une grotte aux rocs abscons, deux accords de La majeur prennent le relais dont ils se débarrassent aux deux premiers Si venus.
Hey, little girl
I wanna be your boyfriend
Ces quelques mots m'extirpent des profondeurs où mon sommeil m'avait noyée. Encore Mi Mi Mi Mi La La Si Si et ça recommence, Mi Mi Mi Mi La La Si Si.
Sweet little girl
I wanna be your boyfriend
Je grogne.
— Tom ?
Do you love me babe ?
Un Do dièse mineur salvateur me convainc d'ouvrir les yeux. Je suis dans ma chambre, allongée sur le côté droit du lit.
What do you say ?
J'ai tout nettoyé hier, et changé la literie. Une odeur de citron, de savon de Marseille et de Soupline à la fleur d'oranger palpite mes narines.
Do you love me babe ?
Ma tête roule vers le deuxième oreiller.
What can I say ?
Des molécules de rose qui se seraient accouplées avec une pointe de vanille atomisent mon nez. Je souris. Son parfum me réconcilie avec ce morceau qu'elle écoute tous les matins depuis qu'elle s'est installée chez moi.
Because-
— I wanna be your boyfriend ! chante Emma la blonde dans sa brosse à cheveux, éruptant dans la chambre.
Ou peut-être est-ce dans le couloir.
Elle secoue la tête dans un nuage de cheveux cendrés, danse comme un volcan fou, surprend mon sourire endormi et se jette sur le lit.
Ou peut-être est-ce contre le sol.
— Hey, coucou toi,
elle me dit. Ou peut-être est-ce Tom.
Je réponds par un grognement.
— Dormir....

Dormir....
Debout ! Vous n'avez rien à faire ici !
Un homme vociférait dans la pénombre du couloir. Quelques rayons de lumière chuchotaient l'aurore à travers les fenêtres. Des pas se rapprochaient. Tom, couché près de moi, grogna.
— Debout ! Il est interdit de dormir dans les couloirs.
Tom, vivifié par la voix tonitruante, se leva. Tous ses os cliquetèrent dans mes oreilles encore endormies. Il me tendit son aide que je refusai dans un gémissement à peine audible. Ma somnolence était confortable, alors que ma conscience frapperait mon dos au mur et y clouerait l'aspérité de la pierre.
Une ombre gâcha les prémices du lever du jour.
— Alors, on veut pas se lever ?
Je grognai.
— Dormir...
— Il est interdit de dormir dans les couloirs.
Il ne souriait pas. À ses côtés, Tom trépignait.
— Allez, Lauren, lève-toi, la chambre est juste à côté.
— Toi, le blanc-bec, la ferme. Toi, ma jolie, debout.
Il se pencha et m'attrapa les deux bras. Il me souleva comme si j'étais une poupée de chiffon et me mit sur mes deux jambes. Je dévisageai sa petite gueule à la Robert Mitchum. Son débardeur blanc dévoilait un Smith & Wesson .357 Magnum tatoué sur les muscles galbés de son bras. Il me maintenait fermement.
— Il est interdit de –
Une odeur de dentifrice à la menthe poivrée me chatouilla le nez.
— «de dormir dans les couloirs », j'avais compris, je ne suis pas sourde.
Il me lâcha.
— C'est mon métier ici, je ne dois pas vous laisser dormir dans les couloirs.
— Sinon quoi ?
Ses yeux roulèrent dans son cerveau à la recherche d'une réponse, un peu déconcentré par mes doigts qui jouaient avec mes cheveux. La moue qui naquit sur ses lèvres et plus encore dans son regard révéla qu'il n'en avait pas trouvée et qu'il était très beau. Je me collais contre son torse. Je l'entendais me respirer.
— Je surveille les couloirs, c'est tout.
— Donc si je me rendors par terre, qu'est-ce que tu fais ?
— Laisse-moi t'inviter à boire un café.
Les hommes sont si faciles parfois.
Je baissai mon regard qui tomba avec fracas sur les lettres H.A.T.E et L.O.V.E tatouées sur ses doigts. Cliché. Je le repoussai.
— Je ne bois pas de café.
Je l'ignorai, redécouvris la présence de Tom qui n'avait pas bougé et me retournai vers la chambre.
— Attends ! Laisse-moi t'inviter à boire un verre alors !
— Dégage, Mitchum.
J'ouvris la porte
— Mais je m'appelle...
et la claquai derrière Tom et moi.
—...Robert...

La petite teigne se tenait debout, les bras croisés, tandis que Caleb ronflait encore. Elle nous chuchota que nous faisions trop de bruit, ce qui retourna Caleb dans son lit et plongea sa tête sous l'oreiller, puis nous demanda ce que nous foutions dans le couloir.
— Mitchum.
Elle m'interrogea de son regard noir.
— On a rencontré un type qui ressemble à Robert Mitchum.
Son sourcil droit se fronça en un accent circonspect épais mais gracieusement tracé. Tom l'aida à comprendre.
— Robert, il s'appelle Robert.
— Ah, vous avez croisé Robert. Il n'est pas malin, mais il n'est pas méchant. Il est surveillant. Une nuit par semaine, il boit une drogue qui l'empêche de dormir et vadrouille un peu partout. Si vous dormiez dans le couloir, c'est normal qu'il vous ait rappelés à l'ordre. Mais qu'est-ce que vous foutiez dans le couloir ?
Je ne me souvenais plus très bien. Tom sembla hésiter.
— Nous étions dans le couloir à cause de Camille. Et nous nous sommes endormis.
— Camille ?
Un soupir courba la silhouette décharnée de Tom. Il attrapa le paquet de cigarettes abandonné sur la table entre les verres vides et poisseux et quitta la chambre. La petite teigne me lança un regard écarquillé et m'interrogea en silence. Ses sourcils, comme des interrogations sans point, exprimaient son incompréhension.
— Cette nuit, j'ai fait un rêve. Un drôle de rêve. Il n'y avait pas vraiment Camille, mais elle était là, en filigrane. C'est sa femme. La femme de Tom.
Le silence qui suivit réveilla Caleb. Il nous regarda toutes les deux, repoussa la couette qui nous révéla sa chemise de nuit à carreaux bleue trois fois trop grande qui ne nous fit même pas sourire tant Maria-Magdalena ne comprenait pas ma réponse, tant je ne voyais pas vraiment ce qu'il y avait d'incompréhensible.
— Tu as... rêvé de la femme de Tom ?
— Pas vraiment. Plus que ça. Apparemment, j'ai fait le même rêve que lui.
— Impossible.
— Et pourtant...
D'un geste de la main, elle mit fin à cette discussion et commença à s'agiter ; « on en reparlera plus tard », me firent comprendre ses allers et retours entre son lit et l'armoire. Elle attrapa ses vêtements, les glissa dans un petit panier déjà bien rempli et quitta la pièce, bientôt suivi de Caleb. Elle revint avant lui, les cheveux encore mouillés. Un petit sourire — « je n'oublie pas cette histoire de Camille, mais je suis pressée là » — me salua, puis elle repartit dans des effluves de savon au lait d'amande douce, sans un mot. Dans le couloir, Caleb lui souhaita une bonne journée. Il portait son costume de magicien et s'était rasé de très près. Il sentait bon l'après-rasage et son sourire avait un goût de dentifrice fluoré. Rien ne dépassait. Il mit son haut de forme. Je crus qu'il allait partir, mais il s'installa sur la chaise en face de moi.
— Un petit déjeuner ?
Il n'attendit aucune réponse et glissa sa main derrière ma tête. Au milieu de mes cheveux emmêlés, il trouva un croissant qu'il me tendit. Surprise, je mordis dedans sans poser de question.
— Café, thé ?
Entre deux bouchées je murmurai « chocolat » d'une voix mi-amusée, mi-étonnée. Cette fois, il fouilla sous la table et me tendit une tasse dont les effluves de cacao réveillèrent mes papilles.
— D'où sors-tu tout ça ?
La question brûlait mes lèvres de chocolat.
— Un magicien ne révèle jamais ses secrets, tu sais.
Il se leva, rajusta sa veste et se dirigea vers la porte. Puis il se retourna vers moi :
— Que comptes-tu faire de ta journée ?
— Que suis-je censée en faire ?
— Ne reste pas là, à croupir dans l'ennui. Va te promener, va flâner dans les rues, rencontre du monde. Tu sais, il y a même une, euh, une agence touristique.
— Une agence touristique ??
Il rit tout en acquiesçant. Puis de ses mains de virtuose, il sortit de sa manche une serviette de bain et de son chapeau un petit flacon de savon et me les offrit.

(NDA : puisque c'est la période, Noël, les fêtes de fin d'année, un petit bonus, voici le morceau dont il est question au tout début.)

 

jeudi 22 décembre 2016

Trafiquants d'âmes 1-5.01

 5

Une ombre titube sur un trottoir, enveloppée par la lumière ronde de la lune qui malgré les nuages ne se laisse pas intimider par l'obscurité. Quelques voitures se cramponnent à la chaussée moite ; certaines dorment, tandis que d'autres vomissent ou ingurgitent des fêtards. Dans les bars alentours, des musiciens électriques martyrisent leurs guitares face à des groupies qui hurlent à s'en arracher les dents. Mais l'homme qui chancelle n'entend que son cœur qui bat à contretemps dans son crâne. Ses yeux sont rougis par des larmes d'alcool et ses joues enflammées par un rasage anarchique.
Il s'assoit sur un banc qui passe par là, sous un réverbère. Ses doigts tirent de sa poche une cigarette, puis tâtonnent son pantalon, sa veste en cuir, sans y trouver un briquet, ni même une allumette. Un homme s'installe à côté de lui. Il ne le remarque que par la flamme qu'il lui tend. La fumée pique ses poumons.
— Merci.
Un silence lourd pesant deux solitudes s'installe entre les deux hommes. Le premier inspire et expire le tabac entre ses lèvres tremblantes. Le second croise et décroise les jambes, met les mains dans les poches de son blouson puis les sort, tourne la tête à droite, à gauche, hésite, parle finalement.
— J'achète ton âme à un bon prix.
— Mon âme...
Il hausse les épaules, jette le mégot sur la chaussée, suit du regard la musique qui laisse échapper son trop-plein de basses par les vitres entrouvertes d'une voiture de sport déjà loin.
— Ce n'est pas une blague, j'achète vraiment ton âme.
— Hum. Désolé pour vous, mais je ne crois pas avoir une âme.
— Raison de plus pour me la vendre.
— Euh, qui êtes-vous, déjà ?
— J'achète les âmes pour le compte du diable.
— Ha ha. Très drôle. Je suis peut-être bourré, mais pas idiot. Et puis, je ne crois pas en dieu.
— Je ne vois pas vraiment ce que dieu vient faire dans cette histoire.
— Hum. Vous êtes un marrant. Mais je ne crois pas au diable non plus. Je ne crois en rien. Je ne crois plus en rien.
— Vous n'avez donc rien à perdre. C'est très simple, j'achète votre âme, vous me dites votre prix, puis quand vous mourrez, demain, dans six mois, dans cinquante ans, vous aurez une place toute chaude en Enfer. Mais comme vous n'y croyez pas, vous ne risquez rien.
Au-dessus d'eux, le réverbère s'éteint, puis se rallume et se met à papillonner. Tous deux lèvent la tête en même temps, leurs yeux se perdent un moment entre deux battements d'ailes de la lumière qui finit par s'envoler et se laisser emporter dans la nuit bruyante. Les regards tombent alors sur le trottoir, se relèvent, se croisent vaguement. Le premier se lève, fait quelques pas, titube — une voiture garée sur le trottoir le rattrape de justesse — se retourne, revient vers le banc, se rassoit.
— Vous devez être le fruit de mon imagination. Je pensais pas avoir bu autant.
— Votre prix ?
— C'est complètement absurde.
— …
— Camille. Je veux Camille.
 
Camille.
Ce nom bourdonnait encore dans ma tête lorsque j'ouvris les yeux. Je ne vis rien mais j'entendis des pointes de pieds s'approcher de mon lit. Une main — squelettique, sans chair, aux doigts aigus — frôla mon épaule. Je sursautai de façon presque imperceptible tant le sommeil sur mon corps était lourd et confortable et lourd.
— Lauren !
— Tom...
— Lauren, tu as crié.
— Tu vas réveiller Caleb et la petite teigne...
— Tu as crié, tu as crié Camille.
— Quoi...
— Camille, pourquoi tu as crié Camille ?
— Mais tu vas les réveiller...
Il attrapa mon bras, m'extirpa du confort de mon lit et me traîna dehors. Je ne résistai pas, assommée par la somnolence. Il poussa la porte sans bruit. Le couloir était comme ramassé sur lui-même, terrassé par la fatigue qui devait bien peser plus d'une tonne. Mon corps ne résista pas et s'écrasa par terre. Mes paupières, attirées par la torpeur, basculèrent, scellant mes yeux encore victimes du rêve qui n'était pas le mien.
— Lauren, ne te rendors pas.
Une voix dans le brouillard, venue de loin, claqua doucement mes joues, une, deux, trois fois.
— Aïe...
— Lauren, réveille-toi !
Une autre petite tape, et encore une, puis une dernière. Toujours dans la brume, je grognai. Mais mes yeux se descellèrent et laissèrent glisser sur ma joue à peine endolorie une larme piquante que Tom ignora.
— Tu as crié Camille, Lauren.
— Oui, tu me l'as déjà dit...
— Pourquoi tu as crié Camille, Lauren ?
— Je ne sais pas, je rêvai... Mais qu'est-ce qu'il te prend... Je veux dormir...
— Je sais, je sais que. C'est idiot mais. C'est vrai que.
Ces débuts de phrases qui ne trouvaient pas leur envol me réveillèrent et me mirent debout, face à un Tom dont je devinai le squelette avachi.
— Je sais, c'est un prénom très commun, je n'aurais pas dû, je suis désolé.
— Tu connais une Camille, c'est ça ?
— Oui, et apparemment, toi aussi ! Je suis désolé, viens, on y retourne.
— Je ne connais aucune Camille.
Mes jambes renoncèrent à lutter contre le sommeil. Il s'assit près de moi et me raconta son histoire, d'une voix monocorde qui s’essoufflait petit à petit entre ses mâchoires qui bougeaient à peine, puis qui ne bougèrent plus. L'ombre de mon rêve, c'était Tom. Camille, c'était sa femme.
Le sommeil assomma mon corps et l'enchaîna au sol, puis attrapa les mots de Tom et les ligota dans sa cage thoracique. Il s'écroula sur moi. 


mercredi 7 décembre 2016

Trafiquants d'âmes 1-4 Entier !

4

Caleb n'avait pas tardé à investir le quatrième lit qui était enseveli sous une masse d'objets inutiles : à côté d'un costume noir qu'il avait étalé proprement, un jeu de carte ne dévoilait que des as de pique, trois petits lapins en peluche se disputaient la cachette secrète d'un chapeau haut de forme, plusieurs paires de dés ne pipaient mot, une dizaine de foulards de toutes les couleurs se tenaient enlacés, et des roses en plastique poussaient sur l'oreiller à côté d'un champ de fausses pièces.
Quand il vit entrer Tom, un rire explosa sans retenue dans sa gorge, mais ce fut avec beaucoup de sérieux qu'il attrapa sa main et se présenta à lui, éclaircissant sa voix pour mieux débiter quelques formules de politesse. « C'est quoi ce type ? » me demanda le regard en coin que Tom me lança.
— Nous nous sommes rencontrés dans la file d'attente.
Nous échangeâmes nos papiers officiels où avaient été tamponnée la sentence, « Sans Âme », criaient en grosses lettres noires nos trois feuilles blanches, si blanches qu'elles en étaient aveuglantes.
— Sans âme, vous aussi ? Bienvenue au club !
Maria-Magdalena entra dans la chambre sans même s'intéresser à Caleb — alors même qu'il se rua sur elle, se présenta, lui serra la main, déroba une rose dans ses cheveux — et me tendit un sac à dos que son regard, noir, m'invita à ouvrir. Des vêtements. La petite teigne m'avait rapporté un jean, une chemise et des bottes en cuir.
Elle me tira par le bras et m'entraîna à sa suite dans le long couloir, ouvrit une porte et me poussa dans une immense salle d'eau carrelée de pierres grises. Une rangée de lavabos s'ancrait au centre, et des cabines de douche grimpaient les murs jusqu'au plafond, plutôt bas, où stagnait de la vapeur d'eau. Accoudée au lavabo, une femme se maquillait tandis qu'une autre lui tenait un miroir. Un homme, une serviette autour de la taille, sortit d'une des cabines et quitta la salle d'eau en gardant son regard sur ses pieds pour éviter tout contact visuel.
— C'est quoi, cette histoire de « sans âme » ?
Ma question lui parut si incongrue dans ce lieu humide et chaud — à moins qu'elle ne l'ait intimidée — qu'elle me désigna le sac à dos, les cabines, et m'ordonna d'un geste du menton d'aller me changer. J'obéis. Enfin je ne flottais plus dans ce pyjama.

Dans la chambre, Tom et Caleb discutaient en fumant des cigarettes, assis à la table. Ils s'extasiaient sur les formes que Caleb créait avec la fumée. Tom essayait d'apprendre, mais toutes les bouffées qu'il respirait s'échappaient de sa cage thoracique, comme s'il s'enflammait. La petite teigne se saisit de la cigarette de Tom. Elle tira dessus, puis souffla trois ronds de fumée, du plus grand au plus petit. Le deuxième se glissa dans le premier, puis le troisième dans le deuxième. Les garçons applaudirent. Elle rendit la cigarette à Tom puis ouvrit la fenêtre et agita les bras pour évacuer les nuages de tabac. Elle s'adossa sur le rebord et se perdit dans le désert.
Caleb me dévora d'une œillade alors que je m'installais sur mon lit ; je fis comme si je n'avais rien vu, mais Tom lui asséna une petite tape sur le crâne. Il pouffa. Des questions tapaient à la porte de ma bouche fermée, pourquoi « sans âme », quelle conséquence, que faire à présent, sommes-nous maudits, si oui qu'est-ce que ça change, mais angoissées par les réponses possibles, aucune n'émit le moindre son.
Les cigarettes se consumaient en silence, traçant leur route inexorable vers le cendrier déjà rempli de mégots. Caleb s'agitait sur sa chaise. Ce calme l'ennuyait. Il sortit alors un jeu de carte de la poche intérieur de sa veste.
— Qui joue ? Tom ? Maria ? Lauren ?
La petite teigne ne se retourna même pas. Je regardai mes questions, lovées sur mes ongles. Tom haussa les épaules. Caleb fouilla une autre poche, découvrant quatre petits verres à gnôle encastrés les uns dans les autres. Il les sépara et les fit claquer sur la table. Puis sa main plongea dans l'intérieur de sa veste. Il nous présenta une flasque argentée, un air de victoire sur son visage.
— Un petit verre ?
La petite teigne se retourna. Mes questions s'endormirent. « Je passe mon tour », dit le vide de la cage thoracique de Tom.
Caleb remplit trois verres d'un liquide couleur ambre. Nous trinquâmes. À quoi ? À la mort, à notre âme, où qu'elle soit, quoi qu'elle soit devenue. À nous. Caleb et Maria-Magdalena sifflèrent leur verre, une grimace tordant leur visage.
Je commençai par humer le whisky. Au-delà de la force enivrante de l'alcool, un parfum de gingembre me saisit le nez, et un arôme de citron acidifia mes narines. Puis une effluve fumée m'invita à la dégustation. Mon palais se noya dans la douceur d'une tourbe de miel et de cacao qu'une pointe de poivre épiça en fin de bouche. Ce goût de terre riche en limon, si dense et pourtant si fin, me ferma les yeux de délectation. Des rires, comme un écho lointain, s'insinuèrent dans l'obscurité de mes paupières, et, dans leur sillon, une musique sixties en profita pour envahir mon esprit vagabond.
J'ai les lèvres brûlantes d'un Islay 18 ans d'âge et du désir d'Emma la Blonde, dont les yeux noirs scintillent comme deux obsidiennes aux multiples reflets verts. Son T-shirt, à l'effigie des Ramones qui la réveillent chaque matin avec leur Sweet little girl, I wanna be your boyfriend recouvre à peine ses formes cotonneuses. Ses cheveux recueillent toute la lumière pourtant tamisée du salon, où des cartons s'éparpillent sur la moquette maculée de taches et escaladent même les canapés poussiéreux. Nous fêtons la vente de cet appartement, éprouvante et parsemée d'obstacles : les visiteurs devinaient au-delà des couches de peinture le drame qui avait éclaboussé le mur de la chambre et déposé des gouttelettes écarlates sur le plancher.
Assises par terre, séparées par une bouteille et deux verres à moitié pleins d'un whisky ambré, nous rions à en perdre notre âme, et nos rires recouvrent la mélancolie de la chanson qui tourne en boucle dans la voix rauque de la chanteuse. Emma glisse vers moi et s'ingénie à déboutonner ma chemise d'homme — une relique de Lucas, tout en soufflant dans mon cou des caresses de sa bouche ivre. Le whisky d'Islay que je lui ai servi ne l'a pas apprivoisée. Elle a hésité à le boire, mais mes yeux doux l'ont convaincue. Elle a manqué s'étouffer dès la première gorgée. Aux mots épices, miel, tourbe, elle a rétorqué les mots feu, alcool à brûler, compost. Pourtant, elle a bu le reste du verre, puis s'en est resservi un deuxième, et un troisième, cherchant l'ivresse en dépit du plaisir de la dégustation. Ce qui n'est pas pour me déplaire.
Au moment où elle m'allonge sur le sol, la musique s'éloigne et n'évoque plus qu'un instant perdu dans les méandres de la mémoire. Les mains d'Emma s'effacent, sa bouche se floute. Dans la mienne, les tanins des deux whiskys, passé et présent, se confondent et râpent ma langue.
J'ouvris les yeux. Sur mon visage, un sourire s'était épanoui, et sur ma peau, les baisers d'Emma frissonnaient encore. Tom, Caleb et la petite teigne m'interrogèrent de leur regard fixé sur mon verre à peine entamé, quand les leurs redemandaient déjà une autre tournée.
— Oh, mon père était un grand amateur de whisky.
 
Caleb nous servit trois autres fois avant de convaincre Tom de nous accompagner. Comme si notre ivresse l'avait contaminé, il accepta dans un ricanement idiot. Le whisky eut à peine le temps de goûter à son palais que déjà il débordait de ses côtes en cascade. Il mourut dans une petite flaque que le sol spongieux imbiba. Il s'esclaffa, suivi de Caleb, de la petite teigne et de mes quatre verres.
Ce fou rire ne dura pas. Il fut interrompu par l'obscurité qui éteignit notre chambre. J'entendis mes compagnons bailler. Une fatigue intense me dégrisa, m'ordonna de me déshabiller afin d'enfiler mon fichu pyjama et me porta dans mon lit. Il y eut quelques bruits de vêtements froissés, de couettes soulevées, de corps emmitouflés. J'eus une dernière pensée avant de m'endormir pour le désert des Âmes Perdues. À quoi ressemblait-il, la nuit ?


lundi 28 novembre 2016

Trafiquants d'âmes 1-3.03


Une tour émergeait du sol et se perdait si haut dans le ciel que je n'en voyais pas le sommet. Des millions de pierres ocres avait été empilées les unes après les autres pour donner naissance à ce monument. Il n'y avait aucune fenêtre ni aucune ouverture que ce fût, hormis la porte d'entrée. Face à cet édifice, je me sentis aussi minuscule et inutile que chacune de ses pierres avant qu'elles ne participent à l'ascension de ce monstre d'architecture qui me hurlait de m'enfuir en courant. Je fis un pas en arrière quand je m'aperçus que Tom était déjà parti. J'inhalai une grande bouffée d'air et j'exhalai mon vertige. La tour ne me parut pas moins colossale mais elle m'inspira plus de respect que de crainte.
J'entrai. Une trentaine de files s'étiraient comme autant de boyaux dans les entrailles du bâtiment qui ingurgitait les hommes et les femmes au compte-goutte et les recrachait tout aussi lentement vers la sortie. J'en choisis une le plus près possible de la porte afin de pouvoir, au cas-où, m'échapper avant d'être avalée par la foule morne et dense. Devant moi, un homme coiffé d'un chapeau haut de forme et vêtu d'un costume noir et d'une chemise blanche me dévisagea, puis son regard tentèrent de dessiner les contours de mon corps au travers mon pyjama trop grand. Je soupirai.
— J'oublie de me présenter : Caleb.
Il retira son chapeau, fit une révérence et me tendit la main. Je l'ignorai, détournant la tête.
— Enchanté.
Je me dressai sur la pointe des pieds pour tenter d'apercevoir notre but : un guichet, un bureau, une porte. Mais je ne vis que des hommes, des femmes, et encore des hommes et des femmes. Autour de moi, les files étaient aussi longues, et toutes ces personnes trompaient l'ennui en discutant entre elles. Je me souvins de ma traversée du désert, de mon exil dans la solitude, du sentiment d'avoir été abandonnée qui m'assaillait bien plus que la faim, la soif, le froid. Alors je tendis la main vers ce Caleb, grand et maigre, dont les cheveux châtains rêvaient de s'enfuir de ce chapeau grotesque, dont les yeux fous brillaient de mille couleurs dans le ventre noir du bâtiment, dont le sourire enjôleur défiait les murs glauques.
— Lauren, enchantée.
Il était prestidigitateur. Il trouva une pièce derrière mon oreille, sortit un lapin en peluche de son chapeau, fit disparaître la pièce dans sa main et fit apparaître un sourire sur mon visage. Il m'offrit le lapin en peluche dont la douceur exhala un parfum de shampoing aux œufs sous mes doigts.
Caleb habitait dans le même bâtiment que moi, au 26ème étage, depuis quelques mois désormais. Ses compagnons de chambre — une mégère tombée du huitième étage de son immeuble, un vieillard victime d'un accident de bouilloire et un ancêtre que le sommeil avait vaincu — n'appréciaient guère l'oisiveté du magicien. Il avait refusé de travailler et les avait rendu jaloux quand il était revenu vêtu de son beau costume noir. Après avoir reçu plusieurs injonctions de la part de l'administration, il décida de venir s'enregistrer. S'il n'aimait pas suivre les règles, il aimait encore moins l'idée de découvrir ce qui l'attendait s'il ne les respectait pas.
Il tenta d'en savoir plus sur moi. Je lui révélai que j'émergeais à peine de quelques jours de délires et de fièvres, que je ne connaissais pas vraiment mes compagnons de chambre, que la fille, cette petite teigne, était jeune et que l'homme, un type adorable, était cependant un squelette. Il se réjouit aux mots « fille » et « jeune », éluda le « teigne », ne crut pas au « squelette », nota que nous n'étions que trois. La seconde d'après, il avait décidé d'habiter avec nous.
Nous arrivions à la fin de la queue. Face à nous se dressaient autant de portes qu'il y avait de files. Un chiffre romain en bronze fixé sur chacune d'entre elles les distinguaient les unes des autres. Caleb fut reçu. Il me quitta avec un sourire en prenant bien soin de m'extirper le numéro de mon étage et de ma chambre.
Il resta dans le bureau quelques minutes, puis en sortit. J'avançai vers la porte. Quand il me croisa, il haussa les épaules.
— Ils ne peuvent rien pour moi. Bonne chance et à bientôt !
Je le saluai d'un vague signe de la main puis j'entrai. Un individu de plus de deux mètres, debout derrière un guichet, vêtu d'une longue cape noire à capuchon qui lui cachait le visage s'il en avait un, tendit le bras vers la porte. Je la fermai. Peu rassurée, j'hésitai à m'approcher. Mes doigts trituraient les oreilles du lapin en peluche. Le géant me fit signe d'avancer. J'avançai. M'appuyai sur le guichet en bois massif. Un souffle glacial se dégageait de son être. Je n 'osais pas lever les yeux, me contentais de dessiner du regard les nervures du bois. Il approcha sa main gantée vers moi. J'eus un mouvement de recul, mais mon corps fut attiré en avant comme s'il avait été en fer et le guichet un aimant. Sa main se posa entre mes clavicules, juste en dessous de mon cou. Le contact me glaça puis me brûla. Je fermai les yeux, fronçai tous les muscles du visage. Une décharge électrique parcourut mes muscles de la tête aux pieds, et mille aiguilles triturèrent le moindre de mes petits vaisseaux sanguins comme si cet être étrange voulait m'arracher de moi-même.
Puis tout s'arrêta. Le lapin s'écrasa par terre. La douleur fut aussi intense que fugace. Une demi-seconde plus tard, je l'avais déjà oubliée.
Le géant sans visage émit un grognement. Il se tourna. Derrière lui, des étagères montaient si haut que je ne pouvais même pas deviner le plafond. Sur chacune d'elles étaient disposés des milliers de boites à archives. Pas une n'était rangée de travers, ni ne dépassait. Il se saisit d'une de ces boites, l'ouvrit, en sortit une feuille blanche qu'il étala sur le guichet, rangea la boite. Il survola la feuille de sa main d'un mouvement lent. Quelque chose s'inscrivit. Il me tendit la feuille et me congédia. Je ramassai la peluche puis me hâtai vers la sortie.
Dehors, Tom m'attendait, une cigarette à la bouche. Je lui montrai le papier.
— « Sans âme »...
Il soupira. Puis me proposa une cigarette. Je déclinai l'offre. 

dimanche 6 novembre 2016

Trafiquants d'âmes 1-3.02


— Notre chambre, c'est la n°36 72. Notre tour, la n° 56 13. Retiens ces chiffres, si jamais je te perds, tu pourras retrouver ton chemin. 36 72. 56 13. Regarde ces portes, elles sont toutes identiques, sauf leur numéro, alors apprends-les par cœur. Ce couloir est immense. Qu'il est sombre aussi ! Les escaliers sont interminables, mais pas insurmontables. Faut dire que nous sommes au trente-sixième étage de l'immeuble. Allez, courage, je sais que c'est difficile, surtout après le long voyage qui nous a mené jusqu'ici. Marcher des jours et des jours sous ce ciel noir et froid est épuisant. Je parle de jours, mais pour certains, ça dure des mois, des années ; pour d'autres, ça passe en quelques heures ou en un claquement de doigts.
L'immeuble nous cracha dans une rue pavée de pierres orangées où se pressaient des pyjamas sales aux regards perdus et mouchant leur terreur dans leur manche rapiécée.
— Ceux-là ont perdu leur guide. C'est ce qui arrivent quand on ne surveille pas les nouveaux, ils se réveillent dans leur chambre, seuls, ils paniquent, ils s'enfuient. La nuit les rattrape toujours, mais si on pouvait éviter ces moments de flottement et de solitude intense... Avec Maria-Magdalena, on ne t'a pas quittée des yeux. Pas une seconde. Il y avait toujours quelqu'un pour veiller sur tes rêves, sécher tes sanglots, éponger ta fièvre.
Des tours, toutes identiques, nous écrasaient à gauche, à droite. À leurs fenêtres se penchaient des visages ébouriffés, et flottaient des draps qui se gonflaient de la brise tiède. Nos pas bifurquèrent ; à mesure que nous avancions, les pyjamas se dispersaient ; à leur place, des regards certes tristes, mais sereins, se pavanaient en tenue de ville parfois déchirée au genou, parfois dépareillée aux pieds. Tom repoussa un homme qui ouvrit un vieux manteau pour exhiber une quinzaine de montres en toc ne tictaquant plus depuis longtemps.
— Notre immeuble se situe dans une rue — la promenade des Désespérés, quel nom charmant, n'est-ce pas — qui n'accueille que des nouveaux arrivants ; ici, nous arrivons dans un quartier plus... administratif. Nous sommes sur l'Avenue des Nouveaux Venus. Dans une centaine de mètres, nous arriverons au service d'immatriculation.
— ... ?
— Chaque arrivant doit s'enregistrer. Tu te verras ainsi attribuer un travail, ou un rôle quelconque.
— Un travail ? Quel genre de travail ?
— De l'entretien ou de la construction surtout, ces immeubles ne se sont pas bâtis tout seul, et ne tiennent pas debout par magie ; de la récupération d'objets provenant tout droit de notre bon vieux foyer natal, comme ce pyjama qu'il a fallu remettre à neuf et nettoyer ; de la fabrication des meubles. Tu peux aussi devenir le larbin des administrations, ceux qui ouvrent les portes tous les matins, dirigent les files, calment les esprits pour éviter les débordements. Il y a aussi un grand service de sécurité qui nous surveille jour et nuit. Et j'en oublie !
— Tu travailles où ?
— Nulle part.
— Ah ? Pourquoi ? À cause de ton squelette ?
— Non. J'ai eu un léger problème lors de mon immatriculation.
— ... ?
— Je n'ai pas pu être enregistré. Il manquait... une pièce, à mon dossier.
— Ton dossier ? Quel dossier ? Je n'ai pas de dossier !
— C'est une façon de parler. Ton dossier, c'est toi. Toi, et ton âme. Mon âme, c'est la pièce manquante.
— Ton âme ?
— J'ai eu droit à un beau papier tamponné « sans âme ». Puis on m'a renvoyé.

Mon âme.
Dans mes souvenirs, je l'ai vendue, par une belle soirée de septembre dont je ne voyais ni le soleil encore chaud, ni les feuilles qui désertaient les arbres. Emma la Blonde aux yeux scintillants et Lucas le Ténébreux s'étaient éclipsés de ma vie mais hantaient mes rêves. Autour de moi gravitaient comme des papillons de nuit Sarah, qui aurait voulu partager plus que mon lit, et Adam, qui souffrait de me voir partager mon lit avec Sarah. Des araignées avaient tissé un brouillard si dense devant mes yeux que je ne le voyais même pas.
Dans mes souvenirs, je sirotais un verre de Porto, seule parmi quelques amis aux visages flous et aux noms effacés dont je me rappelle à peine les rires et les mots. Ils m'avaient traînée dans cette brasserie aux boiseries agréables et à la nourriture quelconque. Des hauts-parleurs swinguaient au rythme de la guitare endiablée de Django Reinhardt, et les pales du ventilateur posé sur le comptoir tentaient de poursuivre la cadence, sans succès.
Dans mes souvenirs, alors que je fuyais les conversations vides de sens, un homme vêtu d'un complet gris tristement banal m'attrapa le bras. Toute volonté de lui résister s'était évanouie depuis longtemps. Quand il me proposa d'acheter mon âme, je haussais les épaules, qu'est-ce que j'en avais à faire de mon âme. Sa voix maussade me demanda quel était mon prix. Je lui répondis que je la lui offrais.
Alors il sortit une drôle de petite machine. Ça ne m'étonna même pas. Elle ressemblait à une calculatrice qui n'avait pas appris à compter et qui me tendait un écran tactile de la taille d'un timbre poste. J'y posai le pouce sans poser la moindre question.
De retour chez moi, mon violoncelle me lança un clin d'ouïe et me happa contre lui. La première suite de Bach caressa mon archet et glissa entre mes doigts, du prélude à la gigue. Chaque note, légère comme des gouttes de pluie, s'échappait par la fenêtre ouverte, puis s'envolait pour se lover dans les nuages.
Je m'enfermai dans la salle de bains, récupérai au fond d'un tiroir une lame de rasoir oubliée, sans doute, par Lucas le Ténébreux.
Pendant des heures, je regardai la lame de rasoir qui brillait dans ma main.

Lauren ?
...
— Lauren ?
La voix de Tom.
— Oui, pardon, je...
— Ne restons pas là, allons-y.
Nous étions plantés au beau milieu de l'Avenue des Nouveaux Venus, et les passants, tous aveuglés par leur hâte, nous bousculaient, nous marchaient sur les pieds, nous insultaient aussi, nom de Dieu, mais avancez, vous êtes pas tous seuls, eh toi, le squelette, tu peux pas traîner ta pute ailleurs ? Tom me tira par le bras et courut nous abriter de la foule sous une porte-cochère.
— Bande de sauvages !
Il chuchota, furieux mais prudent.
— Tout va bien ?
— Oui, je crois. Mes pieds... Un peu égratignés, mais rien de grave.
— Après ton immatriculation, on te trouvera des chaussures au marché noir.
— Un marché noir ?
— Un marché toléré, puisqu'il existe et perdure. On y trouve de tout. J'y aurais bien acheté un jean et un T-Shirt, mais il n'avait rien à ma taille. Tiens, nous y voilà. C'est ici. Je te laisse : tu choisis une file, et tu attends ; je vais chercher des cigarettes, on se retrouve à ta sortie. 

dimanche 30 octobre 2016

Trafiquants d'âmes 1-3.01

3

Chaque matin, la fenêtre m'attirait à son rebord où des grains de poussière clignaient des yeux entre deux respirations du vent. Mon regard plongeait alors dans le vide et se laissait tomber, avant de s'écraser cinquante mètres plus bas. La première fois, la chute avait été violente et avait failli avaler mon corps, mais des mains de squelettes m'avaient basculée en arrière et m'avaient aidée à retrouver mon souffle, perdu quelque part dans le ciel, bleu. Durant ces trois jours, ou quatre peut-être, j'avais appris à dompter la vue vertigineuse, et ce matin-là, l'immense plaine de sable ocre s'offrit à mon regard sans que celui-ci ne vacille ou ne s'échappe.
— C'est le désert des Âmes Perdues,
m'avait dit Tom. Il avait d'une pichenette lancé vers le ciel son mégot qui avait aussitôt disparu, aspiré par le vide et l'altitude.
— Le désert des Âmes Perdues,
j'avais répété, et l'écho de ma propre voix avait rétréci l'espace entre mes yeux et les dunes veinées de chemins malléables. Ce nom avait résonné dans le ciel comme un exorcisme, vade retro putain de vertige !
La brise envoya contre mon visage ébouriffé des bouts de ciel bleu que j'inspirai. Dans mon corps, ils s'emparèrent de la fatigue et la crachèrent, bye bye petits morceaux de sommeil, de courbatures et de traces d'oreiller sur la joue.
— Tu as meilleure mine.
Je sursautai. Derrière moi s'était rapproché Tom, qui, du haut de son squelette, m'envoya un sourire. Doux. Comme à son habitude. Maria-Magdalena lisait, allongée sur son lit. Peut-être nous regardait-elle, cachée derrière son livre — un recueil de poésie, il me sembla. Depuis qu'elle m'avait plaquée au sol, je n'avais plus entendu le son de sa voix. J'avais dormi beaucoup, certes, sans doute parlait-elle à Tom pendant que le sommeil me chantait des berceuses ; mais lorsque j'étais éveillée, elle ne s'adressait à lui que par des hochements de tête, des froncements de sourcils, et parfois, des onomatopées. Souvent elle quittait la chambre, et Tom restait avec moi comme s'il devait veiller sur mes longues heures de sommeil, me protéger de mes rêves et m'empêcher de me laisser happer par le vide.
— Je crois qu'il est temps.
De sa main, il effleura mon épaule qui, malgré moi, tressauta sous le contact étrange de ses os en un mouvement si infime cependant qu'il ne s'en aperçut pas.
— Temps pour quoi ?
— De quitter ce trou à rat,
feula Maria-Magdalena. Puis, dans un mouvement félin, elle jeta son livre sur le lit à côté du sien — le quatrième lit, inutile, sans parure, sans corps endormi, sans souvenir du dernier rêve.
— Tu t'en occupes, Tom. J'ai d'autres chats à fouetter.
Elle quitta la chambre et balança un « Ciao ! » qui se cogna sur la porte qu'elle claqua derrière elle.
« Elle est bien agressive, la petite teigne », s'écarquillèrent mes yeux ; « elle n'est pas méchante, tu verras », se haussèrent les épaules de Tom dont les os craquèrent puis tintèrent en retombant.
— Prête à découvrir ton nouveau monde ?
— Avec ce pyjama tout rapiécé et deux fois trop grand pour moi ? Pieds nus ?
— Ne t'inquiète pas. Tu ne seras pas la seule. C'est la tenue officielle de chaque nouvel arrivant. Allez, viens. Tout se passera bien.


dimanche 23 octobre 2016

Trafiquants d'âmes 1-2.03


— Tu lui as fait peur, avec ton squelette idiot.
Puis elle s'adressa à moi d'une voix apaisante mais pressée d'en finir.
— Tom n'a pas de chair, il n'a pas de peau. Tu peux me croire, ça m'a surprise aussi quand je me suis réveillée, là, sur ce lit en face du tien. Je lui ai foutu mon poing dans la figure, la première fois que je l'ai vu : son crâne a fait un tour complet et ses os en craquent encore, n'est-ce pas Tom ? (il acquiesça d'un hochement de tête) Mais c'est un type bien, personne n'a mieux veillé sur toi que lui, depuis que tu es ici.
— ... ? ... (aucun son ne put sortir de ma bouche, peut-être les hurlements avaient-ils brisé ma voix, ou étaient-ce mes lèvres encore tremblantes qui n'arrivaient pas à former de mots)
— Depuis quelques jours. Ne le regarde pas comme ça, tu finiras par le vexer.
En quelques pas feutrés, le squelette s'approcha du lit et chuchota quelques mots à l'oreille de Maria-Magdalena qui lui céda sa place. À contrecœur, disait son air renfrogné tout en s'écartant.
— Tu n'as pas à avoir peur de moi, Lauren.
Il posa ses doigts squelettiques sur mon bras et un frisson sur ma peau. Ses os froids réveillèrent le cri de terreur que les gifles et les mots de Maria-Magdalena avaient apaisé. Mes deux jambes s'extirpèrent de la couette et repoussèrent le monstre avant de toucher le sol. M'échapper. La porte. Maria-Magdalena la bloquait, imperturbable. Je fonçai sur elle. Elle ne bougea pas. Elle ne bougerait pas. Alors je la chargeai, la tête en avant, mais elle esquiva d'un pas de côté, m'attrapa la taille d'une main, les cheveux de l'autre, me décocha un coup de pied dans les genoux et me plaqua au sol face contre terre. Sa poigne maintenait fermement mon bras gauche derrière mon dos. Ne pouvant me débattre, je hurlai, mais lorsque j'inspirai, de la poussière s'immisça dans mon cri et l'étouffa. Des larmes piquaient désormais mes yeux. Petite teigne.
— Ce n'était pas la peine de jouer les brutes, elle n'aurait pas été bien loin.
— Elle est terrorisée. Elle aurait pu se perdre.
— Lâche-la, tu veux ?
Elle obéit. Son étreinte se desserra. Je voulus me relever mais mes muscles endoloris refusèrent de me porter. Toute force avait quitté mon corps et s'écoulait entre mes cils, creusant sur mes joues toutes les questions restées jusque-là sans réponse ; où étais-je, qui étaient-ils, ma vie était-elle restée suspendue sur le fil de la lame de rasoir comme les gouttes écarlates et épaisses qui en souillèrent le métal ? Maria-Magdalena m'assit contre la porte et s'accroupit en face de moi. Une main se posa sur mon genou ; l'autre main, d'un geste dont la douceur contrastait avec la violence de son placage au sol, dégagea les cheveux humides qui collaient à mon visage pour les glisser derrière mes oreilles. Son regard sombre s'immisça entre mes larmes.
— Lauren. Tu es morte. Tom est mort. Je suis morte. Nous sommes tous morts. Nous aussi, nous avons traversé un désert de cauchemars et de solitudes, nous aussi nous nous sommes réveillés ici, perdus, terrorisés. Je pourrais pas te dire où nous sommes, car je suis sûre de rien ; disons que nous sommes dans une sorte d'au-delà.
Tout mon corps s’effondra contre Maria-Magdalena qui le serra très fort, si fort que je perdis conscience.
Des rêves ont dansé autour de moi, prenant la forme des créatures fantasmagoriques qui ont, un jour, peuplé mon existence pour n'y laisser qu'une trace marquée de tristesse dans ma mémoire. Une invitée surprise fit irruption dans cette fête, comme si elle avait choisi, entre deux portes, la mauvaise, celle qui ne la mènerait pas vers un amour perdu. Une bouche invisible murmura son prénom. Camille. Ses yeux bleus qui m'étaient inconnus comprirent leur erreur, mais, plutôt que de s'échapper de la ronde de mes souvenirs, ils me racontèrent l'histoire de sa disparition et de la grande affliction qu'elle avait causée. À ses cils des larmes se suspendirent comme les mots à ses lèvres.
Une plume bleue illumina l'obscurité d'une pièce sans fenêtre ; elle voletait, papillonnait au gré d'un vague courant d'air venu de nulle part et refusait de se poser contre les obstacles qui, dans l'ombre, étouffaient les murs du sol au plafond.
Une main noire de suie s'en empara, et un visage au regard bleu se pencha sur la paume ouverte où la plume, presque fluorescente, frémissait sous les larmes qui lui coulaient dessus. Des lèvres se rapprochèrent, et, dans un souffle, la chassèrent. La plume, imbibée de l'alcool triste de ses yeux, tituba, puis s'effondra sur le sol dans un tel fracas que je tressautai dans mon sommeil.
Camille.

dimanche 16 octobre 2016

Trafiquants d'âmes 1-2.02

J'ouvris les yeux. Enfin. Mais je ne vis rien. Seule la lumière, orange mais violente, s'imprima sur ma rétine atrophiée par le souvenir de l'obscurité que je croyais ne jamais pouvoir traverser. Mes paupières défendirent mes yeux en battant des cils farouches. Se dessinèrent autour de moi des silhouettes sans contour. Floues. L'une fit, sembla-t-il, signe à l'autre de s'éloigner. Elle s'éloigna.
La main sur mon front continua son geste rassurant, tandis que le bras, plaqué sur mon ventre et écrasant mon corps contre — contre quoi ? — contre un matelas, sans doute, détendit sa pression afin de me laisser respirer sans entrave.
Je respirai. Je toussai un peu. Mes poumons réapprirent à se soulever, à se gonfler d'odeurs de vanille, d'après-rasage musqué, de dentifrice mentholé, de cigarettes aussi. Du souffre de l'allumette que l'on frotta et que l'on abandonna à sa lente consomption dans un cendrier.
Peu à peu, des boucles brunes s'enfuirent du flou qui entouraient la silhouette près de moi ; je distinguai bientôt des yeux, un nez, une bouche fermée sur un sourire prêt à s'envoler.
— Bonjour, Lauren.
J’essayai de m'asseoir. Mon corps dormait encore ; des fourmis dansaient dans mes jambes et mordaient mes articulations.
— 'jour...
Ma voix s'éleva faible, presque inaudible. Mais la femme répondit quand même aux questions que je posai en silence : peut-être des points d'interrogation sillonnèrent-ils mes joues.
— Maria-Magdalena. L'autre zigoto, c'est Tom.
Tom. Où était-il ? Se cachait-t-il ? Mes yeux le cherchèrent dans la pièce, mais ne trouvèrent que trois autres lits, une grande armoire encadrée par deux fenêtres ouvertes, une table autour de laquelle étaient assises quatre chaises. Les murs m'intriguaient. Des pierres qu'une lumière crépusculaire peignait de rouge clair, d'ocre ou d'écru sombre, les grimpaient dans un désordre presque harmonieux.
— Oh, il est parti, il reviendra, quand... quand tu seras prête.
Prête ? À quoi ?
Mais où étais-je ?
Un hôpital ? Non. Pas de blouse blanche, une chambre meublée de bric et de broc, une ambiance bien plus étrange qu'aseptisée. Une lumière bien trop douce.
Je regardai mon poignet. Vierge. De toute trace de la lame de rasoir qui l'avait entaillé. Dans mes souvenirs. Dans la baignoire où j'avais regardé mon sang se déverser sur le carrelage, mes yeux s'éteignant peu à peu jusqu'à me laisser dans le noir. Mais alors —
Je suffoquai. Me débattis contre cette femme qui me maintenait fermement. Ses mains broyaient mes bras, son cri « Tom ! » broya mes tympans. Une porte s'ouvrit, un squelette entra. Un squelette. Blanc. Comme les os qui composaient ses bras, ses mains, ses doigts ; comme ses côtes harnachées à une colonne vertébrale au bout de laquelle se dressait un crâne. Blanc comme mes yeux qui tournèrent dans leur orbite jusqu'à ce qu'un voile me brouille la vue et l'esprit.

Blanc comme le lit de ma petite chambre où des voilages s'emmêlent les pinceaux roses et bleus devant la fenêtre entrouverte. Par terre, un minuscule violoncelle nargue trois poupées blondes dansant autour d'un pupitre. Quelques livres qui emprisonnent des princesses à dormir debout entre leurs pages, se sont échappés de l'étagère et racontent des histoires à la dizaine de crayons qui s'éparpillent sur des coloriages. Sur le bureau, un cahier apprend les tables d'addition et un stylo écrit des lignes de a, de b, de A et de B, de ba et de BA.
Un visage effleure le mien qui repose sur l'oreiller où des chatons courent après des pelotes de laine alors qu'une main caresse mes boucles brunes emmêlées. Des lèvres aux joues piquantes déposent un baiser tout doux, presque furtif sur mon front. L'odeur âcre de la cigarette à peine éteinte fleurit dans mon nez et j'éternue, une, deux, trois fois. Il me tend un mouchoir et m'aide à souffler sur les pétales de pâquerettes qui y poussent, un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout.
— Tu m'aimes ?
— Je t'aime.
Il attrape le nounours au pied du lit et le couche tout près de moi pour qu'il veille sur mon sommeil. Je serre la peluche dans mes bras et laisse son museau dépasser car, du haut de mes six ans, je crois encore qu'il me protège la nuit.
— Bonne nuit mon ange.
Ses yeux aux iris tristes se détachent de moi.
Et de ce qu'il lui reste de tête.
Un ver de terre serpente dans son oreille et des cancrelats respirent de sa bouche. Il se lève, éteint la lumière et se tourne vers la porte. Au milieu de son crâne, une plaie béante hurle à la mort dans un bain de sang séché.

Et je hurlai dans un bain de lumière orange. La brune au-dessus de moi m'envoya une gifle, mais je hurlai encore, alors elle m'en envoya une seconde. La sale petite teigne. Le squelette jura, « putain Maria-Magdalena ! », mais il n'eut pas à la retenir de me frapper une troisième fois, car malgré mes joues meurtries qui remplirent mes yeux de larmes, je me calmai, et elle rengaina sa main. Ses yeux, eux, étaient toujours armés, « tu hurles, tu t'en prends une autre », me prévenaient-ils entre deux battements de paupières sur des pupilles aussi noires que profondes. 


jeudi 13 octobre 2016

Trafiquants d'âmes 1-2.01

— 2 —


« Elle se réveille ! »
« Enfin ? »

(une odeur de tabac consumé me pique les lèvres, entrouvertes ; je crois qu'il s'en échappe un cri mais seul le silence s'en évapore)

« Oui, elle s'agite. »

(une branche de l'arbre encercle mon poignet, puis une autre emprisonne ma taille)

« J'arrive ! »

(des spasmes convulsent mon corps, l'arbre me retient prisonnière entre ses racines ou ses branches comme des ronces, des épines s'enfoncent dans ma peau)

« Du calme, du calme ! »

(un parfum vanillé effleure mes narines et ma joue aussi)

« Il faut ouvrir les yeux, maintenant, Lauren.  »

(une lumière orangée s'immisce entre mes paupières à peine écloses. Mes cils tremblent — de froid ? Non, la température est douce ; de peur ? Peut-être. L'arbre — l'arbre a des bras, des mains et des ongles ; il m'enserre mais sa voix est douce, tantôt féminine, tantôt masculine, tantôt à gauche, tantôt à droite, grave, mais douce)

« N'aie pas peur, nous sommes là pour t'aider »

(et cette voix a des cheveux qui glissent dans mon cou alors que sa main libère mon bras et éponge mon front)

« Allez, un peu de courage, Lauren, on ouvre les yeux »

(celle-ci fume, tousse puis s'éclaircit sur mon prénom, mon prénom, comment le connaissent-il ? Mais où suis-je donc ?)

vendredi 7 octobre 2016

Trafiquants d'âmes — Roman (fini !!)

PARTIE 1

— 1 —

Je me suis réveillée. 

Après avoir gravi et dévalé des milliers de collines désertiques, je me suis enfin réveillée. 
Mon voyage a duré quarante ans — ou quarante jours : je ne sais plus. Les collines couraient les unes après les autres sans jamais se rattraper, et sous cette nuit qui ne finissait pas, elles se ressemblaient toutes, peut-être étaient-elles toutes les mêmes. Peut-être n'y avait-il qu'une seule colline tournant sur elle-même à l'infini, encore et encore. 
Pourtant, j'ai dessiné des croix comme autant de cicatrices dans la terre rugueuse, des flèches aussi, par ici je suis venue, par là je vais, mais jamais je ne revis ces traces.
La lune aussi fine qu'un cil veillait sur mon errance sans jamais ouvrir l'œil ; aucun nuage ne troublait le sommeil du ciel, et la poussière ne se soulevait que sous mes pas. J'invoquais la pluie et le vent, rien qu'une goutte d'eau, un souffle, un infime mouvement, mais seul le silence me répondait, figeant même les étoiles et leurs constellations. 
Je ne savais pas pourquoi je traversais ce désert ou ce que j'y cherchais, peut-être même que je n'y cherchais rien. Je marchais, animée par un irrésistible besoin d'avancer que rien n'ébranlait, ni l'absurdité de la nuit, ni les écorchures sous mes pieds. 
Après des heures et des heures à parcourir les collines, la fatigue couchait mon corps noueux contre les cailloux. Je me roulais sur le côté, les coudes serrés contre la poitrine, les genoux recroquevillés sous le menton et la tête cachée dans les mains. Je fermais les yeux. Des milliers de rêves m'assaillaient comme autant de souvenirs d'une vie antérieure, et des bribes de mon existence parfois oubliées m'arrachaient de mon sommeil dans des cris arides. 
Je me réveillais allongée sur le dos, les bras en croix, le visage creusé par les larmes, des frissons collés à ma peau, des sanglots plein les cheveux, des cailloux plein les yeux, de la solitude plein le ventre. Et le seul bruit que j'entendais était celui de mes dents qui s'entrechoquaient. 
Au début de mon enfermement dans ce cycle infernal, afin d'y échapper je me frappais la tête contre le sol rocailleux et me taillais les veines avec les pierres les plus acérées ou avec ces dents qui me rendaient folle à force de s'entrechoquer encore et encore. Jusque dans mes rêves. Puis je restais couchée sans me lever et ne faisais rien d'autre que dormir, me réveiller, pleurer, mordre mes poignets, écouter le claquement monotone de mes dents les unes contre les autres. Plusieurs fois, mes mains ankylosées s'escrimèrent à les extirper pour faire taire ce cliquetis qui tonitruait dans mon crâne comme un engrenage enraillé. En vain. 
Il n'y avait rien à faire. Marcher, se coucher, dormir, rêver, marcher, se coucher, dormir, rêver, encore et encore. Accepter de ne plus réfléchir, de ne plus poser de questions assourdissantes, accepter de n'être plus rien qu'un corps nu sous la nuit poussiéreuse et froide. 
  Mes dents se reposèrent enfin. 
Je continuais d'avancer, le nez dans les étoiles, les yeux dans les constellations qu'elles esquissaient et affinaient au fil des nuits. Dans le ciel, Emma la blonde aux yeux scintillants tournait le dos au revolver de Lucas le ténébreux, l'ouïe d'un violoncelle partageait une étoile avec une clef de fa, quelques lames de rasoir découpaient à la craie les veines d'un tableau noir. 
Assise au milieu des cailloux, je les assemblais afin de dessiner non plus des flèches inutiles, mais les cheveux blonds d'Emma, les yeux bruns de Lucas, une portée murmurant une à une les notes d'une suite de Bach, le revolver dont je tournais le barillet sans jamais appuyer sur la gâchette, et sur l'ardoise, le portrait de ma mère morte bien trop jeune et qui était belle à en rêver des nuits entières. 
Je marchais, encore et toujours, lorsque mon pied droit toucha la douceur d'un brin d'herbe. Je me baissai. Épanoui au milieu de nulle part, il défiait l'obscurité de son vert éclatant. Ma main l'effleura : un frisson dégela mon sang. La brindille m'invita à dormir près d'elle et me murmura d'une petite brise des berceuses qui chassèrent mes rêves.
A mon réveil, un lit vert m'accueillit. Presque enthousiaste, je repris l'ascension des collines. Elles arboraient maintenant une pelouse encore sèche mais douce sous les pieds. Bientôt j'assistai à l'éclosion de coquelicots dont les corolles rouges parsemaient la terre comme des cœurs qui battaient à nouveau. L'herbe grandissait et caressait mes talons, puis mes chevilles, bientôt mes mollets.
Au loin, une silhouette fantomatique me saluait, bienveillante. J'accélérai. Désormais, le noir du ciel s'estompait, balayé par la brise d'une aube rose, et la rosée chatouillait mes pieds. La silhouette se rapprochait, se précisait, et bientôt se dessina une des branches aux multiples ramifications d'un arbre dont je ne voyais même pas le tronc. Un arbre. Il m'abriterait à son pied et protégerait mon sommeil de mes rêves les plus dangereux. La fatigue m'envahit. Mes jambes cessèrent de me porter. Mon corps s'écroula. Courbaturé comme si j'avais marché des jours, des mois, des années entières. Je m'endormis d'un épuisement sans rêve ni cauchemar. Au-dessus de moi, le soleil levant se partageait le bleu du ciel avec les branches tortueuses de l'arbre.