jeudi 26 janvier 2017

Trafiquants d'âmes 1-7.02


Je sursautai et ouvris les yeux. Assis sur son lit, Tom fumait sa première cigarette ; Caleb repoussait la couette qui l'étouffait, et Maria-Magdalena se coiffait, le visage face à la fenêtre ouverte. La brosse courait dans sa chevelure noire et épaisse et séparait les boucles qui s'emmêlaient jusque dans la moitié de son dos. Un parfum de shampoing à la vanille, aussi gracile qu'une plume, papillonna au-dessus de ses cheveux, puis, en quelques battements d'ailes, vint me caresser le nez.
— Je... je dors encore ?
D'un sourire, Maria-Magdalena m'assura que je ne dormais pas. Tom me salua d'un « bonjour » enfumé. Je leur demandai où était le chat. Maria-Magdalena l'avait cherché partout, sous les lits, sous l'armoire, mais il avait disparu, malgré la porte fermée et la fenêtre ouverte sur le vide.
— C'est étrange... J'ai rêvé de lui cette nuit. Je l'entends encore me dire « cherche le détective privé ». J'en frissonne encore !
Tom se leva brusquement — sa chaise se balança quelques secondes avant de retrouver son équilibre — et s'approcha de la fenêtre où il cracha sa cigarette.
— Le chat t'a dit « cherche le détective privé » ?
— Je sais bien qu'il ne s'agit que d'un rêve, mais c'était tellement réel ! Cette voix, ces sensations, ce goût de terre dans ma bouche...
— « Cherche le détective privé » ?
Maria-Magdalena soupira et jeta, agacée, sa brosse au milieu de ses affaires.
— Tu es sourd Tom ?
— Non, mais... La coïncidence est frappante. Je suis détective privé.
Désormais, tous les trois me dévisageaient, et dans leurs yeux ébahis, le doute se mêlait à la crainte, ce qui donnait une jolie teinte noire éclatante aux iris de Maria-Magdalena et de drôles de fossettes sur les joues à peine éveillées de Caleb.
— Tu le savais, que j'étais détective, n'est-ce pas ?
— Non, Tom.
— Sans compter que tu rêves de Camille...
— Pas vraiment, disons qu'elle fait des apparitions fugaces dans mes rêves.
L'inquiétude faisait trembler leur voix et s'agiter leur corps. Ils parlaient de moi comme si je n'étais pas dans la même pièce qu'eux, comme si je ne respirai pas, moi aussi, ce parfum de crainte moite, mais pourquoi fait-elle ce genre de rêve, pourquoi Camille visite ses nuits, et ce chat, pourquoi lui demande-t-elle de chercher le détective privé ? Je criai. Ils se turent.
— Je ne sais pas pourquoi je rêve de ta Camille, je ne sais pas pourquoi le chat me parle, je ne sais de quoi tu t'es vengé –
Avant que Maria-Magdalena n'explose — ces yeux me disaient déjà de me mêler de mes affaires et d'aller voir ailleurs si elle y était, en des termes autrement moins polis — et que Tom ne s'effondre, Caleb calma tout le monde simplement en s'éclaircissant la voix. Son intervention nous surprit. Tom s'assit sur une chaise et alluma une cigarette ; Maria-Magdalena, nerveuse et fuyante, se dirigea vers la porte mais Caleb lui barra le passage.
— Ne pars pas, Maria, on doit tirer ça au clair. D'accord, tu fais des rêves étranges, Lauren, mais toi, Tom, tu as vu ton squelette ? Bizarre aussi, non ?
Il farfouilla derrière son dos et en ressortit un plateau plein de viennoiseries qui furent accueillies par notre étonnement muet.
— Et moi, je veux des croissants, et hop, j'ai des croissants sortis d'un sac à dos imaginaire, bizarre, n'est-ce pas ? Et toi, Maria, dis-nous tout, révèle-nous ton secret !
— Ne me regarde pas comme ça, tu veux ? Pour qui tu te prends ?
— Oh, ce regard sombre qui fuit ! Tu as quelque chose qui cloche, comme nous tous, n'est-ce pas ?
— Fous-moi la paix.
Nous la questionnions tous de nos yeux fixés sur son visage où ses joues se piquaient de façon presque imperceptible d'un rose timide.
— Je vous en pose moi, des questions ?
« Le retour de la petite teigne », pensai-je, sans le vouloir, à voix haute.
— Bon, d'accord, il y a peut-être quelque chose. Je pratique les arts martiaux depuis toute gamine, mais ici, j'ai l'impression que mes réflexes sont décuplés. Je n'ai jamais été si... forte et douée.
Caleb s’esclaffa.
— Voilà, on a notre super-héros ! Je t'assure, Maria, c'est bizarre, un super pouvoir. En tout cas, ce n'est pas normal.
La tension s'était maintenant échappée par la fenêtre, et Caleb nous offrit un délicieux petit déjeuner qui acheva de nous détendre. Il nous assomma à coup de pains au chocolat et de croissants, et nous noya dans du café et du chocolat chaud.
Caleb et Maria-Magdalena nous laissèrent. Ils avaient tout deux donné leur parole aux commerçants du marché noir, l'un pour attirer et divertir les passants, l'autre pour faire fuir ou attraper les voleurs. Tom alluma une autre cigarette.
— Tu fumes pas un peu trop, toi ?
— Tu as peur pour mes poumons ?
Il écrasa le mégot dans le cendrier et s'excusa : lui aussi avait des engagements. Il claqua la porte derrière lui.
Je me retrouvai encore seule, dans cette chambre étroite qui allait être mon foyer pour très longtemps. Une des fenêtres était ouverte et laissait entrer l'air frais du désert. Son infinité attirait l’œil qui s'abandonnait dans chaque grain de sable, et s'y perdait. Les dunes s'évaporaient sous la brise tranquille qui ne se lassait pas de les coiffer. Elles avaient la même couleur aveuglante que les cheveux d'Emma, les mêmes courbes aussi, douces, régulières, insaisissables.
— Allez, Lauren, viens !
Elle court sur le sable, sa peau est dorée, ses cheveux sont mouillés et ses lèvres couvertes de sel. Son maillot ressemble à celui qu'Ursula Andres porte contre Dr No ; il ne lui manque plus que le couteau à la ceinture. Et moi je suis sa James Bond, auquel il ne manque plus que le permis de tuer. Et encore... Je somnole sous l'ombre bienveillante du parasol qui résiste aux multiples coups affligés par un soleil haut et violent. Elle me rejoint. Ses yeux scintillent sur son visage qui goutte dans mon cou. Sa main attrape mon poignet, mais je lui résiste.
— Plus tard, il fait encore trop chaud.
— Justement, l'eau est bonne, ça te rafraîchira.
— Pas question, le soleil cogne trop fort.
— Si tu veux, je te tartine de crème.
Elle caresse machinalement ma jambe de ses doigts ruisselants, puis elle s'allonge près de moi, dans le sable, sans se sécher.
— Merci, mais non, j'ai horreur de la crème solaire. Sa consistance, son odeur...
— Mais quelle snob tu fais ! Tu es toute blanche, un peu de soleil ne te ferait pas de mal.
Elle pose son bras sur le mien. Le contraste est frappant, sa peau est d'or, la mienne est d'argent.
— Je ne bronze pas, je prends des coups de soleil.
— Oh, ne te vexe pas !
Elle se relève, le dos couvert de sable, pose un baiser salé sur ma bouche et court plonger dans l'eau. Elle nage comme une sirène, athlétique.
Comme nage dans le sable, au loin, les ombres du chat et de la salamandre, si minuscules que peut-être les ai-je imaginées.

Trois coups, un long, deux courts, frappés contre la porte m'arrachèrent du désert et soufflèrent sur les grains de sable qui s'étaient immiscés dans ma tête. Mes yeux avaient encore le goût de l'or et mes lèvres celui du sel.
— Entrez !


vendredi 13 janvier 2017

Trafiquants d'âmes 7.01


7


Miaou !
Alors que je creuse, le chat me tourne autour et joue avec la ceinture de mon pyjama. La terre crisse sous la pelle puis glisse et craque quand je la jette hors du trou. Un arbre me cache les étoiles, mais je sens sur moi le regard scintillant d'Emma la Blonde et l’œil ténébreux du revolver de Lucas. Je grelotte, pourtant je transpire : creuser me réchauffe. La pelle va et vient, crisse, glisse, craque, crisse, glisse, craque, et de la corne se forme sous mes doigts, et de la poussière s'introduit dans mes pores.
Miaou !
Le chat gratte la terre avec frénésie et y déterre une salamandre. Ils se crachent dessus, se courent après, sortent de la fosse, y reviennent, ignorent ma pelle, tournent autour de mes jambes, nues. Je suis nue, recouverte de terre, je deviens la terre, et je creuse, la pelle va et vient, crisse, glisse, craque, crisse, glisse, craque, et des vers de terre s'entortillent, et l'amas de terre devient une sorte de golem qui n'attend que mon ordre pour se mettre enfin en marche.
Miaou !
Le chat se plante devant moi, la salamandre joue avec la pelle, la mordille, saute dessus, et l'empêche de creuser. Je la retire de la terre, et la brandis pour me débarrasser de l'amphibien, mais leste et agile, il court vite et évite chaque coup. Le chat, excité par ce drôle de jeu, bondit partout, sur mes épaules, au fond du trou, sur le tas de terre qui s'effondre et enterre mes pieds.
Miaou !
Le chat grimpe sur l'arbre qui n'est plus un arbre mais une immense pierre tombale, de 36 étages exactement, 36 étages d'épitaphes, Ci-gît mon bon papa qui se complaisait dans le chagrin, Ci-gît ma petite maman inconnue fauchée bien trop jeune et bien trop belle par un sombre inconnu, Ci-gît Lucas le ténébreux qui aimait les jeux dangereux, Ci-gît Maria-Magdalena qui s'est brûlée en mangeant une vengeance bien trop chaude, Ici gît Camille –
— Non, ça ne me regarde pas !
Je hurle et balance ma pelle contre la pierre tombale qui n'est pas si grande après tout, et le chat se jette dessus et crache pour attirer mon attention, il se lèche le cul sous le regard amusé de la salamandre à qui il envoie un coup de patte bien placé sur le haut de sa tête visqueuse d'amphibien.
« Miaou ! Je ne me lèche pas le cul, tu rêves ma petite fille. »
Le chat parle comme si miauler n'était plus assez bien pour lui et il m'appelle petite fille parce que je suis une petite fille et je suis dans mon lit et des dizaines de Oui-Oui roulent sur mon pyjama avec leur petite voiture jaune et bleue et rouge, et mon nounours me protège de la nuit effrayante et du chat et de la salamandre qui se battent gaiement sur la couette rose qui aurait été bleue si j'avais été un garçon mais qui est rose parce que je suis une petite fille.
« Miaou ! Ne te réveille pas, ma petite fille, dors ! »
Et je dors. Le nounours qui a peur s'agrippe à moi, il a peur de la nuit, il a peur du silence, il a peur du chat, ce n'est pas normal un chat ici, mais après tout, qu'est-ce qui est normal et qu'est-ce qui ne l'est pas en ces lieux, et puis, de toute façon, il ne va pas nous tuer, ça c'est sûr, et j'ai la tête qui tourne, je veux me réveiller, je veux juste me réveiller.
« Miaou ! Je te préférais quand tu creusais, ma petite fille ! »
Alors je creuse, mais je ne suis plus une petite fille, je suis une femme maintenant, et je creuse la tombe des gens que j'ai aimés, qui m'ont aimée, et j'écoute le chat qui parle, comme s'il était trop snob pour miauler encore. Il me semble que la salamandre parle aussi, à moins que ce ne soit le sifflement du vent dans les branches des arbres alentour.
« Miaou ! Alors comme ça tu as vendu ton âme, ma toute belle ? Et à qui as-tu vendu ton âme ? À qui as-tu cru vendre ton âme, ma toute belle ? »
La salamandre s'y mêle et arrête de jouer avec la pelle et avec la terre et avec les vers de terre et susurre d'une voix mesquine et fluette « oui, parce que c'est bien beau tout ça, mais ça fait des siècles que je ne les achète plus, les âmes, petite fille ».
Et je suis de nouveau une petite fille, allongée dans mon lit. Je grelotte. Le nounours s'est caché sous le lit. Je crois que je crie, mais si mon papa ne vient pas c'est que je ne crie pas. Le chat avance à tâtons sur la couette qui perçoit à peine le mouvement, approche la tête de la mienne et la glisse dans mon cou.
« Miaou ! N'aie pas peur, ma toute belle, ma petite fille. »
Quelque chose tourne autour de ma jambe. Je suis terrifiée, c'est froid et visqueux, ça glisse sur mon corps. C'est la salamandre qui s'extirpe de sous la couette et qui me mordille l'oreille.
« Je te trouve bien gentil, le chat, mais avec ces histoires d'âmes qui s'envolent, se perdent, s'achètent, se vendent, je te raconte même pas la panique ! »
Le chat crache vers la salamandre qui recule de quelques centimètres, puis il frotte ses moustaches contre mes cheveux, renifle mes yeux, lèche mon nez.
« Miaou ! N'aie pas peur, ma petite fille, trouvez vos âmes, et rendors-toi ma toute belle, tu rêves. »

« Miaou ! Cherche le détective privé ! »
Je poussai un cri inaudible qui me réveilla dans la lumière bleutée de la chambre. La nuit avait soufflé sur mes rêves qui s'étaient envolés, légers comme des plumes bleues.
« Miaou ! Cherche le détective privé ! »
Des plumes bleues décrivaient des tourbillons lents dans le souffle de la nuit, et le chat, rapide et agile, les chassait en de multiples bonds.
Ici gît Cami –
« Miaou ! Tu dors encore ma toute belle, il est temps de te réveiller ! »

mardi 10 janvier 2017

Trafiquants d'âmes 1-6.02


Elle m'entraîna tout au bout du Boulevard de la Mort où se tenait un autre marché noir moins fréquenté car plus cher. On y trouvait des vêtements pas trop rapiécés, des bouteilles d'alcool presque pleines et des objets en bon état. Quelques bancs se faisaient la discussion, entourés de petits arbustes qui constituaient la seule végétation que j'avais vu jusque-là. Elle m'invita à m'asseoir et à observer.
— Tu vois le grand type avec les lunettes de soleil, avec son bâton à la main ? Il traque les voleurs. Ah, tiens, voilà son associé, avec le gros pull rouge, qui porte une batte de base-ball. La femme, là-bas, qui traîne un sac poubelle plein à craquer ? Elle ravitaille les commerçants, une sorte d'intermédiaire entre eux et ceux qui récupèrent la marchandise. Me demande pas d'où ils la sortent, la marchandise, j'en ai aucune idée. Si un jour tu veux du whisky, ou des cigarettes, adresse-toi à Jack, il ne quitte jamais son chapeau et son veston. Pour des vêtements, c'est plutôt José et Marco qui s'en occupent, les deux pipelettes là-bas. Boris, le type en chemise blanche et aux cheveux gominés peut te procurer des livres. À côté, son pote, Vladimir, le gars à la veste en cuir déchirée, vend des vinyles et des CD. Pour le matériel, faut voir Émile, le type grisonnant en cravate, à gauche. Il vend même parfois, plutôt rarement, des vieux gramophones mécaniques. Hors de prix. Nos deux jobs, à Tom et à moi, ne suffiraient pas à nous l'offrir avant quelques années !
— Tom a un job ?
— Tom, il a eu un coup de bol quand il est arrivé. Si on peut appeler ça un coup de bol. Étant donné son... état, du jamais vu apparemment, il a eu le droit à une petite prime d'invalidité. Il a acheté quelques bouquins à Boris et les loue à ceux qui ont pas les moyens ou l'envie de les acheter. Ça rapporte pas beaucoup, mais c'est toujours mieux que rien. De toute manière, être riche ici, ça veut plus rien dire. Faut pas croire que je traque les voleurs à la sauvette pour m'enrichir. Ça m'occupe. Ça tue le temps. Et toi, que vas-tu faire, pour tuer le temps ?
— Moi ? Je ne sais pas vraiment, je ne sais pas faire grand chose.
— Qu'est-ce que tu faisais, comme métier ?
— Violoncelliste.
— Violoncelliste ? Eh bien, va falloir que tu trouves autre chose ! Tu veux pas te mettre au ukulélé ou à la flûte à bec ? J'en ai déjà vu circuler dans les parages.
— Dis-moi, ce... marché, il n'est pas censé être interdit ?
— Je ne sais pas trop. J'ai l'impression que c'est toléré, d'avoir des trucs à soi, d'acheter des objets, de fumer, de boire, de s'habiller autrement qu'en pyjama. Faut dire qu'on s’ennuierait sinon, on deviendrait probablement fou et ingérable, surtout que personne ne sait combien de temps il restera. Enfin, sauf nous.
— Sauf nous ?
— Décidément, tu en as des choses à apprendre.
— Je n'attends que ça.
— Notre âme. C'est la clef pour quitter cet endroit. Pour aller... Dieu sait où. Sans âme, on est bloqué ici. Pour l'éternité.
Elle se leva et salua toutes les personnes dont elle m'avait parlé. On discuta un peu, on farfouilla dans le bric-à-brac des étals, elle exhiba la bourse acquise lors de sa capture du voleur et m'offrit d'acheter ce que je voulais.
— Garde-ça pour votre gramophone, à Tom et toi.
Elle sourit. « On rentre ? », cligna son œil droit. J'acquiesçai.
— Et toi, tu faisais quoi, avant ?
— Lieutenant de police.
— Ah, ceci explique beaucoup de choses.
— Comme... ?
— Le fait que tu fasses tout le temps la gueule. Oh, me regarde pas comme ça, tu sais que j'ai raison. Et ta poursuite du voleur. La façon dont tu l'as plaqué au sol.
— Ça n'a rien à voir, j'ai pratiqué le judo puis le karaté pendant des années, c'est tout.
— Lieutenant de police... Est-ce pendant ton service que –
— Tu veux bien parler d'autre chose ?
Elle se renfrogna, et ses lèvres tombèrent en un sourire inversé. Elle glissa les mains dans ses poches et son regard buta sur ses chaussures qui envoyèrent un caillou valser dans la poussière. Le silence la gênait, alors elle le suspendit à ses cordes vocales.
— J'aurais vraiment voulu t'entendre jouer du violoncelle. Ça m'impressionne, les musiciens. Je regrette de ne jamais avoir su jouer proprement du piano.
— Pianiste ?
— C'est un bien grand mot ! Ma grand-mère me forçait à jouer tous les jours sur le piano qu'elle avait acheté un bras. C'est l'organiste de son église qui m'a appris à jouer ; et puis quand il trouva que j'étais prête, il me fit jouer quelques messes le dimanche matin.
— Apparemment, ça n'a pas servi à sauver ton âme.
— Ça, c'est parce que j'ai découvert que le répertoire profane était nettement plus intéressant, au grand désespoir de ma grand-mère.

Les escaliers de l'immeuble, grâce à la présence de Maria-Magdalena, ne me jouèrent aucun mauvais tour. Dans la chambre, Tom, assis à la table, lisait un livre sous une fumée de cigarette. Il nous salua, écrasa le mégot dans le cendrier et balaya le petit brouillard avec des gestes larges de la main. Maria-Magdalena allait répondre quand la porte, que nous avions juste poussée sans la fermer poussa un crissement et s'entrouvrit.
Miaou !
Un grand chat noir fit son apparition et frotta ses moustaches contre les jambes de Maria-Magdalena. Tom maugréa, « qu'est-ce qu'il fout ici ? » dirent ces grands gestes en direction du chat.
— Oh qu'il est mignon !
Maria-Magdalena se pencha et lui tendit une main qu'il renifla. Sa petite tête se pencha et se servit de cette main pour se caresser. Elle lui gratta la tête. Il ronronnait et l'extase fermait ses yeux.
Miaou !
Mais qu'est-ce qu'il fout là ? Il n'y a que moi que ça choque ? Lauren ?
— Non, tu as raison, Tom, c'est biza –
Le chat abandonna la main de Maria-Magdalena et vint tourner autour de mes jambes.
— Oh qu'il est mignon !
Il était aussi très doux. Quatre mains le caressaient maintenant, et il ronronnait de plus en plus fort. Un bruit extérieur le figea. Caleb entra dans la chambre et eut un mouvement de recul quand il nous vit, Maria-Magdalena et moi, agenouillées face à un chat dont la présence incongrue le surprit.
— Ah, Caleb, enfin du renfort ! Qu'est-ce que fout ce chat ici ?
— Oui, qu'est-ce que ce chat fout –
Miaou !
Son miaulement ressemblait à un cri de chaton. Il se mélangea dans les jambes de Caleb et recommença à ronronner.
— Oh qu'il est mignon !
Tom se frappa le crâne, se leva et ferma la porte.
— Au cas-où il viendrait à un tigre, un lion ou un éléphant l'idée de débarquer !
Puis il attrapa le chat et l'éloigna de nous. L'animal cracha, se débattit, se libéra de l'étreinte de Tom et grimpa sur le rebord de la fenêtre. Il nous ignora et contempla le désert.
— Vous êtes complètement gagas ! Avouez que ce n'est pas normal, un chat ici.
— Ah oui, et qu'est-ce qui est normal, ici ?
Tom ne sut que répondre à Maria-Magdalena. Cependant, nous échangeâmes tous les quatre des regards étonnés, presque inquiets.
Miaou !
Le chat nous regardait, puis il se retourna, se lécha la patte à la santé du désert. J'eus l'impression qu'il souriait. Tom s'impatienta.
— On le fout dehors ?
Maria-Magdalena bloqua le passage à Tom qui se rapprochait de la fenêtre.
— Mais ce n'est qu'un petit chat !
— Petit ? Tu trouves que c'est un petit chat ? Il est énorme, oui !
— Il n'est pas énorme, il est juste... très grand. Mais ça change rien, c'est qu'un chat, pas un monstre.
— Ah oui, regarde les cicatrices qu'il a laissé sur mon squelette !
Ses côtes étaient lacérés, mais les coupures restaient superficielles.
— Faut dire que tu l'as un peu agressé. Tu as mal ?
—Non, mais –
— Alors, de quoi tu te plains ?
— Celle-là, elle m'énerve !
— Celle-là, elle t'emme –
Caleb s'interposa entre les deux et les ramena au calme d'une voix grave et sereine.
— On ne va pas se battre ; je ne pense pas qu'on puisse faire grand chose avec ce chat, regardez, si je veux l'attraper, il commence à cracher. Moi, je ne le contrarierais pas.
— Et s'il est dangereux ? Je vous répète, ce n'est pas normal, on ne peut pas le laisser là.
— Et qu'est-ce qu'on risque, à ton avis ?
— Il ne va pas nous tuer, ça c'est sûr.

La soirée fut agréable, arrosée par le whisky fourni par Caleb. Le chat dormait dans les effluves de cigarettes, affalé sur le rebord de la fenêtre dont il n'était pas descendu. Tom, inquiet, ne le quittait pas des yeux. Bientôt, la fatigue s'empara de nous et nous coucha sur nos lits. Le chat se réveilla, se leva, bailla, s'étira dans un gros dos. Avant de m'endormir, je vis une salamandre entrer par la fenêtre et s'entortiller sur le corps du chat. Celui-ci sauta sur le lit de Maria-Magdalena qui lui frotta à peine la tête avant de sombrer, sans remarquer la présence de l'amphibien, puis se jeta sur ma couette, léchouilla mon nez et se coucha en boule près de ma tête.

mardi 3 janvier 2017

Trafiquants d'âmes 1-6.01

6

Je n'avais pas pris une douche depuis au moins une éternité. Durant de longues minutes, je restais sous l'emprise de l'eau brûlante dont je n'arrivais pas à me libérer tant la mousse orangée du savon était douce pour la peau et la chaleur agréable pour le corps. Je contemplais les bulles aux senteurs de pêches qui, comme des petits miroirs à la dérive, s'échappaient de la cabine pour exploser contre le plafond jaunâtre, entraînant avec elles mes doutes et mes peurs.
De retour dans la chambre, je jetai un coup d’œil puis les mains dans les affaires de Maria-Magdalena, rangées sur une étagère de l'armoire. La brosse ne put m'échapper. J'y emmêlai mes cheveux qui ne se laissèrent dompter qu'après une longue séance de coiffage et de crises de nerfs.
Je retirai mes cheveux de la brosse et les jetai par la fenêtre. Ils flottèrent dans l'air comme une méduse étirant son ombrelle au rythme d'un cœur qui bat au ralenti, puis la brise du désert les emporta. Je rangeai la brosse à l'endroit exact où elle se trouvait, entre un flacon de parfum et une bouteille de shampoing à la vanille. À côté, un livre de poche récitait des poèmes à un crayon gris qui se prenait pour un marque-page et qui s'était faufilé entre les espaces du sommeil de Desnos. Derrière, une pince à cheveux croquait un nounours borgne et quelques barrettes refusaient de se consumer dans un cendrier ébréché. C'était là tout le trésor de Maria-Magdalena.
L'étagère du dessous devait appartenir à Tom. Un paquet de Marlboro se noyait, seul au milieu des nœuds de bois, tandis qu'une cigarette se débattait de ce naufrage et tentait de quitter le navire.
Plus bas, le rayonnage croulait sous les affaires de Caleb. Un miroir me faisait de l’œil mais je n'osais pas l'attraper de peur que tout son petit monde magique ne s'écroule.
Il y avait une quatrième étagère, vide. La mienne. J'y posai le gel-douche puis refermai l'armoire. Il était temps désormais de suivre le conseil de Caleb et de sortir de cette chambre.
Les couloirs et les escaliers étaient déserts. Le vide m'étouffait, et le plafond m'écrasait de sa lumière orange. Les marches s'effondraient sous chacun de mes pas, et l'issue des trente-cinq étages s'étherait dans un nuage de poussière. Les murs se rapprochaient, puis ils commencèrent à ployer sous le poids du silence. Un homme apparut au détour d'un virage. Tous les éléments reprirent leur place. Il se retourna à mon passage, le regard triste et perdu, puis continua son ascension. Je respirai par le ventre, deux, trois fois, les yeux fermés, inhalant le calme et soufflant l'angoisse. Plus qu'une dizaine d'étages. Je comptai les marches une à une. Une, deux, trois. Onze, douze, treize. Trente-deux, trente-trois, trente-quatre. Les chiffres les intimidaient. Elles ne s'ébranlèrent plus. Quatre-vingt-trois, quatre-vingt-quatre, quatre-vingt-cinq. Cent-cinquante-quatre, cent-cinquante-cinq, cent-cinquante-six. Je croisai une vieille dame haletante qui encourageait ses jambes lourdes de son regard vitreux. Deux-cent-dix-huit, deux-cent-dix-neuf, deux-cent-vingt et une marches qui m'accouchèrent dans l'entrée sale de l'immeuble. Dehors, le bleu du ciel me piqua les yeux mais apaisa mon corps.

Je trouvai sans peine la fameuse agence touristique, bien indiquée par des écriteaux nombreux qui m'embarquèrent de la Promenade des Désespérés jusqu'à l'Avenue des Nouveaux Venus, me firent passer en face du Service d'immatriculation devant la porte duquel se pressait une foule en pyjama, m'aiguillèrent à droite dans une Ruelle Sombre qui n'avait de sombre que le nom et me jetèrent dans une Allée des Touristes qui coupait un Boulevard de la Mort où les bâtiments, plus encore que dans les autres rues, ressemblaient à des canyons se détachant par leur poussière rouge de l'intensité du ciel bleu.
L'agence touristique se trouvait dans une petite bâtisse qui n'était pas plus haute que trois étages. Une grande vitrine m'annonça que quelques personnes seulement la visitaient. Je distinguai, tout au fond, un comptoir tenu par un géant habillé en bourreau, du même acabit que celui rencontré au service d'immatriculation. J'hésitai, puis j'entrai, évitant de m'approcher trop près du comptoir. J'imitai les quelques visiteurs qui étiraient leur bras pour y piocher de la documentation sans perdre du coin de l’œil le géant immobile, puis mes jambes se prirent à mon cou et me jetèrent dans la rue.
Sur une des brochures, un plan de la ville se dessinait au milieu du Désert des Âmes Perdues. Les autres fascicules n'étaient que des modes d'emploi des administrations. Ennuyeux et vagues, ils ne m'apprirent rien que Tom ne m'avait déjà dit. Le plan m'indiqua avec précision ma position et m'invita à avancer tout droit vers une certaine Place du Marché.
Un homme me bouscula, s'excusa et continua son chemin. Comme je levai la tête, je remarquai un rassemblement au bout de l'Allée : des discussions effrénées bourdonnèrent dans mes oreilles et des rires austères m'attirèrent à eux. Une dizaine de personnes avaient éparpillé quelques marchandises sur les pavés. Un attroupement observait, touchait, échangeait, achetait les objets qui avaient eu, pour la plupart, des vies antérieures, ici une radio dont l'antenne était brisée, là un briquet au look de pin-up effacée ou un chat en peluche aux moustaches coupées.
Devant moi, une dame qui avait acheté un pull rapiécé perdit dans la cohue ce que je crus être un bouton rouge. Je me glissai entre deux futurs clients pour le ramasser. Ce n'était pas un bouton, mais une graine, deux fois plus grosse qu'une graine de courge. Autour de moi, d'autres graines identiques voyageaient de main en main, s'échangeant contre des babioles plus défraîchies les unes des autres.
Des cris virils se mirent alors à courir derrière moi, « au voleur, au voleur ! » et heurtèrent les quelques passants qui ne s'étaient pas rabattus. Je me retournai. Un homme grand et svelte déchirait la foule de sa course rapide et effleura mon épaule de son coude. Il s'agrippait à un sac à dos déformé par diverses bricoles. Un autre homme le poursuivait, entravé dans sa course par sa bedaine et son souffle court. Sortie de nulle part, une petite furie se jeta sur le voleur, le renversa et le plaqua au sol face contre terre, les bras pliés dans le dos. Le sac à dos voltigea et explosa aux pieds des badauds en une dizaine de breloques dont un réveil qui avait arrêté le temps, un téléphone qui ne communiquait plus, des piles sans énergie. Et une pomme, bien rouge.
La furie se nommait Maria-Magdalena. Assise sur le gars, elle faillit lui casser un bras. Elle desserra la pression. L'homme grimaça, se débattit en vain. Elle se libéra une main et attrapa la pomme qu'elle mordit avec voracité, un sourire de gloire sur son visage alors qu'elle mâchait, le menton levé vers les regards fixés sur elle. La victime du vol haleta enfin jusqu'à eux, récupéra sa marchandise, essoufflée, et esquissa un coup de pied dans la tête de son voyou. Maria-Magdalena, la bouche pleine, rapide comme un chat, s'interposa. Le voleur en profita pour se relever et il s'évanouit dans la foule. L'autre homme bougonna, mais Maria-Magdalena le menaça des revolvers qu'elle avait dans les yeux. Il recula. Elle déglutit son morceau de pomme, et sans baisser ses armes, croqua de nouveau dans le fruit et savoura cette bouchée dans un sourire de vainqueur pour montrer à tous que c'était elle, le chef. Il attrapa à sa ceinture une petite bourse qu'il laissa tomber avec dédain dans la main libre de Maria-Magdalena et s'en alla.
Elle me vit, me montra la pomme, la jeta derrière elle, cracha le morceau qu'elle avait encore dans la bouche.
— Vraiment dégueu, cette pomme.