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Caleb n'avait pas tardé à investir le quatrième lit qui était
enseveli sous une masse d'objets inutiles : à côté d'un
costume noir qu'il avait étalé proprement, un jeu de carte ne
dévoilait que des as de pique, trois petits lapins en peluche se
disputaient la cachette secrète d'un chapeau haut de forme,
plusieurs paires de dés ne pipaient mot, une dizaine de foulards de
toutes les couleurs se tenaient enlacés, et des roses en plastique
poussaient sur l'oreiller à côté d'un champ de fausses pièces.
Quand il vit entrer Tom, un rire explosa sans retenue dans sa gorge,
mais ce fut avec beaucoup de sérieux qu'il attrapa sa main et se
présenta à lui, éclaircissant sa voix pour mieux débiter quelques
formules de politesse. « C'est quoi ce type ? »
me demanda le regard en coin que Tom me lança.
— Nous nous sommes rencontrés dans la file d'attente.
Nous échangeâmes nos papiers officiels où avaient été tamponnée
la sentence, « Sans Âme », criaient en grosses lettres noires nos
trois feuilles blanches, si blanches qu'elles en étaient
aveuglantes.
— Sans âme, vous aussi ? Bienvenue au club !
Maria-Magdalena entra dans la chambre sans même s'intéresser à
Caleb — alors même qu'il se rua sur elle, se présenta, lui serra
la main, déroba une rose dans ses cheveux — et me tendit un sac à
dos que son regard, noir, m'invita à ouvrir. Des vêtements. La
petite teigne m'avait rapporté un jean, une chemise et des bottes en
cuir.
Elle me tira par le bras et m'entraîna à sa suite dans le long
couloir, ouvrit une porte et me poussa dans une immense salle d'eau
carrelée de pierres grises. Une rangée de lavabos s'ancrait au
centre, et des cabines de douche grimpaient les murs jusqu'au
plafond, plutôt bas, où stagnait de la vapeur d'eau. Accoudée au
lavabo, une femme se maquillait tandis qu'une autre lui tenait un
miroir. Un homme, une serviette autour de la taille, sortit d'une des
cabines et quitta la salle d'eau en gardant son regard sur ses pieds
pour éviter tout contact visuel.
— C'est quoi, cette histoire de « sans âme » ?
Ma question lui parut si incongrue dans ce lieu humide et chaud —
à moins qu'elle ne l'ait intimidée — qu'elle me désigna le sac à
dos, les cabines, et m'ordonna d'un geste du menton d'aller me
changer. J'obéis. Enfin je ne flottais plus dans ce pyjama.
Dans la chambre, Tom et Caleb discutaient en fumant des cigarettes,
assis à la table. Ils s'extasiaient sur les formes que Caleb créait
avec la fumée. Tom essayait d'apprendre, mais toutes les bouffées
qu'il respirait s'échappaient de sa cage thoracique, comme s'il
s'enflammait. La petite teigne se saisit de la cigarette de Tom. Elle
tira dessus, puis souffla trois ronds de fumée, du plus grand au
plus petit. Le deuxième se glissa dans le premier, puis le troisième
dans le deuxième. Les garçons applaudirent. Elle rendit la
cigarette à Tom puis ouvrit la fenêtre et agita les bras pour
évacuer les nuages de tabac. Elle s'adossa sur le rebord et se
perdit dans le désert.
Caleb me dévora d'une œillade alors que je m'installais sur mon
lit ; je fis comme si je n'avais rien vu, mais Tom lui asséna
une petite tape sur le crâne. Il pouffa. Des questions tapaient à
la porte de ma bouche fermée, pourquoi « sans âme »,
quelle conséquence, que faire à présent, sommes-nous maudits, si
oui qu'est-ce que ça change, mais angoissées par les réponses
possibles, aucune n'émit le moindre son.
Les cigarettes se consumaient en silence, traçant leur route
inexorable vers le cendrier déjà rempli de mégots. Caleb s'agitait
sur sa chaise. Ce calme l'ennuyait. Il sortit alors un jeu de carte
de la poche intérieur de sa veste.
— Qui joue ? Tom ? Maria ? Lauren ?
La petite teigne ne se retourna même pas. Je regardai mes
questions, lovées sur mes ongles. Tom haussa les épaules. Caleb
fouilla une autre poche, découvrant quatre petits verres à gnôle
encastrés les uns dans les autres. Il les sépara et les fit claquer
sur la table. Puis sa main plongea dans l'intérieur de sa veste. Il
nous présenta une flasque argentée, un air de victoire sur son
visage.
— Un petit verre ?
La petite teigne se retourna. Mes questions s'endormirent. « Je
passe mon tour », dit le vide de la cage thoracique de Tom.
Caleb remplit trois verres d'un liquide couleur ambre. Nous trinquâmes. À
quoi ? À la mort, à notre âme, où qu'elle soit, quoi qu'elle
soit devenue. À nous. Caleb et Maria-Magdalena sifflèrent leur
verre, une grimace tordant leur visage.
Je commençai par humer le whisky. Au-delà de la force enivrante de
l'alcool, un parfum de gingembre me saisit le nez, et un arôme de
citron acidifia mes narines. Puis une effluve fumée m'invita à la
dégustation. Mon palais se noya dans la douceur d'une tourbe de miel
et de cacao qu'une pointe de poivre épiça en fin de bouche. Ce
goût de terre riche en limon, si dense et pourtant si fin, me ferma
les yeux de délectation. Des rires, comme un écho lointain,
s'insinuèrent dans l'obscurité de mes paupières, et, dans leur
sillon, une musique sixties en profita pour envahir mon esprit
vagabond.
J'ai les lèvres brûlantes d'un Islay 18 ans d'âge et du désir
d'Emma la Blonde, dont les yeux noirs scintillent comme deux
obsidiennes aux multiples reflets verts. Son T-shirt, à l'effigie
des Ramones qui la réveillent chaque matin avec leur Sweet little
girl, I wanna be your boyfriend recouvre à peine ses formes
cotonneuses. Ses cheveux recueillent toute la lumière pourtant
tamisée du salon, où des cartons s'éparpillent sur la moquette
maculée de taches et escaladent même les canapés poussiéreux.
Nous fêtons la vente de cet appartement, éprouvante et parsemée
d'obstacles : les visiteurs devinaient au-delà des couches de
peinture le drame qui avait éclaboussé le mur de la chambre et
déposé des gouttelettes écarlates sur le plancher.
Assises par terre, séparées par une bouteille et deux verres à
moitié pleins d'un whisky ambré, nous rions à en perdre notre âme,
et nos rires recouvrent la mélancolie de la chanson qui tourne en
boucle dans la voix rauque de la chanteuse. Emma glisse vers moi et
s'ingénie à déboutonner ma chemise d'homme — une relique de
Lucas, tout en soufflant dans mon cou des caresses de sa bouche ivre.
Le whisky d'Islay que je lui ai servi ne l'a pas apprivoisée. Elle a
hésité à le boire, mais mes yeux doux l'ont convaincue. Elle a
manqué s'étouffer dès la première gorgée. Aux mots épices,
miel, tourbe, elle a rétorqué les mots feu, alcool à brûler,
compost. Pourtant, elle a bu le reste du verre, puis s'en est
resservi un deuxième, et un troisième, cherchant l'ivresse en dépit du plaisir de
la dégustation. Ce qui n'est pas pour me déplaire.
Au moment où elle m'allonge sur le sol, la musique s'éloigne et
n'évoque plus qu'un instant perdu dans les méandres de la mémoire.
Les mains d'Emma s'effacent, sa bouche se floute. Dans la mienne, les
tanins des deux whiskys, passé et présent, se confondent et râpent
ma langue.
J'ouvris les yeux. Sur mon visage, un sourire s'était épanoui, et
sur ma peau, les baisers d'Emma frissonnaient encore. Tom, Caleb et
la petite teigne m'interrogèrent de leur regard fixé sur mon verre
à peine entamé, quand les leurs redemandaient déjà une autre
tournée.
— Oh, mon père était un grand amateur de whisky.
Caleb nous servit trois autres fois avant de convaincre Tom de nous
accompagner. Comme si notre ivresse l'avait contaminé, il accepta
dans un ricanement idiot. Le whisky eut à peine le temps de goûter
à son palais que déjà il débordait de ses côtes en cascade. Il
mourut dans une petite flaque que le sol spongieux imbiba. Il
s'esclaffa, suivi de Caleb, de la petite teigne et de mes quatre
verres.
Ce fou rire ne dura pas. Il fut interrompu par l'obscurité qui
éteignit notre chambre. J'entendis mes compagnons bailler. Une
fatigue intense me dégrisa, m'ordonna de me déshabiller afin
d'enfiler mon fichu pyjama et me porta dans mon lit. Il y eut
quelques bruits de vêtements froissés, de couettes soulevées, de
corps emmitouflés. J'eus une dernière pensée avant de m'endormir
pour le désert des Âmes Perdues. À quoi ressemblait-il, la nuit ?
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