dimanche 30 octobre 2016

Trafiquants d'âmes 1-3.01

3

Chaque matin, la fenêtre m'attirait à son rebord où des grains de poussière clignaient des yeux entre deux respirations du vent. Mon regard plongeait alors dans le vide et se laissait tomber, avant de s'écraser cinquante mètres plus bas. La première fois, la chute avait été violente et avait failli avaler mon corps, mais des mains de squelettes m'avaient basculée en arrière et m'avaient aidée à retrouver mon souffle, perdu quelque part dans le ciel, bleu. Durant ces trois jours, ou quatre peut-être, j'avais appris à dompter la vue vertigineuse, et ce matin-là, l'immense plaine de sable ocre s'offrit à mon regard sans que celui-ci ne vacille ou ne s'échappe.
— C'est le désert des Âmes Perdues,
m'avait dit Tom. Il avait d'une pichenette lancé vers le ciel son mégot qui avait aussitôt disparu, aspiré par le vide et l'altitude.
— Le désert des Âmes Perdues,
j'avais répété, et l'écho de ma propre voix avait rétréci l'espace entre mes yeux et les dunes veinées de chemins malléables. Ce nom avait résonné dans le ciel comme un exorcisme, vade retro putain de vertige !
La brise envoya contre mon visage ébouriffé des bouts de ciel bleu que j'inspirai. Dans mon corps, ils s'emparèrent de la fatigue et la crachèrent, bye bye petits morceaux de sommeil, de courbatures et de traces d'oreiller sur la joue.
— Tu as meilleure mine.
Je sursautai. Derrière moi s'était rapproché Tom, qui, du haut de son squelette, m'envoya un sourire. Doux. Comme à son habitude. Maria-Magdalena lisait, allongée sur son lit. Peut-être nous regardait-elle, cachée derrière son livre — un recueil de poésie, il me sembla. Depuis qu'elle m'avait plaquée au sol, je n'avais plus entendu le son de sa voix. J'avais dormi beaucoup, certes, sans doute parlait-elle à Tom pendant que le sommeil me chantait des berceuses ; mais lorsque j'étais éveillée, elle ne s'adressait à lui que par des hochements de tête, des froncements de sourcils, et parfois, des onomatopées. Souvent elle quittait la chambre, et Tom restait avec moi comme s'il devait veiller sur mes longues heures de sommeil, me protéger de mes rêves et m'empêcher de me laisser happer par le vide.
— Je crois qu'il est temps.
De sa main, il effleura mon épaule qui, malgré moi, tressauta sous le contact étrange de ses os en un mouvement si infime cependant qu'il ne s'en aperçut pas.
— Temps pour quoi ?
— De quitter ce trou à rat,
feula Maria-Magdalena. Puis, dans un mouvement félin, elle jeta son livre sur le lit à côté du sien — le quatrième lit, inutile, sans parure, sans corps endormi, sans souvenir du dernier rêve.
— Tu t'en occupes, Tom. J'ai d'autres chats à fouetter.
Elle quitta la chambre et balança un « Ciao ! » qui se cogna sur la porte qu'elle claqua derrière elle.
« Elle est bien agressive, la petite teigne », s'écarquillèrent mes yeux ; « elle n'est pas méchante, tu verras », se haussèrent les épaules de Tom dont les os craquèrent puis tintèrent en retombant.
— Prête à découvrir ton nouveau monde ?
— Avec ce pyjama tout rapiécé et deux fois trop grand pour moi ? Pieds nus ?
— Ne t'inquiète pas. Tu ne seras pas la seule. C'est la tenue officielle de chaque nouvel arrivant. Allez, viens. Tout se passera bien.


dimanche 23 octobre 2016

Trafiquants d'âmes 1-2.03


— Tu lui as fait peur, avec ton squelette idiot.
Puis elle s'adressa à moi d'une voix apaisante mais pressée d'en finir.
— Tom n'a pas de chair, il n'a pas de peau. Tu peux me croire, ça m'a surprise aussi quand je me suis réveillée, là, sur ce lit en face du tien. Je lui ai foutu mon poing dans la figure, la première fois que je l'ai vu : son crâne a fait un tour complet et ses os en craquent encore, n'est-ce pas Tom ? (il acquiesça d'un hochement de tête) Mais c'est un type bien, personne n'a mieux veillé sur toi que lui, depuis que tu es ici.
— ... ? ... (aucun son ne put sortir de ma bouche, peut-être les hurlements avaient-ils brisé ma voix, ou étaient-ce mes lèvres encore tremblantes qui n'arrivaient pas à former de mots)
— Depuis quelques jours. Ne le regarde pas comme ça, tu finiras par le vexer.
En quelques pas feutrés, le squelette s'approcha du lit et chuchota quelques mots à l'oreille de Maria-Magdalena qui lui céda sa place. À contrecœur, disait son air renfrogné tout en s'écartant.
— Tu n'as pas à avoir peur de moi, Lauren.
Il posa ses doigts squelettiques sur mon bras et un frisson sur ma peau. Ses os froids réveillèrent le cri de terreur que les gifles et les mots de Maria-Magdalena avaient apaisé. Mes deux jambes s'extirpèrent de la couette et repoussèrent le monstre avant de toucher le sol. M'échapper. La porte. Maria-Magdalena la bloquait, imperturbable. Je fonçai sur elle. Elle ne bougea pas. Elle ne bougerait pas. Alors je la chargeai, la tête en avant, mais elle esquiva d'un pas de côté, m'attrapa la taille d'une main, les cheveux de l'autre, me décocha un coup de pied dans les genoux et me plaqua au sol face contre terre. Sa poigne maintenait fermement mon bras gauche derrière mon dos. Ne pouvant me débattre, je hurlai, mais lorsque j'inspirai, de la poussière s'immisça dans mon cri et l'étouffa. Des larmes piquaient désormais mes yeux. Petite teigne.
— Ce n'était pas la peine de jouer les brutes, elle n'aurait pas été bien loin.
— Elle est terrorisée. Elle aurait pu se perdre.
— Lâche-la, tu veux ?
Elle obéit. Son étreinte se desserra. Je voulus me relever mais mes muscles endoloris refusèrent de me porter. Toute force avait quitté mon corps et s'écoulait entre mes cils, creusant sur mes joues toutes les questions restées jusque-là sans réponse ; où étais-je, qui étaient-ils, ma vie était-elle restée suspendue sur le fil de la lame de rasoir comme les gouttes écarlates et épaisses qui en souillèrent le métal ? Maria-Magdalena m'assit contre la porte et s'accroupit en face de moi. Une main se posa sur mon genou ; l'autre main, d'un geste dont la douceur contrastait avec la violence de son placage au sol, dégagea les cheveux humides qui collaient à mon visage pour les glisser derrière mes oreilles. Son regard sombre s'immisça entre mes larmes.
— Lauren. Tu es morte. Tom est mort. Je suis morte. Nous sommes tous morts. Nous aussi, nous avons traversé un désert de cauchemars et de solitudes, nous aussi nous nous sommes réveillés ici, perdus, terrorisés. Je pourrais pas te dire où nous sommes, car je suis sûre de rien ; disons que nous sommes dans une sorte d'au-delà.
Tout mon corps s’effondra contre Maria-Magdalena qui le serra très fort, si fort que je perdis conscience.
Des rêves ont dansé autour de moi, prenant la forme des créatures fantasmagoriques qui ont, un jour, peuplé mon existence pour n'y laisser qu'une trace marquée de tristesse dans ma mémoire. Une invitée surprise fit irruption dans cette fête, comme si elle avait choisi, entre deux portes, la mauvaise, celle qui ne la mènerait pas vers un amour perdu. Une bouche invisible murmura son prénom. Camille. Ses yeux bleus qui m'étaient inconnus comprirent leur erreur, mais, plutôt que de s'échapper de la ronde de mes souvenirs, ils me racontèrent l'histoire de sa disparition et de la grande affliction qu'elle avait causée. À ses cils des larmes se suspendirent comme les mots à ses lèvres.
Une plume bleue illumina l'obscurité d'une pièce sans fenêtre ; elle voletait, papillonnait au gré d'un vague courant d'air venu de nulle part et refusait de se poser contre les obstacles qui, dans l'ombre, étouffaient les murs du sol au plafond.
Une main noire de suie s'en empara, et un visage au regard bleu se pencha sur la paume ouverte où la plume, presque fluorescente, frémissait sous les larmes qui lui coulaient dessus. Des lèvres se rapprochèrent, et, dans un souffle, la chassèrent. La plume, imbibée de l'alcool triste de ses yeux, tituba, puis s'effondra sur le sol dans un tel fracas que je tressautai dans mon sommeil.
Camille.

dimanche 16 octobre 2016

Trafiquants d'âmes 1-2.02

J'ouvris les yeux. Enfin. Mais je ne vis rien. Seule la lumière, orange mais violente, s'imprima sur ma rétine atrophiée par le souvenir de l'obscurité que je croyais ne jamais pouvoir traverser. Mes paupières défendirent mes yeux en battant des cils farouches. Se dessinèrent autour de moi des silhouettes sans contour. Floues. L'une fit, sembla-t-il, signe à l'autre de s'éloigner. Elle s'éloigna.
La main sur mon front continua son geste rassurant, tandis que le bras, plaqué sur mon ventre et écrasant mon corps contre — contre quoi ? — contre un matelas, sans doute, détendit sa pression afin de me laisser respirer sans entrave.
Je respirai. Je toussai un peu. Mes poumons réapprirent à se soulever, à se gonfler d'odeurs de vanille, d'après-rasage musqué, de dentifrice mentholé, de cigarettes aussi. Du souffre de l'allumette que l'on frotta et que l'on abandonna à sa lente consomption dans un cendrier.
Peu à peu, des boucles brunes s'enfuirent du flou qui entouraient la silhouette près de moi ; je distinguai bientôt des yeux, un nez, une bouche fermée sur un sourire prêt à s'envoler.
— Bonjour, Lauren.
J’essayai de m'asseoir. Mon corps dormait encore ; des fourmis dansaient dans mes jambes et mordaient mes articulations.
— 'jour...
Ma voix s'éleva faible, presque inaudible. Mais la femme répondit quand même aux questions que je posai en silence : peut-être des points d'interrogation sillonnèrent-ils mes joues.
— Maria-Magdalena. L'autre zigoto, c'est Tom.
Tom. Où était-il ? Se cachait-t-il ? Mes yeux le cherchèrent dans la pièce, mais ne trouvèrent que trois autres lits, une grande armoire encadrée par deux fenêtres ouvertes, une table autour de laquelle étaient assises quatre chaises. Les murs m'intriguaient. Des pierres qu'une lumière crépusculaire peignait de rouge clair, d'ocre ou d'écru sombre, les grimpaient dans un désordre presque harmonieux.
— Oh, il est parti, il reviendra, quand... quand tu seras prête.
Prête ? À quoi ?
Mais où étais-je ?
Un hôpital ? Non. Pas de blouse blanche, une chambre meublée de bric et de broc, une ambiance bien plus étrange qu'aseptisée. Une lumière bien trop douce.
Je regardai mon poignet. Vierge. De toute trace de la lame de rasoir qui l'avait entaillé. Dans mes souvenirs. Dans la baignoire où j'avais regardé mon sang se déverser sur le carrelage, mes yeux s'éteignant peu à peu jusqu'à me laisser dans le noir. Mais alors —
Je suffoquai. Me débattis contre cette femme qui me maintenait fermement. Ses mains broyaient mes bras, son cri « Tom ! » broya mes tympans. Une porte s'ouvrit, un squelette entra. Un squelette. Blanc. Comme les os qui composaient ses bras, ses mains, ses doigts ; comme ses côtes harnachées à une colonne vertébrale au bout de laquelle se dressait un crâne. Blanc comme mes yeux qui tournèrent dans leur orbite jusqu'à ce qu'un voile me brouille la vue et l'esprit.

Blanc comme le lit de ma petite chambre où des voilages s'emmêlent les pinceaux roses et bleus devant la fenêtre entrouverte. Par terre, un minuscule violoncelle nargue trois poupées blondes dansant autour d'un pupitre. Quelques livres qui emprisonnent des princesses à dormir debout entre leurs pages, se sont échappés de l'étagère et racontent des histoires à la dizaine de crayons qui s'éparpillent sur des coloriages. Sur le bureau, un cahier apprend les tables d'addition et un stylo écrit des lignes de a, de b, de A et de B, de ba et de BA.
Un visage effleure le mien qui repose sur l'oreiller où des chatons courent après des pelotes de laine alors qu'une main caresse mes boucles brunes emmêlées. Des lèvres aux joues piquantes déposent un baiser tout doux, presque furtif sur mon front. L'odeur âcre de la cigarette à peine éteinte fleurit dans mon nez et j'éternue, une, deux, trois fois. Il me tend un mouchoir et m'aide à souffler sur les pétales de pâquerettes qui y poussent, un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout.
— Tu m'aimes ?
— Je t'aime.
Il attrape le nounours au pied du lit et le couche tout près de moi pour qu'il veille sur mon sommeil. Je serre la peluche dans mes bras et laisse son museau dépasser car, du haut de mes six ans, je crois encore qu'il me protège la nuit.
— Bonne nuit mon ange.
Ses yeux aux iris tristes se détachent de moi.
Et de ce qu'il lui reste de tête.
Un ver de terre serpente dans son oreille et des cancrelats respirent de sa bouche. Il se lève, éteint la lumière et se tourne vers la porte. Au milieu de son crâne, une plaie béante hurle à la mort dans un bain de sang séché.

Et je hurlai dans un bain de lumière orange. La brune au-dessus de moi m'envoya une gifle, mais je hurlai encore, alors elle m'en envoya une seconde. La sale petite teigne. Le squelette jura, « putain Maria-Magdalena ! », mais il n'eut pas à la retenir de me frapper une troisième fois, car malgré mes joues meurtries qui remplirent mes yeux de larmes, je me calmai, et elle rengaina sa main. Ses yeux, eux, étaient toujours armés, « tu hurles, tu t'en prends une autre », me prévenaient-ils entre deux battements de paupières sur des pupilles aussi noires que profondes. 


jeudi 13 octobre 2016

Trafiquants d'âmes 1-2.01

— 2 —


« Elle se réveille ! »
« Enfin ? »

(une odeur de tabac consumé me pique les lèvres, entrouvertes ; je crois qu'il s'en échappe un cri mais seul le silence s'en évapore)

« Oui, elle s'agite. »

(une branche de l'arbre encercle mon poignet, puis une autre emprisonne ma taille)

« J'arrive ! »

(des spasmes convulsent mon corps, l'arbre me retient prisonnière entre ses racines ou ses branches comme des ronces, des épines s'enfoncent dans ma peau)

« Du calme, du calme ! »

(un parfum vanillé effleure mes narines et ma joue aussi)

« Il faut ouvrir les yeux, maintenant, Lauren.  »

(une lumière orangée s'immisce entre mes paupières à peine écloses. Mes cils tremblent — de froid ? Non, la température est douce ; de peur ? Peut-être. L'arbre — l'arbre a des bras, des mains et des ongles ; il m'enserre mais sa voix est douce, tantôt féminine, tantôt masculine, tantôt à gauche, tantôt à droite, grave, mais douce)

« N'aie pas peur, nous sommes là pour t'aider »

(et cette voix a des cheveux qui glissent dans mon cou alors que sa main libère mon bras et éponge mon front)

« Allez, un peu de courage, Lauren, on ouvre les yeux »

(celle-ci fume, tousse puis s'éclaircit sur mon prénom, mon prénom, comment le connaissent-il ? Mais où suis-je donc ?)

vendredi 7 octobre 2016

Trafiquants d'âmes — Roman (fini !!)

PARTIE 1

— 1 —

Je me suis réveillée. 

Après avoir gravi et dévalé des milliers de collines désertiques, je me suis enfin réveillée. 
Mon voyage a duré quarante ans — ou quarante jours : je ne sais plus. Les collines couraient les unes après les autres sans jamais se rattraper, et sous cette nuit qui ne finissait pas, elles se ressemblaient toutes, peut-être étaient-elles toutes les mêmes. Peut-être n'y avait-il qu'une seule colline tournant sur elle-même à l'infini, encore et encore. 
Pourtant, j'ai dessiné des croix comme autant de cicatrices dans la terre rugueuse, des flèches aussi, par ici je suis venue, par là je vais, mais jamais je ne revis ces traces.
La lune aussi fine qu'un cil veillait sur mon errance sans jamais ouvrir l'œil ; aucun nuage ne troublait le sommeil du ciel, et la poussière ne se soulevait que sous mes pas. J'invoquais la pluie et le vent, rien qu'une goutte d'eau, un souffle, un infime mouvement, mais seul le silence me répondait, figeant même les étoiles et leurs constellations. 
Je ne savais pas pourquoi je traversais ce désert ou ce que j'y cherchais, peut-être même que je n'y cherchais rien. Je marchais, animée par un irrésistible besoin d'avancer que rien n'ébranlait, ni l'absurdité de la nuit, ni les écorchures sous mes pieds. 
Après des heures et des heures à parcourir les collines, la fatigue couchait mon corps noueux contre les cailloux. Je me roulais sur le côté, les coudes serrés contre la poitrine, les genoux recroquevillés sous le menton et la tête cachée dans les mains. Je fermais les yeux. Des milliers de rêves m'assaillaient comme autant de souvenirs d'une vie antérieure, et des bribes de mon existence parfois oubliées m'arrachaient de mon sommeil dans des cris arides. 
Je me réveillais allongée sur le dos, les bras en croix, le visage creusé par les larmes, des frissons collés à ma peau, des sanglots plein les cheveux, des cailloux plein les yeux, de la solitude plein le ventre. Et le seul bruit que j'entendais était celui de mes dents qui s'entrechoquaient. 
Au début de mon enfermement dans ce cycle infernal, afin d'y échapper je me frappais la tête contre le sol rocailleux et me taillais les veines avec les pierres les plus acérées ou avec ces dents qui me rendaient folle à force de s'entrechoquer encore et encore. Jusque dans mes rêves. Puis je restais couchée sans me lever et ne faisais rien d'autre que dormir, me réveiller, pleurer, mordre mes poignets, écouter le claquement monotone de mes dents les unes contre les autres. Plusieurs fois, mes mains ankylosées s'escrimèrent à les extirper pour faire taire ce cliquetis qui tonitruait dans mon crâne comme un engrenage enraillé. En vain. 
Il n'y avait rien à faire. Marcher, se coucher, dormir, rêver, marcher, se coucher, dormir, rêver, encore et encore. Accepter de ne plus réfléchir, de ne plus poser de questions assourdissantes, accepter de n'être plus rien qu'un corps nu sous la nuit poussiéreuse et froide. 
  Mes dents se reposèrent enfin. 
Je continuais d'avancer, le nez dans les étoiles, les yeux dans les constellations qu'elles esquissaient et affinaient au fil des nuits. Dans le ciel, Emma la blonde aux yeux scintillants tournait le dos au revolver de Lucas le ténébreux, l'ouïe d'un violoncelle partageait une étoile avec une clef de fa, quelques lames de rasoir découpaient à la craie les veines d'un tableau noir. 
Assise au milieu des cailloux, je les assemblais afin de dessiner non plus des flèches inutiles, mais les cheveux blonds d'Emma, les yeux bruns de Lucas, une portée murmurant une à une les notes d'une suite de Bach, le revolver dont je tournais le barillet sans jamais appuyer sur la gâchette, et sur l'ardoise, le portrait de ma mère morte bien trop jeune et qui était belle à en rêver des nuits entières. 
Je marchais, encore et toujours, lorsque mon pied droit toucha la douceur d'un brin d'herbe. Je me baissai. Épanoui au milieu de nulle part, il défiait l'obscurité de son vert éclatant. Ma main l'effleura : un frisson dégela mon sang. La brindille m'invita à dormir près d'elle et me murmura d'une petite brise des berceuses qui chassèrent mes rêves.
A mon réveil, un lit vert m'accueillit. Presque enthousiaste, je repris l'ascension des collines. Elles arboraient maintenant une pelouse encore sèche mais douce sous les pieds. Bientôt j'assistai à l'éclosion de coquelicots dont les corolles rouges parsemaient la terre comme des cœurs qui battaient à nouveau. L'herbe grandissait et caressait mes talons, puis mes chevilles, bientôt mes mollets.
Au loin, une silhouette fantomatique me saluait, bienveillante. J'accélérai. Désormais, le noir du ciel s'estompait, balayé par la brise d'une aube rose, et la rosée chatouillait mes pieds. La silhouette se rapprochait, se précisait, et bientôt se dessina une des branches aux multiples ramifications d'un arbre dont je ne voyais même pas le tronc. Un arbre. Il m'abriterait à son pied et protégerait mon sommeil de mes rêves les plus dangereux. La fatigue m'envahit. Mes jambes cessèrent de me porter. Mon corps s'écroula. Courbaturé comme si j'avais marché des jours, des mois, des années entières. Je m'endormis d'un épuisement sans rêve ni cauchemar. Au-dessus de moi, le soleil levant se partageait le bleu du ciel avec les branches tortueuses de l'arbre.