dimanche 6 novembre 2016

Trafiquants d'âmes 1-3.02


— Notre chambre, c'est la n°36 72. Notre tour, la n° 56 13. Retiens ces chiffres, si jamais je te perds, tu pourras retrouver ton chemin. 36 72. 56 13. Regarde ces portes, elles sont toutes identiques, sauf leur numéro, alors apprends-les par cœur. Ce couloir est immense. Qu'il est sombre aussi ! Les escaliers sont interminables, mais pas insurmontables. Faut dire que nous sommes au trente-sixième étage de l'immeuble. Allez, courage, je sais que c'est difficile, surtout après le long voyage qui nous a mené jusqu'ici. Marcher des jours et des jours sous ce ciel noir et froid est épuisant. Je parle de jours, mais pour certains, ça dure des mois, des années ; pour d'autres, ça passe en quelques heures ou en un claquement de doigts.
L'immeuble nous cracha dans une rue pavée de pierres orangées où se pressaient des pyjamas sales aux regards perdus et mouchant leur terreur dans leur manche rapiécée.
— Ceux-là ont perdu leur guide. C'est ce qui arrivent quand on ne surveille pas les nouveaux, ils se réveillent dans leur chambre, seuls, ils paniquent, ils s'enfuient. La nuit les rattrape toujours, mais si on pouvait éviter ces moments de flottement et de solitude intense... Avec Maria-Magdalena, on ne t'a pas quittée des yeux. Pas une seconde. Il y avait toujours quelqu'un pour veiller sur tes rêves, sécher tes sanglots, éponger ta fièvre.
Des tours, toutes identiques, nous écrasaient à gauche, à droite. À leurs fenêtres se penchaient des visages ébouriffés, et flottaient des draps qui se gonflaient de la brise tiède. Nos pas bifurquèrent ; à mesure que nous avancions, les pyjamas se dispersaient ; à leur place, des regards certes tristes, mais sereins, se pavanaient en tenue de ville parfois déchirée au genou, parfois dépareillée aux pieds. Tom repoussa un homme qui ouvrit un vieux manteau pour exhiber une quinzaine de montres en toc ne tictaquant plus depuis longtemps.
— Notre immeuble se situe dans une rue — la promenade des Désespérés, quel nom charmant, n'est-ce pas — qui n'accueille que des nouveaux arrivants ; ici, nous arrivons dans un quartier plus... administratif. Nous sommes sur l'Avenue des Nouveaux Venus. Dans une centaine de mètres, nous arriverons au service d'immatriculation.
— ... ?
— Chaque arrivant doit s'enregistrer. Tu te verras ainsi attribuer un travail, ou un rôle quelconque.
— Un travail ? Quel genre de travail ?
— De l'entretien ou de la construction surtout, ces immeubles ne se sont pas bâtis tout seul, et ne tiennent pas debout par magie ; de la récupération d'objets provenant tout droit de notre bon vieux foyer natal, comme ce pyjama qu'il a fallu remettre à neuf et nettoyer ; de la fabrication des meubles. Tu peux aussi devenir le larbin des administrations, ceux qui ouvrent les portes tous les matins, dirigent les files, calment les esprits pour éviter les débordements. Il y a aussi un grand service de sécurité qui nous surveille jour et nuit. Et j'en oublie !
— Tu travailles où ?
— Nulle part.
— Ah ? Pourquoi ? À cause de ton squelette ?
— Non. J'ai eu un léger problème lors de mon immatriculation.
— ... ?
— Je n'ai pas pu être enregistré. Il manquait... une pièce, à mon dossier.
— Ton dossier ? Quel dossier ? Je n'ai pas de dossier !
— C'est une façon de parler. Ton dossier, c'est toi. Toi, et ton âme. Mon âme, c'est la pièce manquante.
— Ton âme ?
— J'ai eu droit à un beau papier tamponné « sans âme ». Puis on m'a renvoyé.

Mon âme.
Dans mes souvenirs, je l'ai vendue, par une belle soirée de septembre dont je ne voyais ni le soleil encore chaud, ni les feuilles qui désertaient les arbres. Emma la Blonde aux yeux scintillants et Lucas le Ténébreux s'étaient éclipsés de ma vie mais hantaient mes rêves. Autour de moi gravitaient comme des papillons de nuit Sarah, qui aurait voulu partager plus que mon lit, et Adam, qui souffrait de me voir partager mon lit avec Sarah. Des araignées avaient tissé un brouillard si dense devant mes yeux que je ne le voyais même pas.
Dans mes souvenirs, je sirotais un verre de Porto, seule parmi quelques amis aux visages flous et aux noms effacés dont je me rappelle à peine les rires et les mots. Ils m'avaient traînée dans cette brasserie aux boiseries agréables et à la nourriture quelconque. Des hauts-parleurs swinguaient au rythme de la guitare endiablée de Django Reinhardt, et les pales du ventilateur posé sur le comptoir tentaient de poursuivre la cadence, sans succès.
Dans mes souvenirs, alors que je fuyais les conversations vides de sens, un homme vêtu d'un complet gris tristement banal m'attrapa le bras. Toute volonté de lui résister s'était évanouie depuis longtemps. Quand il me proposa d'acheter mon âme, je haussais les épaules, qu'est-ce que j'en avais à faire de mon âme. Sa voix maussade me demanda quel était mon prix. Je lui répondis que je la lui offrais.
Alors il sortit une drôle de petite machine. Ça ne m'étonna même pas. Elle ressemblait à une calculatrice qui n'avait pas appris à compter et qui me tendait un écran tactile de la taille d'un timbre poste. J'y posai le pouce sans poser la moindre question.
De retour chez moi, mon violoncelle me lança un clin d'ouïe et me happa contre lui. La première suite de Bach caressa mon archet et glissa entre mes doigts, du prélude à la gigue. Chaque note, légère comme des gouttes de pluie, s'échappait par la fenêtre ouverte, puis s'envolait pour se lover dans les nuages.
Je m'enfermai dans la salle de bains, récupérai au fond d'un tiroir une lame de rasoir oubliée, sans doute, par Lucas le Ténébreux.
Pendant des heures, je regardai la lame de rasoir qui brillait dans ma main.

Lauren ?
...
— Lauren ?
La voix de Tom.
— Oui, pardon, je...
— Ne restons pas là, allons-y.
Nous étions plantés au beau milieu de l'Avenue des Nouveaux Venus, et les passants, tous aveuglés par leur hâte, nous bousculaient, nous marchaient sur les pieds, nous insultaient aussi, nom de Dieu, mais avancez, vous êtes pas tous seuls, eh toi, le squelette, tu peux pas traîner ta pute ailleurs ? Tom me tira par le bras et courut nous abriter de la foule sous une porte-cochère.
— Bande de sauvages !
Il chuchota, furieux mais prudent.
— Tout va bien ?
— Oui, je crois. Mes pieds... Un peu égratignés, mais rien de grave.
— Après ton immatriculation, on te trouvera des chaussures au marché noir.
— Un marché noir ?
— Un marché toléré, puisqu'il existe et perdure. On y trouve de tout. J'y aurais bien acheté un jean et un T-Shirt, mais il n'avait rien à ma taille. Tiens, nous y voilà. C'est ici. Je te laisse : tu choisis une file, et tu attends ; je vais chercher des cigarettes, on se retrouve à ta sortie. 

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