dimanche 16 octobre 2016

Trafiquants d'âmes 1-2.02

J'ouvris les yeux. Enfin. Mais je ne vis rien. Seule la lumière, orange mais violente, s'imprima sur ma rétine atrophiée par le souvenir de l'obscurité que je croyais ne jamais pouvoir traverser. Mes paupières défendirent mes yeux en battant des cils farouches. Se dessinèrent autour de moi des silhouettes sans contour. Floues. L'une fit, sembla-t-il, signe à l'autre de s'éloigner. Elle s'éloigna.
La main sur mon front continua son geste rassurant, tandis que le bras, plaqué sur mon ventre et écrasant mon corps contre — contre quoi ? — contre un matelas, sans doute, détendit sa pression afin de me laisser respirer sans entrave.
Je respirai. Je toussai un peu. Mes poumons réapprirent à se soulever, à se gonfler d'odeurs de vanille, d'après-rasage musqué, de dentifrice mentholé, de cigarettes aussi. Du souffre de l'allumette que l'on frotta et que l'on abandonna à sa lente consomption dans un cendrier.
Peu à peu, des boucles brunes s'enfuirent du flou qui entouraient la silhouette près de moi ; je distinguai bientôt des yeux, un nez, une bouche fermée sur un sourire prêt à s'envoler.
— Bonjour, Lauren.
J’essayai de m'asseoir. Mon corps dormait encore ; des fourmis dansaient dans mes jambes et mordaient mes articulations.
— 'jour...
Ma voix s'éleva faible, presque inaudible. Mais la femme répondit quand même aux questions que je posai en silence : peut-être des points d'interrogation sillonnèrent-ils mes joues.
— Maria-Magdalena. L'autre zigoto, c'est Tom.
Tom. Où était-il ? Se cachait-t-il ? Mes yeux le cherchèrent dans la pièce, mais ne trouvèrent que trois autres lits, une grande armoire encadrée par deux fenêtres ouvertes, une table autour de laquelle étaient assises quatre chaises. Les murs m'intriguaient. Des pierres qu'une lumière crépusculaire peignait de rouge clair, d'ocre ou d'écru sombre, les grimpaient dans un désordre presque harmonieux.
— Oh, il est parti, il reviendra, quand... quand tu seras prête.
Prête ? À quoi ?
Mais où étais-je ?
Un hôpital ? Non. Pas de blouse blanche, une chambre meublée de bric et de broc, une ambiance bien plus étrange qu'aseptisée. Une lumière bien trop douce.
Je regardai mon poignet. Vierge. De toute trace de la lame de rasoir qui l'avait entaillé. Dans mes souvenirs. Dans la baignoire où j'avais regardé mon sang se déverser sur le carrelage, mes yeux s'éteignant peu à peu jusqu'à me laisser dans le noir. Mais alors —
Je suffoquai. Me débattis contre cette femme qui me maintenait fermement. Ses mains broyaient mes bras, son cri « Tom ! » broya mes tympans. Une porte s'ouvrit, un squelette entra. Un squelette. Blanc. Comme les os qui composaient ses bras, ses mains, ses doigts ; comme ses côtes harnachées à une colonne vertébrale au bout de laquelle se dressait un crâne. Blanc comme mes yeux qui tournèrent dans leur orbite jusqu'à ce qu'un voile me brouille la vue et l'esprit.

Blanc comme le lit de ma petite chambre où des voilages s'emmêlent les pinceaux roses et bleus devant la fenêtre entrouverte. Par terre, un minuscule violoncelle nargue trois poupées blondes dansant autour d'un pupitre. Quelques livres qui emprisonnent des princesses à dormir debout entre leurs pages, se sont échappés de l'étagère et racontent des histoires à la dizaine de crayons qui s'éparpillent sur des coloriages. Sur le bureau, un cahier apprend les tables d'addition et un stylo écrit des lignes de a, de b, de A et de B, de ba et de BA.
Un visage effleure le mien qui repose sur l'oreiller où des chatons courent après des pelotes de laine alors qu'une main caresse mes boucles brunes emmêlées. Des lèvres aux joues piquantes déposent un baiser tout doux, presque furtif sur mon front. L'odeur âcre de la cigarette à peine éteinte fleurit dans mon nez et j'éternue, une, deux, trois fois. Il me tend un mouchoir et m'aide à souffler sur les pétales de pâquerettes qui y poussent, un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout.
— Tu m'aimes ?
— Je t'aime.
Il attrape le nounours au pied du lit et le couche tout près de moi pour qu'il veille sur mon sommeil. Je serre la peluche dans mes bras et laisse son museau dépasser car, du haut de mes six ans, je crois encore qu'il me protège la nuit.
— Bonne nuit mon ange.
Ses yeux aux iris tristes se détachent de moi.
Et de ce qu'il lui reste de tête.
Un ver de terre serpente dans son oreille et des cancrelats respirent de sa bouche. Il se lève, éteint la lumière et se tourne vers la porte. Au milieu de son crâne, une plaie béante hurle à la mort dans un bain de sang séché.

Et je hurlai dans un bain de lumière orange. La brune au-dessus de moi m'envoya une gifle, mais je hurlai encore, alors elle m'en envoya une seconde. La sale petite teigne. Le squelette jura, « putain Maria-Magdalena ! », mais il n'eut pas à la retenir de me frapper une troisième fois, car malgré mes joues meurtries qui remplirent mes yeux de larmes, je me calmai, et elle rengaina sa main. Ses yeux, eux, étaient toujours armés, « tu hurles, tu t'en prends une autre », me prévenaient-ils entre deux battements de paupières sur des pupilles aussi noires que profondes. 


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