mercredi 31 mai 2017

Trafiquants d'âmes 2.02 En entier !


2

Mitchum s'avéra introuvable. Au Quartier de la Sécurité où Maria-Magdalena connaissait quelques surveillants, personne ne savait où il était alors qu'il devait commencer son service dans les minutes qui suivaient notre visite. Personne ne savait ni où il habitait ni où chercher cette information. Elle intercepta en plein vol un regard froid que me lança un des gars ; « c'est de sa faute », dit l'index qu'il pointa vers moi.
Maria-Magdalena le prit à part et le laissa s'expliquer : il nous avait vus, tous les deux, au Bar des Âmes Perdues dont la cour s'ouvrait sur le désert du même nom. Depuis, il n'avait pas réapparu alors qu'il avait pour habitude de rejoindre tous les après-midi ses collègues pour jouer aux cartes, boire un verre, écouter les histoires des uns et des autres. S'il ne se montrait pas dans les dix prochaines minutes, il serait porté disparu et agrandirait la liste déjà longue des déserteurs.
— Et vous savez quoi ? On ne les retrouve jamais, les déserteurs.
Maria-Magdalena ignora l'inquiétude du gars et lui demanda où se trouvait le bar. Il dessina une croix sur un plan qu'il nous donna, puis nous chassa.
Le bar était vide et silencieux. Un comptoir taillé dans un tronc d'arbre transpirait la cire d'abeille qui recouvrait à peine les marques rondes faites par des verres suintant l’alcool. Quelques tables s'étaient enfuies de chambres identiques à la nôtre et s'étaient réfugiées entre trois ou quatre chaises ivres et bancales. Les murs étaient assombris par de grandes affiches sur lesquelles des bouteilles de vodka, de whisky ou de vin racolaient le client venu se perdre ici, tout en le giflant de la phrase « l'abus d'alcool est dangereux pour la santé » s'il les tripotait d'un peu trop près. Les vestiges d'une nuit à griller des cigarettes s'évaporaient en longue fumée diaphane par les volets d'une fenêtre entrouverte. Les odeurs de la cire, de l'alcool et du tabac brûlé qui se mélangeaient dans la pièce faillirent me retourner l'estomac. Deux haut-parleurs chantaient d'une voix nasillarde une folk sombre aux accents électriques et au violon élégant, mais l'absence de basse grinçait à mes oreilles.
Le barman derrière le comptoir, petit homme que nous n'avions pas encore remarqué, nous suivait de son regard inquiet.
— Ce n'est pas un endroit pour vous, les filles.
Maria-Magdalena désigna les absents autour des tables et face au comptoir, puis s'approcha de lui, petit à petit, après avoir fait le tour du bar, caressé de ses doigts quelques dossiers de chaises, foulé de ses pieds chaque planche du parquet grinçant.
— Apparemment, ce n'est un endroit pour personne.
— C'est trop tôt. Revenez plus tard. Ou pas.
— Je veux juste poser quelques questions.
— Et pourquoi j'y répondrais ?
— Parce que sinon j'écrase ta tête contre le comptoir et j'en fais de la pâtée pour les rats qui doivent bien s'éclater dans ce trou.
— Il n'y a jamais eu de rats i–
Elle l'attrapa par le col et exécuta sa menace, sans toutefois aller jusqu'au bout. Le visage du barman devint livide.
— Du calme, c'est bon, qu'est-ce que tu veux savoir ?
— J'aime mieux ça. Pour commencer, tu as déjà vu mon amie ici présente ?
— Euh, non, je ne crois pas.
— Regarde mieux. Tu veux peut-être un coup de main ?
Elle approcha sa main de son col, ce qui eut pour effet de lui délier la langue.
— Si si, elle est venue il y a quelques jours. Elle était avec Robert, un habitué. Ils ont bu, fait la fête, ils sont partis, ils sont revenus, ont encore bu, fait la fête...
— Tu vois Lauren, qu'est-ce que je t'avais dit, tu as bu pendant tout ce temps !
— ... fait la fête toute la nuit.
— Toute la nuit ? Comment ça, toute la nuit ?
— Oui, toute la nuit.
— C'est impossible.
— Ici, rien n'est impossible.
— Vous voulez dire, vous êtes ouverts toute la nuit ?

Je suis au bras de Mitchum qui m'entraîne dans ce lieu sordide mais qui chante, danse et rit. Les chants sont arrosés de whisky, les danses ivres de vin, les rires imbibés de vodka, mais les hommes et les femmes s'amusent dans ce bar où le temps est suspendu au comptoir. Mitchum salue le barman qui l'appelle par son prénom et tente de le féliciter en douce de m'avoir à son bras, puis m'offre un verre que je bois avec retenue. Le whisky a une bouche d'alcool à brûler et un arrière-goût à peine fruité. J'en suis à ma première gorgée tandis que Mitchum s'enfile déjà sa deuxième vodka. Il m'entraîne au milieu du bar où quelques couples s'adonnent à quelques pas de danse et me fait tournoyer, et ma tête tourne au rythme de la musique folk entraînante mais agressive pour mes tympans à cause d'un mauvais réglage des basses. Les mains de Mitchum en profitent pour se balader sur mon corps. Je le traîne vers le bar où j'abandonne mon verre à son triste sort de mauvais whisky et lui fait remarquer que bientôt la nuit nous plongera dans le sommeil.
— Je peux te raccompagner, si tu veux,
il crie dans mon oreille pour couvrir les aigus de la musique.
— Et eux, ils ne devraient pas se presser ?
Personne n'a l'air de s'inquiéter plus que ça de la nuit qui s'approche. D'un sourire, il acquiesce.
— Mais ils vont s'écrouler !
— Non ; ils ont ce qu'il faut.
— Ce qu'il faut ?
— Oui, ils ont ce qu'il faut.
— Mais c'est quoi, « ce qu'il faut ? »
— Tu sais, la drogue que je prends pour rester éveillé lors de mon service de nuit, eh bien ça circule pas mal.
— Tu veux dire que tous ces gens ont pris cette drogue ? Ils vont faire la fête toute la nuit ?
Je vois à ses sourcils qui se rapprochent et à sa moue de petit garçon qu'il regrette de m'avoir mise dans le secret partagé au moins par une bonne cinquantaine de noctambules.
— Il m'en faut.
— Je ne sais pas si c'est une très bonne idée.
Je colle mon corps contre le sien et glisse ma main dans ses cheveux malheureusement gominés.
— Allez, s'il te plait...
— Je ne sais pas si c'est une très-
— Je t'assure, c'est une excellente idée.
J'essuie mes doigts couverts de laque en caressant son débardeur de haut en bas, de sa poitrine à son ventre.
— Mais c'est interdit.
— Oui et ?
Je pose mes lèvres sur sa bouche dans un baiser aussi fugace qu'utile.
— D'accord, je vais t'en chercher. Viens !
Il me prend par la main et me traîne dans les rues qui s'assombrissent et court pour échapper à la nuit et je le suis pour échapper à l'ennui.

— ... un peu dans la lune non ?
Le barman claqua ses doigts juste devant mes yeux.
— Lauren ?
D'une main, Maria-Magdalena me secouait l'épaule, de l'autre, elle serrait le col du barman qui suffoquait.
— C'est à cause de la drogue, n'est-ce pas ? demandai-je au barman.
Il hocha la tête de haut en bas. Maria-Magdalena, perplexe, s'adapta à la situation sans dire un mot, se contentant de maintenir la pression sur le barman.
— Mais je n'en vends pas! Je vous jure, j'évite de trop attirer l'attention, déjà que ce bar ne devrait pas exister...
— Et ça a pu me faire perdre la mémoire ?
— Non, oui, peut-être, j'en sais rien, je suis pas un spécialiste.
— Tu en prends, n'est-ce pas ?
— Uniquement pour tenir le bar ouvert la nuit. Tous les huit jours, on se relaie avec des potes.
— Qui pourrait nous renseigner ?
Il haussa les épaules. Maria-Magdalena resserra tellement son étreinte que les joues du barman se gonflèrent et rougirent.
— Mon revendeur, peut-être ! J'ai son nom et son adresse, si vous voulez bien me lâcher !
Maria-Magdalena le libéra. Il toussa, se massa la gorge, cracha par terre puis griffonna sur le dos d'un dessous de verre les informations promises. Son regard nous indiqua la sortie et nous y raccompagna, nous lâchant que lorsque la porte se ferma lourdement derrière nous.

— C'est quoi cette histoire de drogue ?
— Celle qui empêche de dormir la nuit. Je me souviens qu'il m'en a proposé.
— Moi qui croyais que c'était un gars bien, sous ses airs d'abruti.
— En fait, c'est peut-être moi qui ai très légèrement insisté...

Maria-Magdalena frappa trois coups à la porte de Sigfrid, le revendeur du barman. Il mit quelques minutes avant de nous ouvrir, à peine vêtu d'un bas de pyjama trop grand pour ses jambes trop maigres et son ventre trop creux. Ses cheveux bruns en désordre et ses paupières à peine décollées nous confirmèrent que nous le réveillions. « C'est lui, le type de ton rêve ? » me demanda l'infime clin d’œil que me fit Maria-Magdalena. « Non », claqua ma langue contre mon palais. Maria-Magdalena lui montra le dessous de verre. Il dut le reconnaître car il nous invita à entrer dans sa petite chambre sale où une odeur de fauve voulait s'échapper par la fenêtre, fermée. Je l'ouvris sous l’œil docile de Sigfrid qui enfila une chemise et se coiffa avec ses doigts en quelques secondes. Puis il se mit à quatre pattes et sortit de sous le lit une caisse où une douzaine de bouteilles sans étiquettes, identiques à celle vue chez Mitchum, tanguèrent quand il la traîna dans le milieu de la pièce.
— Combien il vous en faut ?
Bizarrement, ces bouteilles, pourtant banales, m'attirèrent et réveillèrent en moi un besoin irrésistible de poser ma bouche sur leur goulot.
— Je ne sais p–
— On est pas là pour ça, Lauren.
— Oh, vous n'êtes pas là pour acheter ?
De son pied, il poussa la caisse sous le lit et de ses bras nous intima de sortir de sa chambre avant qu'il ne nous foute dehors par la force. Maria-Magdalena ne bougea pas. Au contraire, elle s'approcha de lui, ce qui eut pour effet de le faire reculer jusqu'à ce que son dos rencontre un mur. Il transpirait.
— On veut juste savoir si tu connais les effets de ta drogue.
— Ma drogue ? Ce n'est pas ma drogue ! Ça empêche de dormir, c'est tout, d'ailleurs j'en prends jamais.
— C'est vrai ça ?
— Je vous jure, il y a tellement rien à faire ici que je préfère encore passer mes nuits et une partie de mes journées à dormir.
— Lauren, nous avons affaire à un grand courageux. Alors Sigfrid, sais-tu qui d'autre vend ta saloperie ?
— Y a un autre type, Apollinaire, il habite dans une chambre Rue Sombre. Lui dites surtout pas que c'est moi qui vous envoie.
Apollinaire n'était pas chez lui, et ni Maria-Magdalena ni moi n'avions envie d'attendre son retour dans le couloir où des bouteilles de whisky s'échangeaient contre du haschisch, où l'alcool et la drogue étaient tristes et traînaient leurs pattes sur un sol maculé d'anciennes taches de biture.

Caleb apprenait un tour de magie à Tom qui s'embrouillait les doigts et les méninges lors de ses manipulations ratées de cartes à jouer. À notre retour, soulagé, il balança les cartes sur le lit dans un geste à peine agacé. Il décréta que ces tours ne servaient vraiment à rien, puis salua la dextérité de Caleb qui rappela que ce n'était pas seulement une question d'agilité mais aussi et surtout de charisme. Le squelette de Tom, loin de pouvoir rivaliser avec le costume noir et le chapeau haut-de-forme du prestidigitateur, haussa les épaules et alluma une cigarette. Caleb et Maria-Magdalena arrosèrent de whisky le résultat de notre enquête, tandis que Tom, peu convaincu par nos maigres découvertes, me conseilla de rencontrer au plus vite cet Apollinaire. La désertion de Mitchum l'inquiéta, non pas à cause d'une éventuelle sanction, mais plutôt à cause des raisons l'ayant poussé à s'enfuir – ces raisons pouvant, peut-être, m'impliquer.
— Pour le moment, inutile d’échafauder des hypothèses, voyons ce que nous dira Apollinaire sur cette fichue drogue, et peut-être même sur Robert, ou Mitchum, comme vous voulez, conclut Maria-Magdalena.
Caleb nous proposa de tuer la fin de l'après-midi à coup de cartes. La nuit finit par tomber de sommeil sur notre partie de belote inachevée.

lundi 29 mai 2017

Trafiquants d'âmes 2-01.02


Elle me traîna jusqu'à notre immeuble, non sans avoir acheté une longue veste toute rapiécée dont elle me couvrit, puis me força à me doucher pour me laver des derniers événements. De retour dans la chambre, bien que réticente mais n'ayant plus de force pour le faire moi-même, je la laissai me démêler les cheveux. Elle me coiffait avec beaucoup d'attention et de délicatesse, sans jamais tirer sur les nombreux nœuds, comme si elle avait l'habitude de coiffer des têtes sensibles, quand, doucement, elle me demanda où j'étais passée durant ces cinq derniers jours. Cinq jours. J'avais disparu pendant cinq jours.
— Je ne sais pas, je ne me souviens de rien. Je... Je me suis réveillée tout à l'heure, malade comme un chien.
— Tu es effectivement dans un sale état, tu devrais te reposer.
— Me reposer ? J'ai l'impression d'avoir dormi des jours entiers.
— Et la robe ? Et les chaussures ? Tu te souviens où tu les as pêchés ?
— Non.
Elle rangea le peigne et la brosse puis s'approcha de la porte. Ma voix la retint. Je ne voulais pas qu'elle parte, qu'elle me laisse seule avec mon absence de souvenir, avec ce vide qui avait rongé cinq jours de mon existence post-mortem.
— Je reviens vite, tu sais. Je pourrais me renseigner pour ta robe, histoire de voir qui te l'a vendue, quand, comment, histoire de recoller les morceaux.
Je lui attrapai le bras, « ne me laisse pas », supplièrent mes ongles dans sa peau.
— Tu as raison, ça peut attendre.
Elle s'installa près de moi, son épaule solide contre la mienne encore fébrile.
— Merci, Maria-Magdalena.
— Tu peux m'appeler Maria.
— J'aime bien, Maria-Magdalena.
Ce n'était pas vrai, mais à ce moment-là, son prénom sentait la vanille comme ses cheveux et avait un goût d'épices, de celles qui vous terrassent quatre grosses brutes en quelques secondes.
— Tu es bien la seule à l'aimer.
Elle me raconta l'histoire de ce prénom que sa grand-mère avait choisi pour la marquer du sceau du péché de ses parents de l'avoir conçue hors mariage, comment ses parents s'étaient mariés en urgence trois mois avant sa naissance, union qu'ils n'avaient jamais regrettée comme s'ils avaient été faits l'un pour l'autre et qu'ils l'avaient su dès le premier regard, comment elle avait été baptisée dès ses premiers cris afin d'échapper de façon certaine aux limbes, et je me laissais happer par sa voix apaisante sans perdre une miette de ses mots, j'en aurais presque oublié les derniers événements, « si elle savait où je suis maintenant ! » rit-elle tout en pointant du doigt le sourire qui naissait au coin de mes lèvres.
La porte s'ouvrit et Caleb apparut. La surprise écarquilla ses sourcils, puis il se jeta sur moi et me serra contre lui un dixième de seconde. Sa main se faufila entre mes cheveux humides, et en sortit une rose qu'il me tendit. Il se tourna vers Maria-Magdalena et lui en offrit une aussi.
— Comme ça, pas de jalouse. Même si toi tu n'as pas disparu depuis des jours.
— Un vrai gentleman,
dit Maria-Magdalena avant de commencer le récit de mon agression et de son sauvetage.
— Tu veux dire que tu as étalé quatre brutes ?
— C'était des loosers. Tu en aurais fait autant.
— Rien n'est moins sûr. Courageux, mais pas téméraire. Comme c'est beau, l'héroïne au service de la princesse, un vrai conte de fée. Et elles se marièrent et eurent beaucoup d'enfants ! Tiens, un bon chocolat chaud, princesse, bien chaud et bien fumant, ça te fera du bien.
Il avait raison, même si mon palais pâteux ne discerna pas bien le goût sucré et douceâtre du cacao.
— Voilà quelque chose qui te fera du bien aussi, princesse !
Il alla chercher dans son sac magique et invisible un petit pot de crème cosmétique et me l'offrit.
Crème anti-cernes et anti-poches. Gentille attention, gentil de l'avoir fait remarquer...
— Mais c'est pour la bonne cause. Crème très efficace, rafraîchissante et très agréable, dixit Madame mon ex-épouse qui ne jurait que par elle et qui m'y convertit. Essaie, tu verras, je ne te dis pas que tu auras bonne mine juste après, mais je t'assure que ça te soulagera.
— Tu as été marié ? Jamais j'aurais cru qu'une femme puisse te supporter !
Maria-Magdalena rit, tandis que je tartinais mes cernes de la crème, douce et fraîche comme une goutte de pluie en été.
— Oh, elle n'avait à me supporter que six mois par an, vu que j'étais en tournée le reste du temps. Mais c'était tout de même trop pour elle, apparemment. Notre mariage n'a pas tenu plus de deux ans. Mais dis donc Maria, puisque tu sais tout de moi maintenant, si on parlait de toi ? Combien de temps a-t-on pu supporter ton sale caractère ?
— Huit ans et cinq mois, à temps plein, contrairement à toi !
Ils rirent ; je ris avec eux, souris aux plaisanteries de Caleb, applaudis ses tours de passe-passe qu'il saupoudrait d'une pointe de poésie pour en concocter de la magie. Même Maria-Magdalena, d'habitude si tendue, avait baissé sa garde et riait sans retenue.
— On s'amuse bien, à ce que je vois !
Tom que personne n'entendit entrer colla un sourire à ses maxillaires. Il me regarda, prêt à poser encore les mêmes questions, mais Maria-Magdalena hocha la tête de gauche à droite, « on en reparle plus tard, la journée fut dure pour elle », lui dit-elle en silence. Il se joignit à nous. Caleb proposa un jeu de cartes et nous jouâmes à la belote jusqu'à ce que la nuit nous surprenne et nous mette au lit.

Mes yeux fixaient le plafond perdu dans l'obscurité. Sous la couette, mes jambes tremblaient, se croisaient, se décroisaient. Impossible de dormir. Caleb ronflait, et Maria-Magdalena sifflait du nez tandis que Tom grinçait des dents. Je me levai et me postai devant la fenêtre. Le désert était calme et gris. Les ombres des dunes dansaient dans le vent et glissaient vers l'horizon qui se confondait avec le ciel vide. J'eus soudain très soif, comme si ma bouche s'était desséchée en l'espace d'une seconde, mais il n'y avait rien d'autre à boire dans la chambre que le whisky de Caleb. Je sortis et traversai le couloir vide et sombre jusqu'à la salle de bain. Là non plus il n'y avait pas de lumière. A tâtons, j'ouvris un robinet et bus des litres d'eau aussi plate et sans goût que de la pluie. Ma bouche restait sèche. Je fis couler l'eau d'une douche, me déshabillai, me glissai et pleurai pendant des heures sous le jet brûlant qui laissa des traces rouges sur ma peau.
Calmée, je rejoignis la chambre en silence.
Le sommeil ne vint toujours pas. Mon corps était moins agité, mais mes yeux refusaient de rester fermés, comme si mes pupilles dilatées étaient un obstacle à mes paupières. La nuit n'avançait pas. J'écoutais les ronflements de Caleb qui rythmaient la respiration de Maria-Magdalena tout en suivant la cadence des grincements de Tom, et je ne dormais toujours pas.
Quelque chose sauta sur mon lit et s'approcha de moi dans le noir. Je reconnus le pas aérien du chat qui s'enfonçait sur la couette moelleuse. Mon bras se tendit pour le caresser, mais ma main toucha un corps froid et gluant : la salamandre se tortillait autour du félin et grimpa sur son dos et sur sa tête. Puis le chat descendit du lit et sauta sur le rebord de la fenêtre. Le bond qu'il fit ensuite, vers le ciel, vers le désert, vers le sol si loin et si dur, m'arracha un petit cri. Je me précipitai et me penchai toujours plus pour ne pas le quitter des yeux alors qu'il tombait dans le vide quand le vide m'arracha de la fenêtre et happa mon corps dans une longue chute de trente-six étages durant laquelle ma bouche s'ouvrit pour hurler sans émettre le moindre son.
« Miaou ! Alors ma toute belle, on s'égare ? »
Le chat faisait des loopings tandis que la salamandre flottait dans l'air comme une plume. Une plume bleue.
« Ma toute belle, et puis quoi encore ! Pauvre petite conne oui ! »
Un coup de patte envoya valdinguer la salamandre qui manqua s'écraser contre le mur de l'immeuble. Je ne tombai pas aussi vite que je l'aurais imaginé, même si mon corps était inéluctablement attiré par le sol qui s'approchait. Pour ne pas le regarder, je me retournai quand une chambre allumée invita mes yeux à rentrer par la fenêtre. Deux hommes discutaient debout, l'un me présentait son dos et l'autre son visage blond. Ils s'échangeaient une bouteille en verre contre une poignée de grosses graines. J'en oubliai de tomber.
— Fais attention avec ça, dit l'homme blond qui gardait la bouteille à la main
— T'inquiète, on veut juste s'amuser, lui répondit l'homme de dos.
— Tout le monde ne supporte pas ça, c'est pas pour rien qu'on fait des tests avant.
— On veut juste -
— Ok, tu veux juste t'amuser, mais vas-y doucement.
L'homme blond donna la bouteille à l'homme de dos qui portait un débardeur blanc sur un Jean bleu foncé. Sur son bras musclé, était tatoué un Smith & Wesson. Il sortit, et j'entraperçus derrière la porte qui attendait dans le couloir une silhouette étrangement familière : elle avait mis le grappin sur le Robert Mitchum de supermarché.
« Pauvre petite conne ! »
Juste avant de s'écraser sur le sol la salamandre tira sur une ficelle qui apparut à son flanc, et un minuscule parachute la projeta un mètre plus haut. Elle se balança alors tranquillement au bout et se roula les pouces en attendant l'atterrissage.
« Hélas, je ne peux pas la contredire, ma toute belle, j'ai l'impression que nous avons misé sur le mauvais cheval ! Mais avions-nous seulement le choix ? »
Le chat retomba sur ses pattes et en un mouvement leste il s'éloigna dans le désert.
Je m'écrasai sur mon lit et me réveillai en nage sous la couette.
Dans la chambre, il n'y avait que Maria-Magdalena. Elle était allongée sur son lit et lisait son recueil de poèmes.
— Eh bien, tu m'as l'air d'avoir bien dormi. Et longtemps ! Tu vas mieux ?
— Pas vraiment non. Vaseuse. Les yeux qui piquent. Le crâne comme si on l'avait frappé à coup de marteau. Tu ne travailles pas aujourd'hui ?
— Faut bien quelqu'un pour veiller sur toi, puisque tu ne sais pas le faire toi-même.
Légère pointe de reproche dans sa voix qui se faufila jusque dans mes oreilles encore compressées par ma chute.
— Mais les commerçants se débrouilleront bien sans moi.
Un clin d’œil – amical, complice, charmeur, les trois à la fois ? – m'incita à lui raconter mon rêve. Intéressée, elle se leva pour ranger son recueil de poésie sur son étagère, puis fit quelques pas dans la chambre, les mains dans les poches, les sourcils pensifs.
— Qu'est-ce que tu foutais avec cet abruti de « Mitchum », comme tu l'appelles ? Laisse tomber, je suis pas sûre d'avoir envie de le savoir.
Elle ricana puis recommença à faire des allers-retours, de la fenêtre à la porte, de la porte à la fenêtre, ses cheveux perdant dans son sillage des molécules de vanille qu'ils se réappropriaient dès qu'elle faisait le trajet inverse. Sans doute réfléchissait-elle. Ses sourcils étaient ponctués de points d'interrogation, deux petites rides au milieu de son regard intense qui avala comme un trou noir tout ce qui l'entourait ; les chaises, les tables, les lits, l'armoire, la fenêtre, la porte, les murs. Moi. Plus rien n'existait autour d'elle. Puis son regard se jeta sur moi, presque brutal, soudain lumineux.
— Pourquoi tu étais habillée avec cette robe hier ?
— Je n'ai pas eu le choix. Je n'ai trouvé que ça. Et j'étais la première étonnée.
Elle s'assit près de moi et ses yeux noirs se plantèrent dans les miens et ne les lâchèrent plus.
— Tu les as trouvé où, ces vêtements ?
— Dans une chambre, je ne sais même plus où, beaucoup plus bas que le marché noir. Je me suis réveillée, seule, perdue au milieu d'un grand lit.
— Faut pas chercher plus loin ce que tu foutais avec l'autre abruti.
— Mais je ne m'en souviens même pas.
— Pour moi, c'est très simple ; il a acheté une bouteille, vous avez bu et vous vous êtes envoyés en l'air.
Elle s'amusait beaucoup.
— Non, c'est impossible, ce n'est pas mon genre de boire et de m'en rendre malade. En plus de trente ans d'existence, je n'ai jamais pris une cuite.
— Je te l'ai dit, y a de quoi devenir marteau ici, et tu serais pas la première à péter les plombs.
— Je t'assure, il y a quelque chose qui cloche. Je suis persuadée qu'il y a autre chose. La nuit dernière, j'ai mis longtemps à m'endormir ; l'alcool n'empêche pas le sommeil de nous tomber dessus, non ?
— C'est bizarre. Le seul moyen de connaître la vérité, c'est de retrouver l'autre abruti.