vendredi 30 décembre 2016

Trafiquants d'âmes 1-5.02


Quatre accords de Mi majeurs sourdent d'une guitare électrique lointaine, bourdonnant au rythme d'une batterie au son caverneux. Puis, comme issus d'une grotte aux rocs abscons, deux accords de La majeur prennent le relais dont ils se débarrassent aux deux premiers Si venus.
Hey, little girl
I wanna be your boyfriend
Ces quelques mots m'extirpent des profondeurs où mon sommeil m'avait noyée. Encore Mi Mi Mi Mi La La Si Si et ça recommence, Mi Mi Mi Mi La La Si Si.
Sweet little girl
I wanna be your boyfriend
Je grogne.
— Tom ?
Do you love me babe ?
Un Do dièse mineur salvateur me convainc d'ouvrir les yeux. Je suis dans ma chambre, allongée sur le côté droit du lit.
What do you say ?
J'ai tout nettoyé hier, et changé la literie. Une odeur de citron, de savon de Marseille et de Soupline à la fleur d'oranger palpite mes narines.
Do you love me babe ?
Ma tête roule vers le deuxième oreiller.
What can I say ?
Des molécules de rose qui se seraient accouplées avec une pointe de vanille atomisent mon nez. Je souris. Son parfum me réconcilie avec ce morceau qu'elle écoute tous les matins depuis qu'elle s'est installée chez moi.
Because-
— I wanna be your boyfriend ! chante Emma la blonde dans sa brosse à cheveux, éruptant dans la chambre.
Ou peut-être est-ce dans le couloir.
Elle secoue la tête dans un nuage de cheveux cendrés, danse comme un volcan fou, surprend mon sourire endormi et se jette sur le lit.
Ou peut-être est-ce contre le sol.
— Hey, coucou toi,
elle me dit. Ou peut-être est-ce Tom.
Je réponds par un grognement.
— Dormir....

Dormir....
Debout ! Vous n'avez rien à faire ici !
Un homme vociférait dans la pénombre du couloir. Quelques rayons de lumière chuchotaient l'aurore à travers les fenêtres. Des pas se rapprochaient. Tom, couché près de moi, grogna.
— Debout ! Il est interdit de dormir dans les couloirs.
Tom, vivifié par la voix tonitruante, se leva. Tous ses os cliquetèrent dans mes oreilles encore endormies. Il me tendit son aide que je refusai dans un gémissement à peine audible. Ma somnolence était confortable, alors que ma conscience frapperait mon dos au mur et y clouerait l'aspérité de la pierre.
Une ombre gâcha les prémices du lever du jour.
— Alors, on veut pas se lever ?
Je grognai.
— Dormir...
— Il est interdit de dormir dans les couloirs.
Il ne souriait pas. À ses côtés, Tom trépignait.
— Allez, Lauren, lève-toi, la chambre est juste à côté.
— Toi, le blanc-bec, la ferme. Toi, ma jolie, debout.
Il se pencha et m'attrapa les deux bras. Il me souleva comme si j'étais une poupée de chiffon et me mit sur mes deux jambes. Je dévisageai sa petite gueule à la Robert Mitchum. Son débardeur blanc dévoilait un Smith & Wesson .357 Magnum tatoué sur les muscles galbés de son bras. Il me maintenait fermement.
— Il est interdit de –
Une odeur de dentifrice à la menthe poivrée me chatouilla le nez.
— «de dormir dans les couloirs », j'avais compris, je ne suis pas sourde.
Il me lâcha.
— C'est mon métier ici, je ne dois pas vous laisser dormir dans les couloirs.
— Sinon quoi ?
Ses yeux roulèrent dans son cerveau à la recherche d'une réponse, un peu déconcentré par mes doigts qui jouaient avec mes cheveux. La moue qui naquit sur ses lèvres et plus encore dans son regard révéla qu'il n'en avait pas trouvée et qu'il était très beau. Je me collais contre son torse. Je l'entendais me respirer.
— Je surveille les couloirs, c'est tout.
— Donc si je me rendors par terre, qu'est-ce que tu fais ?
— Laisse-moi t'inviter à boire un café.
Les hommes sont si faciles parfois.
Je baissai mon regard qui tomba avec fracas sur les lettres H.A.T.E et L.O.V.E tatouées sur ses doigts. Cliché. Je le repoussai.
— Je ne bois pas de café.
Je l'ignorai, redécouvris la présence de Tom qui n'avait pas bougé et me retournai vers la chambre.
— Attends ! Laisse-moi t'inviter à boire un verre alors !
— Dégage, Mitchum.
J'ouvris la porte
— Mais je m'appelle...
et la claquai derrière Tom et moi.
—...Robert...

La petite teigne se tenait debout, les bras croisés, tandis que Caleb ronflait encore. Elle nous chuchota que nous faisions trop de bruit, ce qui retourna Caleb dans son lit et plongea sa tête sous l'oreiller, puis nous demanda ce que nous foutions dans le couloir.
— Mitchum.
Elle m'interrogea de son regard noir.
— On a rencontré un type qui ressemble à Robert Mitchum.
Son sourcil droit se fronça en un accent circonspect épais mais gracieusement tracé. Tom l'aida à comprendre.
— Robert, il s'appelle Robert.
— Ah, vous avez croisé Robert. Il n'est pas malin, mais il n'est pas méchant. Il est surveillant. Une nuit par semaine, il boit une drogue qui l'empêche de dormir et vadrouille un peu partout. Si vous dormiez dans le couloir, c'est normal qu'il vous ait rappelés à l'ordre. Mais qu'est-ce que vous foutiez dans le couloir ?
Je ne me souvenais plus très bien. Tom sembla hésiter.
— Nous étions dans le couloir à cause de Camille. Et nous nous sommes endormis.
— Camille ?
Un soupir courba la silhouette décharnée de Tom. Il attrapa le paquet de cigarettes abandonné sur la table entre les verres vides et poisseux et quitta la chambre. La petite teigne me lança un regard écarquillé et m'interrogea en silence. Ses sourcils, comme des interrogations sans point, exprimaient son incompréhension.
— Cette nuit, j'ai fait un rêve. Un drôle de rêve. Il n'y avait pas vraiment Camille, mais elle était là, en filigrane. C'est sa femme. La femme de Tom.
Le silence qui suivit réveilla Caleb. Il nous regarda toutes les deux, repoussa la couette qui nous révéla sa chemise de nuit à carreaux bleue trois fois trop grande qui ne nous fit même pas sourire tant Maria-Magdalena ne comprenait pas ma réponse, tant je ne voyais pas vraiment ce qu'il y avait d'incompréhensible.
— Tu as... rêvé de la femme de Tom ?
— Pas vraiment. Plus que ça. Apparemment, j'ai fait le même rêve que lui.
— Impossible.
— Et pourtant...
D'un geste de la main, elle mit fin à cette discussion et commença à s'agiter ; « on en reparlera plus tard », me firent comprendre ses allers et retours entre son lit et l'armoire. Elle attrapa ses vêtements, les glissa dans un petit panier déjà bien rempli et quitta la pièce, bientôt suivi de Caleb. Elle revint avant lui, les cheveux encore mouillés. Un petit sourire — « je n'oublie pas cette histoire de Camille, mais je suis pressée là » — me salua, puis elle repartit dans des effluves de savon au lait d'amande douce, sans un mot. Dans le couloir, Caleb lui souhaita une bonne journée. Il portait son costume de magicien et s'était rasé de très près. Il sentait bon l'après-rasage et son sourire avait un goût de dentifrice fluoré. Rien ne dépassait. Il mit son haut de forme. Je crus qu'il allait partir, mais il s'installa sur la chaise en face de moi.
— Un petit déjeuner ?
Il n'attendit aucune réponse et glissa sa main derrière ma tête. Au milieu de mes cheveux emmêlés, il trouva un croissant qu'il me tendit. Surprise, je mordis dedans sans poser de question.
— Café, thé ?
Entre deux bouchées je murmurai « chocolat » d'une voix mi-amusée, mi-étonnée. Cette fois, il fouilla sous la table et me tendit une tasse dont les effluves de cacao réveillèrent mes papilles.
— D'où sors-tu tout ça ?
La question brûlait mes lèvres de chocolat.
— Un magicien ne révèle jamais ses secrets, tu sais.
Il se leva, rajusta sa veste et se dirigea vers la porte. Puis il se retourna vers moi :
— Que comptes-tu faire de ta journée ?
— Que suis-je censée en faire ?
— Ne reste pas là, à croupir dans l'ennui. Va te promener, va flâner dans les rues, rencontre du monde. Tu sais, il y a même une, euh, une agence touristique.
— Une agence touristique ??
Il rit tout en acquiesçant. Puis de ses mains de virtuose, il sortit de sa manche une serviette de bain et de son chapeau un petit flacon de savon et me les offrit.

(NDA : puisque c'est la période, Noël, les fêtes de fin d'année, un petit bonus, voici le morceau dont il est question au tout début.)

 

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