Une tour émergeait du sol et se perdait si haut dans le ciel que je n'en voyais pas le sommet. Des millions de pierres
ocres avait été empilées les unes après les autres pour donner
naissance à ce monument. Il n'y avait aucune fenêtre ni aucune ouverture que ce
fût, hormis la porte d'entrée. Face à cet
édifice, je me sentis aussi minuscule et inutile que chacune de ses
pierres avant qu'elles ne participent à l'ascension de ce monstre
d'architecture qui me hurlait de m'enfuir en courant. Je fis un pas
en arrière quand je m'aperçus que Tom était déjà parti.
J'inhalai une grande bouffée d'air et j'exhalai mon vertige. La tour
ne me parut pas moins colossale mais elle m'inspira plus de respect
que de crainte.
J'entrai. Une trentaine de files s'étiraient comme autant de boyaux
dans les entrailles du bâtiment qui ingurgitait les hommes et les
femmes au compte-goutte et les recrachait tout aussi lentement vers
la sortie. J'en choisis une le plus près possible de la porte afin
de pouvoir, au cas-où, m'échapper avant d'être avalée par la
foule morne et dense. Devant moi, un homme coiffé d'un chapeau haut
de forme et vêtu d'un costume noir et d'une chemise blanche me
dévisagea, puis son regard tentèrent de dessiner les contours de
mon corps au travers mon pyjama trop grand. Je soupirai.
— J'oublie de me présenter : Caleb.
Il retira son chapeau, fit une révérence et me tendit la main. Je
l'ignorai, détournant la tête.
— Enchanté.
Je me dressai sur la pointe des pieds pour tenter d'apercevoir notre
but : un guichet, un bureau, une porte. Mais je ne vis que des
hommes, des femmes, et encore des hommes et des femmes. Autour de
moi, les files étaient aussi longues, et toutes ces personnes
trompaient l'ennui en discutant entre elles. Je me souvins de ma
traversée du désert, de mon exil dans la solitude, du sentiment
d'avoir été abandonnée qui m'assaillait bien plus que la faim, la
soif, le froid. Alors je tendis la main vers ce Caleb, grand et
maigre, dont les cheveux châtains rêvaient de s'enfuir de ce
chapeau grotesque, dont les yeux fous brillaient de mille couleurs
dans le ventre noir du bâtiment, dont le sourire enjôleur
défiait les murs glauques.
— Lauren, enchantée.
Il était prestidigitateur. Il trouva une pièce derrière mon
oreille, sortit un lapin en peluche de son chapeau, fit disparaître
la pièce dans sa main et fit apparaître un sourire sur mon visage.
Il m'offrit le lapin en peluche dont la douceur exhala un parfum de
shampoing aux œufs sous mes doigts.
Caleb habitait dans le même bâtiment que moi, au 26ème étage,
depuis quelques mois désormais. Ses compagnons de chambre — une
mégère tombée du huitième étage de son immeuble, un vieillard
victime d'un accident de bouilloire et un ancêtre que le sommeil
avait vaincu — n'appréciaient guère l'oisiveté du magicien. Il
avait refusé de travailler et les avait rendu jaloux quand il était
revenu vêtu de son beau costume noir. Après avoir reçu plusieurs
injonctions de la part de l'administration, il décida de
venir s'enregistrer. S'il n'aimait pas suivre les règles, il aimait
encore moins l'idée de découvrir ce qui l'attendait s'il ne les
respectait pas.
Il tenta d'en savoir plus sur moi. Je lui révélai que j'émergeais
à peine de quelques jours de délires et de fièvres, que je ne
connaissais pas vraiment mes compagnons de chambre, que la fille,
cette petite teigne, était jeune et que l'homme, un type adorable,
était cependant un squelette. Il se réjouit aux mots « fille »
et « jeune », éluda le « teigne »,
ne crut pas au « squelette », nota que nous
n'étions que trois. La seconde d'après, il avait décidé d'habiter avec nous.
Nous arrivions à la fin de la queue. Face à nous se dressaient
autant de portes qu'il y avait de files. Un chiffre romain en bronze
fixé sur chacune d'entre elles les distinguaient les unes des
autres. Caleb fut reçu. Il me quitta avec un sourire en prenant bien
soin de m'extirper le numéro de mon étage et de ma chambre.
Il resta dans le bureau quelques minutes, puis en sortit. J'avançai
vers la porte. Quand il me croisa, il haussa les épaules.
— Ils ne peuvent rien pour moi. Bonne chance et à bientôt !
Je le saluai d'un vague signe de la main puis j'entrai. Un individu
de plus de deux mètres, debout derrière un guichet, vêtu d'une
longue cape noire à capuchon qui lui cachait le visage s'il en
avait un, tendit le bras vers la porte. Je la fermai. Peu rassurée,
j'hésitai à m'approcher. Mes doigts trituraient les oreilles du
lapin en peluche. Le géant me fit signe d'avancer. J'avançai.
M'appuyai sur le guichet en bois massif. Un souffle glacial se
dégageait de son être. Je n 'osais pas lever les yeux, me
contentais de dessiner du regard les nervures du bois. Il approcha
sa main gantée vers moi. J'eus un mouvement de recul, mais mon corps
fut attiré en avant comme s'il avait été en fer et le guichet un
aimant. Sa main se posa entre mes clavicules, juste en dessous de mon
cou. Le contact me glaça puis me brûla. Je fermai les yeux, fronçai
tous les muscles du visage. Une décharge électrique parcourut mes
muscles de la tête aux pieds, et mille aiguilles triturèrent le
moindre de mes petits vaisseaux sanguins comme si cet être étrange
voulait m'arracher de moi-même.
Puis tout s'arrêta. Le lapin s'écrasa par terre. La douleur fut
aussi intense que fugace. Une demi-seconde plus tard, je l'avais déjà
oubliée.
Le géant sans visage émit un grognement. Il se tourna. Derrière
lui, des étagères montaient si haut que je ne pouvais même pas
deviner le plafond. Sur chacune d'elles étaient disposés des
milliers de boites à archives. Pas une n'était rangée de travers,
ni ne dépassait. Il se saisit d'une de ces boites, l'ouvrit, en
sortit une feuille blanche qu'il étala sur le guichet, rangea la
boite. Il survola la feuille de sa main d'un mouvement lent. Quelque
chose s'inscrivit. Il me tendit la feuille et me congédia. Je
ramassai la peluche puis me hâtai vers la sortie.
Dehors, Tom m'attendait, une cigarette à la bouche. Je lui montrai
le papier.
— « Sans âme »...
Il soupira. Puis me proposa une cigarette. Je déclinai l'offre.
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