lundi 28 novembre 2016

Trafiquants d'âmes 1-3.03


Une tour émergeait du sol et se perdait si haut dans le ciel que je n'en voyais pas le sommet. Des millions de pierres ocres avait été empilées les unes après les autres pour donner naissance à ce monument. Il n'y avait aucune fenêtre ni aucune ouverture que ce fût, hormis la porte d'entrée. Face à cet édifice, je me sentis aussi minuscule et inutile que chacune de ses pierres avant qu'elles ne participent à l'ascension de ce monstre d'architecture qui me hurlait de m'enfuir en courant. Je fis un pas en arrière quand je m'aperçus que Tom était déjà parti. J'inhalai une grande bouffée d'air et j'exhalai mon vertige. La tour ne me parut pas moins colossale mais elle m'inspira plus de respect que de crainte.
J'entrai. Une trentaine de files s'étiraient comme autant de boyaux dans les entrailles du bâtiment qui ingurgitait les hommes et les femmes au compte-goutte et les recrachait tout aussi lentement vers la sortie. J'en choisis une le plus près possible de la porte afin de pouvoir, au cas-où, m'échapper avant d'être avalée par la foule morne et dense. Devant moi, un homme coiffé d'un chapeau haut de forme et vêtu d'un costume noir et d'une chemise blanche me dévisagea, puis son regard tentèrent de dessiner les contours de mon corps au travers mon pyjama trop grand. Je soupirai.
— J'oublie de me présenter : Caleb.
Il retira son chapeau, fit une révérence et me tendit la main. Je l'ignorai, détournant la tête.
— Enchanté.
Je me dressai sur la pointe des pieds pour tenter d'apercevoir notre but : un guichet, un bureau, une porte. Mais je ne vis que des hommes, des femmes, et encore des hommes et des femmes. Autour de moi, les files étaient aussi longues, et toutes ces personnes trompaient l'ennui en discutant entre elles. Je me souvins de ma traversée du désert, de mon exil dans la solitude, du sentiment d'avoir été abandonnée qui m'assaillait bien plus que la faim, la soif, le froid. Alors je tendis la main vers ce Caleb, grand et maigre, dont les cheveux châtains rêvaient de s'enfuir de ce chapeau grotesque, dont les yeux fous brillaient de mille couleurs dans le ventre noir du bâtiment, dont le sourire enjôleur défiait les murs glauques.
— Lauren, enchantée.
Il était prestidigitateur. Il trouva une pièce derrière mon oreille, sortit un lapin en peluche de son chapeau, fit disparaître la pièce dans sa main et fit apparaître un sourire sur mon visage. Il m'offrit le lapin en peluche dont la douceur exhala un parfum de shampoing aux œufs sous mes doigts.
Caleb habitait dans le même bâtiment que moi, au 26ème étage, depuis quelques mois désormais. Ses compagnons de chambre — une mégère tombée du huitième étage de son immeuble, un vieillard victime d'un accident de bouilloire et un ancêtre que le sommeil avait vaincu — n'appréciaient guère l'oisiveté du magicien. Il avait refusé de travailler et les avait rendu jaloux quand il était revenu vêtu de son beau costume noir. Après avoir reçu plusieurs injonctions de la part de l'administration, il décida de venir s'enregistrer. S'il n'aimait pas suivre les règles, il aimait encore moins l'idée de découvrir ce qui l'attendait s'il ne les respectait pas.
Il tenta d'en savoir plus sur moi. Je lui révélai que j'émergeais à peine de quelques jours de délires et de fièvres, que je ne connaissais pas vraiment mes compagnons de chambre, que la fille, cette petite teigne, était jeune et que l'homme, un type adorable, était cependant un squelette. Il se réjouit aux mots « fille » et « jeune », éluda le « teigne », ne crut pas au « squelette », nota que nous n'étions que trois. La seconde d'après, il avait décidé d'habiter avec nous.
Nous arrivions à la fin de la queue. Face à nous se dressaient autant de portes qu'il y avait de files. Un chiffre romain en bronze fixé sur chacune d'entre elles les distinguaient les unes des autres. Caleb fut reçu. Il me quitta avec un sourire en prenant bien soin de m'extirper le numéro de mon étage et de ma chambre.
Il resta dans le bureau quelques minutes, puis en sortit. J'avançai vers la porte. Quand il me croisa, il haussa les épaules.
— Ils ne peuvent rien pour moi. Bonne chance et à bientôt !
Je le saluai d'un vague signe de la main puis j'entrai. Un individu de plus de deux mètres, debout derrière un guichet, vêtu d'une longue cape noire à capuchon qui lui cachait le visage s'il en avait un, tendit le bras vers la porte. Je la fermai. Peu rassurée, j'hésitai à m'approcher. Mes doigts trituraient les oreilles du lapin en peluche. Le géant me fit signe d'avancer. J'avançai. M'appuyai sur le guichet en bois massif. Un souffle glacial se dégageait de son être. Je n 'osais pas lever les yeux, me contentais de dessiner du regard les nervures du bois. Il approcha sa main gantée vers moi. J'eus un mouvement de recul, mais mon corps fut attiré en avant comme s'il avait été en fer et le guichet un aimant. Sa main se posa entre mes clavicules, juste en dessous de mon cou. Le contact me glaça puis me brûla. Je fermai les yeux, fronçai tous les muscles du visage. Une décharge électrique parcourut mes muscles de la tête aux pieds, et mille aiguilles triturèrent le moindre de mes petits vaisseaux sanguins comme si cet être étrange voulait m'arracher de moi-même.
Puis tout s'arrêta. Le lapin s'écrasa par terre. La douleur fut aussi intense que fugace. Une demi-seconde plus tard, je l'avais déjà oubliée.
Le géant sans visage émit un grognement. Il se tourna. Derrière lui, des étagères montaient si haut que je ne pouvais même pas deviner le plafond. Sur chacune d'elles étaient disposés des milliers de boites à archives. Pas une n'était rangée de travers, ni ne dépassait. Il se saisit d'une de ces boites, l'ouvrit, en sortit une feuille blanche qu'il étala sur le guichet, rangea la boite. Il survola la feuille de sa main d'un mouvement lent. Quelque chose s'inscrivit. Il me tendit la feuille et me congédia. Je ramassai la peluche puis me hâtai vers la sortie.
Dehors, Tom m'attendait, une cigarette à la bouche. Je lui montrai le papier.
— « Sans âme »...
Il soupira. Puis me proposa une cigarette. Je déclinai l'offre. 

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