dimanche 23 octobre 2016

Trafiquants d'âmes 1-2.03


— Tu lui as fait peur, avec ton squelette idiot.
Puis elle s'adressa à moi d'une voix apaisante mais pressée d'en finir.
— Tom n'a pas de chair, il n'a pas de peau. Tu peux me croire, ça m'a surprise aussi quand je me suis réveillée, là, sur ce lit en face du tien. Je lui ai foutu mon poing dans la figure, la première fois que je l'ai vu : son crâne a fait un tour complet et ses os en craquent encore, n'est-ce pas Tom ? (il acquiesça d'un hochement de tête) Mais c'est un type bien, personne n'a mieux veillé sur toi que lui, depuis que tu es ici.
— ... ? ... (aucun son ne put sortir de ma bouche, peut-être les hurlements avaient-ils brisé ma voix, ou étaient-ce mes lèvres encore tremblantes qui n'arrivaient pas à former de mots)
— Depuis quelques jours. Ne le regarde pas comme ça, tu finiras par le vexer.
En quelques pas feutrés, le squelette s'approcha du lit et chuchota quelques mots à l'oreille de Maria-Magdalena qui lui céda sa place. À contrecœur, disait son air renfrogné tout en s'écartant.
— Tu n'as pas à avoir peur de moi, Lauren.
Il posa ses doigts squelettiques sur mon bras et un frisson sur ma peau. Ses os froids réveillèrent le cri de terreur que les gifles et les mots de Maria-Magdalena avaient apaisé. Mes deux jambes s'extirpèrent de la couette et repoussèrent le monstre avant de toucher le sol. M'échapper. La porte. Maria-Magdalena la bloquait, imperturbable. Je fonçai sur elle. Elle ne bougea pas. Elle ne bougerait pas. Alors je la chargeai, la tête en avant, mais elle esquiva d'un pas de côté, m'attrapa la taille d'une main, les cheveux de l'autre, me décocha un coup de pied dans les genoux et me plaqua au sol face contre terre. Sa poigne maintenait fermement mon bras gauche derrière mon dos. Ne pouvant me débattre, je hurlai, mais lorsque j'inspirai, de la poussière s'immisça dans mon cri et l'étouffa. Des larmes piquaient désormais mes yeux. Petite teigne.
— Ce n'était pas la peine de jouer les brutes, elle n'aurait pas été bien loin.
— Elle est terrorisée. Elle aurait pu se perdre.
— Lâche-la, tu veux ?
Elle obéit. Son étreinte se desserra. Je voulus me relever mais mes muscles endoloris refusèrent de me porter. Toute force avait quitté mon corps et s'écoulait entre mes cils, creusant sur mes joues toutes les questions restées jusque-là sans réponse ; où étais-je, qui étaient-ils, ma vie était-elle restée suspendue sur le fil de la lame de rasoir comme les gouttes écarlates et épaisses qui en souillèrent le métal ? Maria-Magdalena m'assit contre la porte et s'accroupit en face de moi. Une main se posa sur mon genou ; l'autre main, d'un geste dont la douceur contrastait avec la violence de son placage au sol, dégagea les cheveux humides qui collaient à mon visage pour les glisser derrière mes oreilles. Son regard sombre s'immisça entre mes larmes.
— Lauren. Tu es morte. Tom est mort. Je suis morte. Nous sommes tous morts. Nous aussi, nous avons traversé un désert de cauchemars et de solitudes, nous aussi nous nous sommes réveillés ici, perdus, terrorisés. Je pourrais pas te dire où nous sommes, car je suis sûre de rien ; disons que nous sommes dans une sorte d'au-delà.
Tout mon corps s’effondra contre Maria-Magdalena qui le serra très fort, si fort que je perdis conscience.
Des rêves ont dansé autour de moi, prenant la forme des créatures fantasmagoriques qui ont, un jour, peuplé mon existence pour n'y laisser qu'une trace marquée de tristesse dans ma mémoire. Une invitée surprise fit irruption dans cette fête, comme si elle avait choisi, entre deux portes, la mauvaise, celle qui ne la mènerait pas vers un amour perdu. Une bouche invisible murmura son prénom. Camille. Ses yeux bleus qui m'étaient inconnus comprirent leur erreur, mais, plutôt que de s'échapper de la ronde de mes souvenirs, ils me racontèrent l'histoire de sa disparition et de la grande affliction qu'elle avait causée. À ses cils des larmes se suspendirent comme les mots à ses lèvres.
Une plume bleue illumina l'obscurité d'une pièce sans fenêtre ; elle voletait, papillonnait au gré d'un vague courant d'air venu de nulle part et refusait de se poser contre les obstacles qui, dans l'ombre, étouffaient les murs du sol au plafond.
Une main noire de suie s'en empara, et un visage au regard bleu se pencha sur la paume ouverte où la plume, presque fluorescente, frémissait sous les larmes qui lui coulaient dessus. Des lèvres se rapprochèrent, et, dans un souffle, la chassèrent. La plume, imbibée de l'alcool triste de ses yeux, tituba, puis s'effondra sur le sol dans un tel fracas que je tressautai dans mon sommeil.
Camille.

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