samedi 23 septembre 2017

Trafiquants d'âmes 2-06


6

Caleb revint, seul. Son chapeau était suspendu à sa main, et sur sa tête quelques mèches de cheveux s'étaient affolées et affranchies du gel qui collait à son crâne.
— Laissez-moi vous présenter Betty. Betty, voici Lauren, Maria et Tom.
« Enchantée », frissonna une voix sans coffre et venue de nulle-part qui attira nos regards au-delà de l'embrasure de la porte — le bout de couloir à la porté de nos yeux était désespérément vide — et fronça nos visages. Maria-Magdalena soupira, agacée ; « on va pas y passer la nuit », disaient ses narines qui se gonflèrent et se rétractèrent deux, trois fois d'affilé. Caleb s'éclaircit la voix et montra nos pieds.
— Vous lui marchez dessus.
Cette phrase, alors même qu'aucun de nous ne la comprit, eut pour effet de nous faire tous les trois bondir d'un pas en arrière dans un fracas d'os se cognant les uns contre les autres, un genou contre un tibia, un coude dans des côtes, un crâne sur un nez.
« Ouille ouille ouille... Tout... Tout va bien ? », murmura la voix.
— L'ombre. Vous ne voyez pas l'ombre ?
Je pointais mon index vers la silhouette qui pendait aux pieds de Caleb sans comprendre pourquoi fallait-il s'y intéresser. D'un souffle exaspéré, il fit un pas chassé. L'ombre ne bougea pas et perdit tout contact avec le corps de Caleb. Puis ce qui semblait être une main s'anima sur le sol et nous salua d'un geste aussi timide que bizarre. Face à nos mines interloquées, Caleb encouragea Betty — ou quelque soit le nom de cette chose — à se découvrir un peu plus. La silhouette d'un corps féminin s'esquissa alors sur la table puis peignit un nuage de charbon sur le mur, et des bras se levèrent comme des serpents jouant aux ombres chinoises. Sa bouche fantôme s'approcha de l'oreille de Caleb et lui chuchota quelques mots.
— Voyons, Betty, je suis sûr qu'ils se doutent de ce qu'il t'est arrivé.
— Encore une victime d'un trafiquant d'âmes !
L'exclamation de Maria-Magdalena, apparemment peu intimidée par cette drôle d'apparition immatérielle, empourpra, me sembla-t-il, les joues éthérées de Betty, qui, la seconde d'après, s'éclipsa.
— C'est malin ! Tu lui as fait peur ! Et puis vous n'aviez pas besoin de la fixer, elle déteste qu'on la regarde.
« Y a pas de risque », me murmura Maria-Magdalena, sa bouche si près de mon oreille que ma peau en tressaillit. Caleb s'agitait et cherchait son amie dans le couloir, examina chaque recoin de la chambre, passa même la tête par la fenêtre, ouvrit le placard, regarda sous les lits.
— Betty, sors de ta cachette ! Ils sont plus sympas qu'ils en ont l'air ! Bravo, Maria-Magdalena, tu l'as faite fuir.
— Faut pas pousser, si elle a peur d'un simple éclat de voix, c'est ta copine qui a un problème, pas moi. Je ne vois d'ailleurs pas comment elle pourrait nous aider.
— Mais c'est évident ! Elle n'est plus que l'ombre d'elle-même. Rien de plus facile pour elle que d'espionner, de surveiller et de suivre des marchands.
— Tu aurais raison... si elle n'était pas si craintive.
— Elle le fera. Je la retrouve, je le lui explique, et elle le fera. Et sois gentille avec elle, elle est très fragile et n'a pas beaucoup confiance en elle. Je t'assure que cette mission est faite pour elle.
— Vas-y, trouve-là. Après tout, on a rien à perdre. Elle non plus, d'ailleurs.

Caleb retrouva Betty : elle rasait les murs du couloir ; il la ramena à l'heure où l'obscurité naissante dissipe les ombres puis les efface de sa main opaque. Nous commencions à bailler lorsqu'elle soupira à l'idée de devoir regagner sa chambre pour y rejoindre son lit inutile et ses compagnons qui ne connaissaient même pas son nom. Comme elle traînait son ombre en nous souhaitant une bonne nuit, Maria-Magdalena l'invita à dormir avec nous d'une voix qui ne laissa pas soupçonner la moindre intention de la dorloter pour mieux arriver à ses fins.
L'ombre de Betty, qui s'amalgamait à la nuit de plus en plus profonde, disparut entre le lit de Tom et celui de Caleb.
— Betty ? Tu es toujours là ?
— Oui, Caleb. Merci à tous et bonne nuit.

Un couloir mène vers un salon dont l'espace est en partie mangé par un canapé gris aux coussins élimés qui regarde l'écran cathodique sans avenir. Des étagères couvertes de centaines de livres recouvrent les murs de la tête au pied. Toutes dépareillées, elles témoignent, avec la complicité de la table aux quatre chaises et du meuble télé, d'une récupération de meubles abandonnés car trop vieux, trop moches, trop usés. Quelques plantes égayent la pièce dans des pots aux motifs faussement incas ou usurpant l’Égypte antique. De longs rideaux assombrissent la fenêtre, et la lumière qui en découle est orange, presque rouge. Sur la table basse en fer forgé dont la plaque en verre a été remplacé par une planche en bois brut, se dore au milieu de revues plus ou moins culturelles un verre de whisky.
Un homme apparaît sous l'arcade qui sépare la pièce à vivre de la cuisine, toute blanche et suintant la peinture fraîche. Il engloutit un sandwich de pain de mie et de fromage en quelques secondes, le temps qu'il lui faut pour attraper la télécommande de la chaîne. Son index presse le bouton play, le CD s'affole, puis les premières notes d'une chanson de Tom Waits dansent.
Il se vautre dans le canapé, le verre à la main, ferme les yeux et laisse la musique mener son sourire béat en bateau entre les vagues de la détente.
À l'autre bout du corridor des pas grimpent les escaliers menant à la cave puis courent se planter devant la télévision.
— Tom !
Il s'est endormi et la musique couvre la voix grave mais féminine.
— Tom !
De son pied elle secoue son genou. Il tressaute, marmonne un petit «hein quoi» qui se perd au milieu des mots de Tom Waits, ouvre les yeux et pousse un hurlement.
— Ça va, c'est pas si terrible...
Il bondit hors du canapé et se frotte les yeux. La femme à la blouse blanche qu'une matière visqueuse et verdâtre a éclaboussé, au visage noirci par la suie et aux cheveux recouverts de cendres est bien la sienne. Il reconnaîtrait ses yeux bleus et son sourire enfantin n'importe où.
— Camille ! Ça va ?
Il veut la toucher, mais sa main reste en suspend au-dessus de la blouse qui dégouline et dont l'odeur lui donne la nausée.
— Tout va bien, ne t'inquiète pas. Je ne t'avais pas entendu entrer.
Elle tend ses lèvres pour un baiser, comme si son visage n'était pas souillé de suie, puis se ravise et lui demande de l'aider à se nettoyer. Sa voix grave, qu'il trouve toujours aussi sexy après quelques années de mariage, siffle dans ses oreilles comme le chant d'une sirène et la seconde d'après le voilà ligoter à sa bouche et enchaîner à sa langue.
Une plume bleue s'échappe de la cage ronde qui retient prisonnière l'ampoule du plafond. Doucement elle bat de l'aile et trace dans son sillon des auréoles au dessus de leur tête, puis, prise dans un courant d'air, elle frissonne, tourbillonne et s'échoue dans le verre de whisky.

Le lendemain, Caleb me rappela à l'ordre quand il s'aperçut que je piétinai sa petite protégée dont j'avais oublié la présence tant elle était discrète. Il lui conseilla de s'étendre sur les murs au lieu de s'allonger sur le sol, mais elle rechigna à l'idée d'être vue par tout le monde et se cacha sous le lit de Caleb. Occupée à ranger ses affaires dans l'armoire, Maria-Magdalena exprimait par des gestes saccadés son exaspération et martyrisait sa brosse dont elle arrachait vigoureusement les cheveux coincés, tandis que Tom, affalé sur une chaise, fumait cigarette sur cigarette. Caleb décida qu'il était temps pour lui d'aller jouer au magicien, mais il hésita, droit devant la porte, et s'il nous fit promettre de prendre soin de Betty, le ton de sa voix nous ordonnait surtout de ne pas la brusquer, voire de ne pas nous moquer d'elle. Les yeux de Maria-Magdalena se levèrent et me firent comprendre qu'elle aurait bien envoyé valser sa brosse sur une tête — celle de Caleb, sous son haut-de-forme poussiéreux, ou celle de Betty, quelque part dans la chambre. Elle se contenta de chasser Caleb d'un geste de la main, « allez, dehors ! », dirent ses doigts agités. Il se décida à ouvrir la porte, lentement, jeta un regard en arrière, chercha l'ombre de Betty, ne la trouva pas. Puis, il se pencha : quatre enveloppes traînaient devant notre entrée, adressée à chacun de nous en lettres calligraphiées. J'ouvris la mienne.

Veuillez prendre connaissance de votre immatriculation provisoire — et exceptionnelle étant donné les pièces manquantes à votre dossier — qui prendra fin dans un mois à compter de la réception de la présente. Jusque-là, sur présentation de la carte d'identité désormais en votre possession, vous n'aurez rien à craindre des autorités.
Nous vous prions d'agir en conséquence et de prendre au sérieux votre nouvelle nomination.
Cordialement,
signée par un dessin à l'encre de chine d'une salamandre entortillée à un chat.
Je sortis ma nouvelle carte d'identité. C'était un bout de carton enrobé de plastique, avec mon nom, mon prénom, mon adresse, une image de mon visage. J'étais, selon les petits caractères imprimés tout en bas, enquêtrice principale. Tom se vit affublé non sans fierté du titre de détective privé, Maria-Magdalena, blasée, de seconde enquêtrice, et Caleb, d'adjoint du détective.
— On se demande de qui ils se moquent, «seconde enquêtrice» alors que je vais devoir veiller sur l'enquêtrice principale, et qu'aucun de vous n'a l'air de savoir mener une enquête.
— Merci pour moi, mais je te rappelle que je suis détective privé, à la base. Ce n'est pas ma première affaire.
— Et tu n'as pas besoin de veiller sur moi, je suis assez–
— Bla bla, ben tiens. Je suppose que ce qui te vaut l'honneur d'être enquêtrice principale, c'est de dormir avec les patrons.
Tout le monde éclata de rire l'atmosphère plutôt tendu qui ridait nos visages. Ces titres ne signifiaient pas grand chose, et tous nous savions sans le dire que seule Maria-Magdalena avait le caractère d'une meneuse.
Je relis d'un œil flou la lettre qui accompagnait la carte d'identité.
— «rien à craindre des autorités» ; que craignait-on des autorités jusqu'à présent ?
— Pas grand chose, je fais mes tours de magie tous les jours depuis que je suis ici, je n'ai pris la peine de me pointer dans leur service d'immatriculation qu'il y a quelques jours, et on ne m'a jamais rien dit.
— Dans ma première chambre...
Je sursautai. Maria-Magdalena et Tom aussi. La voix — un souffle — venait du sol, et encore une fois, j'avais oublié la présence de Betty.
—... un de mes colocataires, qui refusait de s'enregistrer, a disparu, une nuit. On raconte qu'il a été enlevé puis balancé dans le désert, par des géants, ceux des administrations, brrr, ils me glacent le sang, enfin, façon de parler. Des gars, qui traînent dans le Bar des Âmes Perdues ont vu son corps se faire engloutir par le sable. Personne ne l'a jamais revu depuis.
Le souvenir de ces monstres de sang-froid serrèrent mes doigts autour de ma carte d'identité.
— Bien contente d'avoir ces papiers !
Maria-Magdalena nous rappela que nous avions un mois pour retrouver nos trafiquants d'âmes et qu'il faudrait qu'on se bouge un peu. Elle s'installa à la table aux côtés de Tom qui se redressa et éteignit sa cigarette, puis nous invita à nous joindre à eux. L'ombre de Betty hésita, mais l'attention dont nous avions fait preuve lors de sa prise de parole la poussa à se dresser sur le mur. Il fut question de sa mission de filature ; il y eut une petite discussion sur comment procéder — discussion que balaya Maria-Magdalena d'un revers de la main, après tout, quoi de plus facile de filer quelqu'un lorsqu'on est soi-même invisible — et un débat sur qui suivre que Maria-Magdalena (encore) arrêta sur la personne d’Apollinaire — parce que lui-même trafiquait des marchandises dont certaines étaient plus illégales que d'autres, parce qu'on pouvait mettre un visage sur son nom et un nom sur son visage, parce que ce n'était pas du petit gibier.


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