Alors que nous déambulions au hasard des rues, je lui racontai ma
nuit mouvementée : le chat, la salamandre, le désert, les
araignées, le cow-boy englouti par les dunes.
— Vous avez été dans le désert ?!
— Oui, pourquoi ? Qu'a-t-il de si particulier, ce désert ?
— Tout ce que j'en sais, c'est qu'il est interdit de s'y
aventurer. Je connais quelqu'un qui pourra peut-être nous aider.
Conrad me doit un service depuis que j'ai attrapé le voleur de sa
corde.
— Sa corde ?!
— Sa corde.
Maria-Magdalena m'entraîna dans un square où se tenait, d'un côté,
un marché noir de petite envergure, avec ses marchands de broutilles
et ses arnaqueurs de pacotille, et de l'autre, un cercle agglutiné
autour d'un arbre mort de la taille d'une potence. Elle perça le
cercle et me présenta à Conrad qui était devenu une attraction.
Depuis des siècles, m’expliqua-t-elle, il se réveillait tous les
matins dans un lit trempé de sueur et des souvenirs gluants d'une
vie antérieure qui le poursuivaient nuit après nuit dans ses rêves
glauques et oppressants. Dans ses yeux vitreux transparaissaient les
cris de ses victimes, et dans les larmes qui ne cessaient de strier
la peau de son visage et de son cou, leur sang se devinait,
dégoulinant de leurs viscères déchirées et de leurs membres
arrachés. Ses cheveux blancs se dressaient sur sa tête comme autant
de lames effilées qui avaient ouvert des dizaines de ventres. Son
corps massif, recouvert de lambeaux de pyjama, pendait au bout d'une
corde qui lui sciait jour après jour, depuis des siècles, la gorge
haletante. Ses pieds nus, enduits d'une crasse noire de plusieurs
centaines d'années, n'avaient jamais connu ni le parfum du savon ni
la douceur de ses bulles.
— Mais que fait-il,
je chuchotai à Maria-Magdalena.
— Chaque jour, il se repent : il expie ses crimes en se
pendant à cet arbre. Mais mieux vaut éviter de lui parler de ça si
on veut pas qu'il fonde en larme,
me répondit-elle, avant de saluer Conrad.
Un sourire aux dents jaunes nous accueillit puis tenta de prononcer
quelques mots, mais la corde l'en empêchait. Il étira ses bras qui
attrapèrent la branche sur laquelle il pendait, défit le nœud
coulant et se laissa tomber à terre, ce qui eut pour effet de faire
fuir la plupart des passants dont certains poussèrent des petits
cris. Si Maria-Magdalena n'avait pas été avec moi, j'en aurais fait
autant face à ce corps immense. Son regard suivit les fuyards
et un rire tonitruant effaça ses larmes qui se décollèrent de son
visage et allèrent s'écraser sur les vestiges de son pyjama.
— Tous les jours c'est pareil, tant que je suis pendu, je
satisfais leur curiosité morbide, dès que je me détache, je leur
fais peur. Mais je ne vais pas leur reprocher leur curiosité
morbide, n'est-ce pas, Maria-Magdalena ?
Il s'approcha pour la prendre dans ses bras, mais elle recula et
éclata d'un rire qui rivalisa avec celui de Conrad.
— Quand tu te seras lavé, Conrad. Pas avant.
— Me laver ? Moi ? Jamais !
Il me remarqua et me dévisagea pendant quelques secondes.
— Qui est cette donzelle ?
— Conrad, je te présente Lauren, elle n'est ici que depuis une
dizaine de jours.
— Une petite joueuse, hein ?
Il me tendit sa main poisseuse que je n'osai refuser. Je dus faire un
pas vers lui pour la lui serrer et ne pus retenir ma respiration bien
longtemps : la macération de tous les fluides de son corps,
mélangée à l'odeur de ses dents pourries balança un coup de poing
à mon estomac. Nos deux mains allaient se rencontrer, la sienne
trois fois plus large que la mienne, lorsque Maria-Magdalena me
repoussa.
— Quand tu te seras lavé.
— Tant pis ! Qu'est-ce qui me vaut ta visite, Maria-Magdalena
?
— On aimerait en savoir plus sur le désert, et comme tu es l'un
des plus anciens, on se disait...
— Ah, ce désert... Il y a de cela très longtemps, j'ai voulu le
traverser pour m'enfuir de cet endroit. On dit que le désert vole
les âmes, on dit aussi que lorsqu'il mangea la mienne, elle était
tellement pourrie, qu'après l'avoir engloutie, il la vomit en petits
morceaux près de cet arbre qui est mort peu après. Je me rappelle
encore le sable qui bouchait mes poumons, hurlait dans mes oreilles,
aspirait mes yeux, déchirait ma peau, laissait dans ma bouche un
goût de terre et de punaises. Mais mon âme n'était pas à son
goût, il les préfère un peu plus tendres, et beaucoup moins
saignantes. Alors je me suis réveillé juste sous cet arbre, dont
j'ai vu les feuilles se flétrir et les fruits mourir. On pourrait
croire que l'horreur de mes crimes m'ont sauvé du désert, mais
sachez que le néant qu'il m'offrait est bien plus doux et plus
facile que la sentence que je m'inflige désormais chaque jour afin
de laver mon âme.
— Il semblerait que l'ami de Lauren ait sombré entre deux dunes,
que peut-on faire pour lui ?
— Mais rien du tout, Maria-Magdalena. Le désert se nourrit des
âmes égarées, et il trouve la plupart bien délicieuses.
Il sourit, offrant le spectacle de ses dents jaunies et de ses
gencives sanglantes, puis retourna sous sa branche et s'y rependit à
l'aide d'un tabouret dont le bruit qu'il fit quand il le bascula sous
ses pieds attira les spectateurs. Maria-Magdalena le salua mais il ne
répondit pas : sa bouche se ferma et ses yeux déversèrent sur
son visage des flots de remords.
— Quand la branche cassera, sa sentence prendra fin et son âme
sera blanchie.
Elle m'attrapa le bras et m'entraîna loin de ce triste spectacle.
Nous traversâmes le petit marché noir qui longeait le square quand
un visage familier interpella ma mémoire et paralysa mes jambes.
Je marche pendue au bras de Mitchum qui salue quelques connaissances
et me présente comme un trophée, il ne le dit pas mais les regards
qui caressent mon corps reflètent son sourire victorieux qu'il me
cache quand son visage se tourne vers moi. Mon sang est en ébullition
et je ris à tous les mots qu'on me dit, tous les mots sont si drôles
quand on les sort de leur contexte. Mitchum me traîne sur le marché
noir, il achète un paquet de cigarette, m'en tend une que je refuse,
puis que je prends, après tout je n'ai jamais fumé, alors pourquoi
pas ? Parce que je n'aime pas ça, je tousse, je crache la fumée
sous laquelle le marché noir s'évapore puis disparaît, sur ma
langue se colle un goût aigre de tabac et de goudron que j'arrache
avec mes dents dans une grimace dégoûtante. Mitchum se moque un
peu, je crois qu'il dit « mijaurée » et comme ce
mot est drôle je ris, « mi-jau-rée »
« miii-jaaau-réééée » « mijaurée
mijaurée mijaurée » et je ris aussi parce que Mitchum se
moque de moi alors qu'il ne sait même pas qu'il ressemble à un
psychopathe de cinéma dont il porte les tatouages et je ne sais même
pas pourquoi je pense à ça à ce moment-là. Je jette la cigarette
qu'il aurait volontiers finie, et mes yeux tombent sur une robe dont
la beauté et la douceur les empêchent de se briser. Elle est pendue
à un cintre porté par un homme que Mitchum connaît puisqu'ils se
saluent. Sa moustache se dresse quand il me sourit mais je ne vois
que la robe qui transformerait n'importe quelle princesse en
Cendrillon, à moins que ce ne soit l'inverse, je ne sais plus, mes
idées se sont brouillées puis débrouillées pour convaincre
Mitchum d'acheter cette robe à son ami qui lui fera un rabais. Mais
qu'est-ce qu'une robe sans chaussure, me dis-je alors, et l'ami me
trouve une jolie paire d'escarpins avec des talons si hauts qu'il
faut être folle, désespérée ou défoncée pour les porter, me dit
Mitchum avec sa petite voix de mâle qui pense que je m'habille pour
lui et qu'il est le garant de ma pudeur. Je veux enlever mon T-Shirt
et mettre la robe tout de suite, mais Mitchum et son ami m'empêchent
de me déshabiller devant tout le monde, j'en pleurerais tellement
j'ai envie de la porter, alors l'ami se procure une couverture et me
cache derrière et prend bien soin de ne pas cacher ses yeux mais je
ne les sens pas qui se promènent sur mes seins, mes hanches, mon
cul, je ne suis plus au milieu de cette couverture déployée autour
de moi mais dans le ciel sans soleil, dans un conte sans fée, dans
un film d'aventure sans héros. Je suis nulle part et partout, et je
me sens belle dans cette robe et grande sur ces talons, les yeux de
Mitchum s'écarquillent et je sens qu'il a envie de me raconter
l'histoire de ses tatouages et du bien et du mal, de partir en chasse
contre les femmes qui attisent les feux du désir et poussent au
pêché, mais je crois plutôt qu'il veut m'enlever cette robe et
chasser ses idées impures en se frottant contre moi.
« Et Robert, n'oublie pas que dans deux jours, on te
déménage. Après, à toi la belle vie dans ton quartier de
nantis ! », lui dit son ami, il me semble, avant que
je ne l'entraîne dans le bar où la musique disparaît en même
temps que ce souvenir aux contours flous.
— Maria-Magdalena, le gars avec la moustache, c'est un ami de
Mitchum. C'est à lui que j'ai acheté la robe. Je crois qu'il peut
nous dire où il habitait.
Il me reconnut et sa moustache frétilla. Il m'annonça, comme je m'y
attendais, que Robert n'était pas réapparu, que lui et quelques
amis l'avaient attendu devant sa chambre, comme prévu, afin de
procéder à son déménagement, mais qu'il n'était jamais venu.
— Sa chambre restera en l'état jusqu'à ce qu'un nouveau
locataire ne l'intègre bien sûr. Ce qui ne devrait pas tarder.
— J'y ai oublié quelques affaires, mais je ne me rappelle plus du
tout où il habite.
— Ha ha, tu étais effectivement dans un bel état !
— Et ça te fait rire, pauvre con. Donne-nous plutôt l'adresse de
ton pote.
— Du calme ! Pas très sympathique, ton chien de garde,
Lauren. Tu devrais mieux le tenir en laisse, plutôt que de le
laisser aboyer sans raison.
— Si tu me donnes pas tout de suite l'adresse, je te mords.
— Doucement, doucement ! 56 route des Damnés. Ce n'est pas
très loin d'ici.
« Ton chien de garde, non mais qu'est-ce qu'il faut pas
entendre ! », soupira Maria-Magdalena sur le chemin
vers la chambre de Mitchum.
— Sympa, un parquet, une salle de bains privative, un grand lit,
ça paie d'être surveillant,
conclut Maria-Magdalena après une rapide visite de la chambre.
— Rien n'a bougé depuis la dernière fois. Les vêtements sont
toujours dans l'armoire, les draps sont dans le même état que
lorsque je les ai quittés. Tu crois ce que nous a dit Conrad ?
— Pourquoi je le croirais pas ? L'âme de ton Mitchum
appartient au désert maintenant. Tu as de la chance de ne plus avoir
d'âme !
Maria-Magdalena remarqua la bouteille sur la table. Elle renifla son
contenu – ou ce qu'il en restait – puis l'écarta de son nez
dans une grimace.
— Tu as bu ce truc ?
— Faut croire que oui.
— C'est immonde, on dirait du bois pourri.
Je la lui arrachai des mains et respirai une odeur de forêt
fermenté, de terre trempée par une pluie au goût métallique, de
bocage moisi.
— Et ça se boit, ce truc,
je demande à Mitchum.
— Ben oui !
— Ça ne sent pas très bon.
Mitchum me reprend la bouteille, la rebouche.
— N'en bois pas, c'est pas terrible, ça vaut pas un bon whisky.
Je vais te ramener chez toi, il fait presque nuit, il faut se
dépêcher.
— Non non, pas question, rends-la moi ! Je veux goûter.
— Mais ça a le même goût à la bouche qu'au nez, je t'assure.
La rue s'assombrit et se vide tandis que les portes des immeubles se
referment derrière les âmes sages et tristes qui ont accepté de
se livrer à leurs rêves les plus dangereux.
— Allez, donne, je ne veux pas aller dormir ! On va s'amuser,
tu verras.
Il abdique et me tend la bouteille. Je la débouche et cette fois, je
la porte à mes lèvres en fermant les yeux, sans doute pour ne pas
voir le goût immonde qui embrase mon palais, grésille dans ma
trachée incandescente, enflamme mon estomac. Pendant quelques
secondes, je ne peux plus bouger, je brûle de l'intérieur et fume
peut-être des oreilles, ou du nez, ou de la bouche, ou de partout,
comme quand Tom tire sur une cigarette qui s'évapore de tout son
squelette. J'entraîne Mitchum dans le bar où nous dansons avec les
autres. Je me colle à lui qui se colle à moi de façon plus
retenue : derrière ce grand mâle musclé et tatoué se cache
un idiot timide qui ne sait pas bouger son corps. Je n'entends pas la
musique mais ne ressens que les basses pourtant faibles qui martèlent
mes tripes et confinent ma poitrine. La nuit est tombée mais pas sur
nous. Au fond de mon corps je perçois le combat du sommeil qu'elle
lui inflige contre la drogue, et j'apporte mon effort de guerre en
buvant une deuxième gorgée du breuvage râpeux, puis une troisième.
Mitchum m'arrache la bouteille des mains, en boit une goutte.
Bientôt la substance gonfle mes veines et l'envie de danser
redescend. J'entraîne Mitchum dehors et me presse contre lui qui est
très doux et attentionné.
— Je te ramène chez toi, tu n'as pas l'air bien. Je crois bien
que tu vas dormir, en fin de compte.
— Non, non, je ne vais pas dormir, emmène-moi chez toi, ne me
laisse pas seule !
Je pose mes lèvres dans son cou et titille sa peau avec ma langue.
Puis je recule, m'empare de la bouteille et je cours dans la rue
sombre en avalant des grains de sable que la brise vole au désert et
répand sur ma bouche qui rit. Mitchum me poursuit mais quand il me
rattrape, j'ai déjà bu une rasade, puis une autre. Mes yeux se
recouvrent d'un voile de poussière, et mon esprit se désintègre
dans ma tête, mes jambes s'engourdissent, mes mains tremblent comme
des feuilles mortes qui vacillent puis plongent dans le vide en
enchaînant des loopings. Mes paupières se ferment, et je sombre
dans une nuit plus noire que mes rêves, plus âpre que mon sommeil,
plus humide que mes draps. Des points blancs ponctuent l'obscurité
comme des papillons phosphorescents et volettent au gré de ma
respiration et des battements saccadés de mon cœur. Je ne sais même
plus si j'existe ou pas, si je ne suis qu'un rêve, une image
fantasmagorique qu'un infime souffle pourrait balayer.
« Donne-moi ça ! », hurlent les mains de
Maria-Magdalena qui s'emparent de la bouteille. J'ouvris les yeux et
réalisai que le goulot se rapprochait dangereusement de ma bouche.
— Mais qu'est-ce qui va pas chez toi ?
Elle vida le fond de la bouteille – quelques gouttes à peine –
dans le lavabo et la remplit d'eau, la rinça et la reposa sur la
table.
— Cette odeur, elle m'a rappelé ma première gorgée, et celles
qui ont suivi. Ça m'a bien maintenue éveillée. On était dans ce
bar à danser. Puis je crois que je suis tombée dans les pommes.
— Et après ?
— Après ? Je ne sais pas... Mitchum a tout fait pour que je
ne boive pas ce truc infâme.
— Et tu l'as bu quand même. Et plutôt deux fois qu'une en plus.
Et apparemment, tu l'as vomi.
Maria-Magdalena pointa du doigt une flaque séchée près du lit.
— Je crois, oui. Juste après mon réveil conscient. C'est encore
très vague.
Elle fouilla les pantalons de Mitchum, regarda sous l'armoire, sous
le lit, et en sortit un chemisier et un pantalon rendus
méconnaissables car à moitié brûlés. Une boite d'allumettes
calcinée qui s'était réfugiée dans un pli tomba par terre.
— Ça ne te rappelle rien ?
Elle prononça ces mots avec tant de froideur qu'ils m'obligèrent à
baisser les yeux afin de trouver entre les lattes du parquet un
endroit confortable pour s'y lover.
— Mes fringues... Je ne me souviens pas, je suis désolée, c'est
toi qui me les avait ramenés.
— Je m'en fous que ce soit moi qui te les ai filés ou pas, c'est
pas ça l'important.
Elle gueulait presque.
— Tu vois autour de toi ? Un lit en bois, une table en bois,
des chaises en bois, une armoire, devine en quoi ? En bois !
Et je parle même pas du matelas, tu te rends compte que ça aurait
pu tout brûler ? Et toi au passage ?
— Je ne me rappelle vraiment pas...
— Faudrait surtout que tu ne boives plus jamais cette merde.
J'imagine même pas ce que ça peut faire de brûler vive sans
pouvoir crever.
Elle jeta les restes des vêtements sur le lit et quitta la chambre.
Je crus qu'elle allait partir et me laisser là, mais à peine
eut-elle franchi la porte que sa voix résonna dans le couloir.
— Alors, tu viens ? On a plus rien à faire ici.
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