mercredi 13 septembre 2017

Trafiquants d'âmes 2.04


4

Elle m'entraîna jusqu'au marché noir où Caleb divertissait la foule grâce à quelques tours de passe-passe et à son charisme d'une évidence à couper le souffle. Autour de lui, les hommes et les femmes étaient des enfants qui s'émerveillaient de le voir sortir un lapin de son chapeau, des guirlandes de foulard de sa bouche et des roses en plastique des boutons de sa veste. Ses mains de fée se déplaçaient entre les oreilles de ces dames où poussaient des pièces d'or en chocolat et les poches de ces messieurs où se reposaient des as victorieux, avec une dextérité telle que la gente féminine en avait des vertiges et la gente masculine des ricanements idiots. Pour ces instants rares durant lesquels tous s'oubliaient entre ses longs doigts de magicien, il récoltait quelques graines déposées dans l'étui d'un ukulélé avec lequel il s'improvisa poète, ou clown. Il achevait sa prestation par de grands « Merci » affublés de sourires charmeurs lorsqu'il nous aperçut au milieu de la foule qui se dispersait. Sa main s'échappa derrière mon oreille et délivra une dame de cœur qu'il mit dans sa poche. Je souris.
— J'ai gagné le gros lot aujourd'hui, un sourire de la mélancolique Lauren ! Et toi Maria, tu as aimé mes tours ? Ta bouche me dit non mais tes yeux pétillent des petites bulles de oui, je me trompe ?
Elle ne put s'empêcher de sourire et se laissa faire quand il glissa ses doigts dans ses boucles où ils trouvèrent la dame de cœur.
De retour vers notre chambre, notre bonne humeur ne s’essouffla pas, même dans les escaliers aux centaines de marches que nous montâmes sans effort, comme des marionnettes dont les fils seraient animés par les doigts fous du prestidigitateur.

Tom nous attendait avec impatience. Sur sa tête trônait un chapeau en feutre noir, et sur ses épaules pendait un trench-coat. Il nous salua en relevant son chapeau, puis le remit sur son crâne et glissa les mains dans ses poches à la recherche d'une cigarette aussitôt trouvée, aussitôt allumée. Je lui volai son chapeau et le mit de travers sur ma tête. Caleb siffla.
— Pas mal, on dirait une femme fatale qui aurait volé son chapeau à Philip Marlowe durant son grand sommeil.
— Mais rends-le moi !
Avant que Tom ait pu le récupérer, Caleb l'arracha de ma tête et le posa sur celle de Maria-Magdalena qui s'esclaffa.
— Oh, magnifique, Maria, tu fais une détective bien plus cool et sexy que Tom !
— Mon chapeau !
Tom plongea les mains vers Maria-Magdalena, mais les doigts de Caleb, bien plus agiles, attrapèrent le feutre et l'enfoncèrent sur ses cheveux.
— Et moi je serais le petit malfrat mignon et sympa qui recueillerait vos confidences sur l'oreiller, les filles.
Il esquiva la main squelettique de Tom mais pas celle de Maria-Magdalena qui lui découvrit la tête et rendit le chapeau à son propriétaire.
— Laisse-le jouer au détective privé.
— Rabat-joie... Qui veut un petit scotch, histoire de rester dans l'ambiance ? Maria ? Madame est servie ! Et toi, princesse ?
— Non merci, un peu d'eau fera l'affaire.
— Ha ha ! La femme fatale qui carbure à l'eau, on aura tout vu !
— Franchement, c'est ce qu'elle aurait dû faire, la femme fatale, plutôt que d'ingurgiter cette merde qui empêche de dormir.
Personne ne la contredit. Il faut dire que je l'avais bien cherché.
Je sirotai mon verre d'eau près de la fenêtre, les yeux perdus entre les grains de sable du désert tandis que Maria-Magdalena retraçait notre journée à Tom et à Caleb. Je l'écoutai d'une oreille et remarquai qu'elle avait le don de synthétiser sans omettre les détails importants, tout en éludant ceux qu'elle pensait m'être défavorables. Personne ne s'aperçut de l'obscurité qui suintait par les fenêtres, maculait les pierres orangées de taches grises, baillait par nos bouches déjà endormies.

Je suis allongée dans ma propre tombe à ciel ouvert, à côté glissent des vers de terre et dorment des insectes diurnes. Les milliers d'étoiles sombrent dans mes yeux fermés comme autant de gravas que l'on jette sur mon corps. Le bruit d'une pelle qui racle la terre et la transporte au-dessus de moi pour m'y ensevelir frotte mes oreilles.
Je suis allongée dans ma propre tombe, mais c'est aussi moi qui tient la pelle, recouvre mon corps de la terre brune, et m'enterre. Le cimetière est vide. Aucune pierre tombale ne trouble sa monotonie, aucune fleur n'enivre son odorat, aucune grille n'entrave son évasion. Des nuages recouvrent le ciel, et une pluie fine commence à tomber sur mes lèvres qui s'imbibent de cette eau sans goût. Bientôt, c'est de la boue qui gicle sur mon corps au fond de son trou.
Je refuse de me voir m'inhumer, alors je lève la tête et remarque qu'une pierre tombale a poussé au pied de la fosse. Je lâche la pelle qui s'effondre sur mon corps qui dort au fond de son trou et m'approche pour lire les inscriptions défilant sur le marbre.
« Ci-gît Mitchum, idiot éperdu et perdu pour les beaux yeux d'une demoiselle sans cœur ni âme »
Mon regard se jette dans la tombe : un bras dépasse du corps enseveli et exhibe un Smith & Wesson dont l'encre dégouline sous la pluie, puis s'efface.
Mon visage est mouillé mais il n'y a pas que la pluie, mes yeux pleurent, mon nez pleure, ma bouche pleure. Tout mon corps tremble. Je veux détaler mais mes jambes ne me portent plus, je ne peux que traîner mon corps qui trace son sillon dans la boue comme autant d'insectes qui se nourrissent du corps pourri de Mitchum.
Je sombre mais dans la seconde d'après, je me réveille au milieu du désert des Âmes Perdues, et le soleil cogne mon visage que je sens rougir. Je cligne des yeux et réalise que ce n'est pas le soleil qui m'éblouit, il n'y a pas de soleil dans ce ciel, mais la lumière d'une lampe qu'on déverse sur moi. Je la repousse. Elle vacille et se brise en mille grains de sable qui s'envolent et se mélangent aux dunes frémissantes. Là-bas, à peine dessinée, une silhouette s'éloigne vers l'horizon vide. Je me lève et cours à sa poursuite, mais elle flotte dans le vent quand mes pas s'enfoncent dans le sable. Mes pieds trébuchent sur un chapeau rouge à large rebord que je pose sur ma tête. Dessous, une tige ensevelie attend une éclosion qui ne se produira jamais, alors je l'arrache et sa racine est une paire de lunette de soleil en plastique rouge que je glisse derrière mes oreilles. La silhouette s'est envolée dans un cri de petit garçon et dessine maintenant un nuage dans le ciel. Le sable s'est refroidi et glace mes orteils dont les ongles sont vernis en rouge, tout comme ceux de mes mains que je remarque à peine. Rouge aussi est le maillot de bains que je porte, criblé de pois blancs.
Ce n'est plus le désert qui faufile ses grains de sable sous mes pieds, mais la mer qui lèche mes chevilles puis mes hanches, puis ma taille, de sa langue salée et froide.
Une silhouette nage en apnée vers moi et sort de l'eau comme une sirène, les cheveux blonds collés en arrière et des gouttes d'eau accrochées à ses cils. Un sourire transcende son visage et ses mains mouillées rabattent le rebord de mon chapeau pour mieux me regarder.
— Tu es venue, finalement !
Emma se penche vers moi, et caresse ma bouche de ses lèvres océanes.

J'entendais encore le bruit de la mer ce matin-là alors que je plongeais mes yeux dans le désert. Les dunes, comme des vagues, ondulaient sous l'écume soulevée par la brise, et les grains de sable s'ébrouaient, pareil à des embruns qui se briseraient contre des écueils invisibles. Sur ma peau cicatrisait le sel de mes rêves mélangé à la terre glaise de mes cauchemars, et dans ma bouche salivait un goût d'eau de mer qui se serait offert un bain de boue. La douche ne m'avait pas lavée de ma nuit, et la brosse dans mes cheveux révélait les traces visqueuses de mon inhumation. Quand je la rendis à Maria-Magdalena, elle ne les remarqua pas et se contenta de coiffer ses boucles brunes, machinalement, les mains tremblantes d'avoir trop serré son frère durant la nuit alors qu'il se vidait de sa vie.
Caleb et Tom, assis à la table, discutaient de la meilleure façon de porter un chapeau et s'échangeaient les leurs, les tournant dans tous les sens sur leur crâne jusqu'à trouver la position idéale et balayer par les blagues qu'ils se lançaient les cauchemars dont ils venaient de se réveiller. Tom porta une cigarette à sa bouche et fulmina quand il découvrit que les poches de son trench-coat étaient vides.
— Plus de feu, c'est bien ma veine...
Il se leva, bougon, et se dirigea vers l'armoire ouverte mais avant qu'il ne l'atteigne, j'attrapai une boite d'allumettes et lui en grattai une. La flamme me ferma les yeux, les invita à danser avec elle et les ouvrit sur un moment jusque-là emprisonné entre les quatre murs d'une chambre triste.
Assis par terre, adossé contre le pied du lit, tout mon corps tremble et tandis que la nuit tombe en brisant ses étoiles en mille morceaux dans un effroyable fracas, je n'entends que mes dents qui claquent et ma bouche qui souffle. Sur ma peau plus blanche que jamais ne courent plus les petites araignées mais des frissons, des frissons qui hérissent mes poils et sanglotent mes pores et enserrent mon ventre de nausées et de spasmes. Mes yeux sont gelés, et la glace forme des croûtes qui en rongent les coins et scient mes cils, et mes paupières craquellent sous mes sourcils comme des petits stalactites froncés. De ma bouche une buée coule et s'échappe entre mes doigts, et cette vapeur alourdie par l'atmosphère glaciale chute sur le plafond et se mélange à la poussière qui s'évapore des fissures comme les veines saillantes de mon bras.
Des allumettes me narguent sur la table. Elles chuchotent dans leur boite et je les entends. Elles veulent se frotter au grattoir qui les embrasera et les fera grimper sur un rideau de flamme et elles fondront la glace dont je suis recouverte comme je l'étais des minuscules araignées, petits flocons de neige désorientés. Sur la chaise complotent mes anciens vêtements roulés en boule, le chemisier rouge et le pantalon noir s'ébattent dans la chaleur, je les vois, ils ont chaud tandis que mon corps pâlit et reflète le froid qui brille dans la nuit. Je les attrape et la boite d'allumettes aussi. Elle hurle en bleu sur fond rouge que le cabaret de l’Étoile Filante est ouvert à partir de vingt-deux heures, mais inutile d'attendre vingt-deux heures pour que les étincelles filent et fusent et enflamment les allumettes. Je jette ce mini bûcher sur les vêtements qui s'embrasent et des petites flammes peinent à grimper jusqu'à mon cœur, et je me sens comme un iceberg qui dérive sur un océan de regrets et de rêveries et qui ne dévoile qu'une pointe mordante aux navires peu méfiants.
La porte s'ouvre mais je ne l'entends pas je n'entends que mes dents qui claquent et je ne vois pas qui entre je ne vois que le charnier de mes habits et mes doigts et mes mains et mes bras qui fondent au-dessus du feu. Une silhouette s'approche. Un corps se défait dans la pénombre et une ombre danse sur le mur comme dansent les flammes. Des bottes écrasent le feu qui se contorsionne, hurle, s'éteint, et des bras soulèvent mon corps tremblant comme une poupée de chiffon, me déshabillent et me glissent sous la couette froide mais lourde. Je reconnais Mitchum comme un fantôme qui suinte le sable et transpire le vide, son tatouage est recouvert de poussière, s'il appuie sur la gâchette il explosera comme un pétard mouillé, mais ses yeux ne tireront pas ses yeux sont doux ses yeux sont tristes. Il se baisse et souffle sur les lambeaux de vêtements encore chauds dont les cendres volent sous le lit et se redresse, me regarde et tourne les talons.
« Je le savais, que tu n'étais pas faite pour moi. J'aurais dû m'écouter », murmure son corps, ses bras, ses mains, ses cheveux, ses yeux, à moins que ce ne soit sa bouche.
Toc Toc Toc
Toc Toc Toc
Toc Toc Toc
Trois coups à la porte m'arrachèrent de mes rêveries. Caleb pria d'entrer, en vain. Tom ouvrit la porte, mais il n'y avait personne. Un petit paquet traînait par terre et attendait d'être déballé. Comme une étiquette collée sur le papier Kraft me désignait comme destinataire, il me l'envoya sous les regards perplexes de Maria-Magdalena et de Caleb.
À l'intérieur, une petite bourse en lin contenait une cinquantaine de graines. Un petit carton l'accompagnait, sur lequel quelques mots avaient été écrits.
«Au boulot, ma toute belle, vos âmes ne se retrouveront pas toutes seules ! ».
Je leur tendis la carte et leur certifiai que le chat m'appelait exactement comme ça dans mes rêves. L'écriture droite et autoritaire, me rappelant à l'ordre, fit monter dans ma gorge des larmes d'impuissance : je ne savais ni comment retrouver nos âmes, ni pourquoi ce travail m'était confié. Maria-Magdalena remarqua mon trouble quand je lui donnais la petite carte. Elle l'étudia, puis se tourna vers Tom et lui lança un clin d’œil.
— Un détective, une ancienne flic, on devrait y arriver, pas vrai ?
Tom acquiesça en allumant une énième cigarette. Il enfila son trench-coat et son chapeau qui lui donnait, bizarrement, un air très sérieux, imposa le silence et nous suspendit à ses lèvres d'un doigt dressé vers le plafond. Pendant quelques secondes, ses yeux se perdirent entre l'armoire et la fenêtre. Enfin, il s'éclaircit la voix en crachant de la fumée.
— Les trafiquants. Si nous trouvons nos trafiquants, nous trouvons nos âmes.


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