dimanche 17 septembre 2017

Trafiquants d'âmes 2-05

5

Si nous savions qu'il était possible de voyager entre notre ancienne et notre nouvelle terre d'accueil — les breloques et objets en tous genres en vente dans les différents marchés pouvaient en attester — nous ne savions ni où ni comment. Chacun y alla de sa petite hypothèse, mais rien de concret ne ressortit de la conversation qui dériva bien vite sur nos origines, communes. Nous venions tous de la même ville, natale pour Caleb et moi, d'adoption pour Maria-Magdalena et Tom, et c'est ainsi que nous partageâmes nos souvenirs. Je me laissai bercer par les évocations du marché qui envahissait chaque matin l'artère principale dès les premiers souffles de l'aurore jusqu'au zénith du soleil, du métro creusant ses tunnels sales au plus profond des nuits brumeuses, des grattes-ciels qui, le nez dans les étoiles, attendaient l'ouverture de la bourse, des bars investis par des banquiers en costume cravate Hugo Boss et des publicitaires en tailleur Prada qui descendaient des pintes de bière dès la fin du jour, des bluesmen qui approchaient leur Gibson des amplis pour saturer l'espace de notes longues et tristes comme la pluie. Nous fréquentions les mêmes rues piétonnes où jouaient toujours les mêmes musiciens désastreux, comme cette vieille dame qui massacrait le répertoire d'Edith Piaf et nos oreilles, ou ce violoniste centenaire qui grinçait des dents dès que l'archet frottait une corde, nous buvions dans les mêmes cafés étalant leurs terrasses prisonnières de l'ombre des chênes centenaires, servis par les mêmes personnes, comme ce vieux type devenu une légende grâce à sa moustache issue d'un autre temps, ou cette jolie fille recouverte de tatouage et de piercing qui faisait les yeux doux et un décolleté plongeant aux pourboires. Maria-Magdalena achetait les mêmes éclairs au chocolat que Tom, mais lui se défendit d'être gourmand et précisa que Camille n'en laissait jamais une miette ; Caleb et moi aurions pu nous croiser à la salle de sport où nous étions inscrits tous les deux sans y avoir jamais mis les pieds. Tom et Caleb fréquentaient le même caviste, Maria-Magdalena et moi la même sandwicherie.
Nous parlions, nous parlions, et nos souvenirs brillaient dans nos yeux comme autant d'étoiles au-dessus de notre ville. Bientôt, la nuit plomba l'ambiance que Caleb avait tôt fait d'égayer grâce à sa flasque magique aux senteurs de tourbe et de trouble. Nous parlions, nous parlions... dormir...

Quelques loupiotes suspendues à la bôme d'un voilier papillonnent au-dessus du cockpit où cinq hommes fument le cigare, descendent des Gin Tonic, et grignotent quelques chips. Parmi eux, Caleb se prend pour un matelot, debout derrière la roue, et les autres l'écoutent conter des voyages qu'il n'a jamais faits, des océans qu'il n'a jamais explorés, des terres qu'il n'a jamais foulées. Son visage est pâle et ses histoires lui font oublier que la mer du port berce le navire dans un doux clapotis.
Les ombres vacillent au gré des bulles éphémères de lumière et cachent le ciel parsemé d'étoiles que les grattes-ciel de l'autre côté de la baie se refusent à éteindre. Les pontons écoulent vers le grand parking qui se vide goutte à goutte les navigateurs du dimanche et leurs marmailles brûlées par le soleil et le sel de la mer.
L'un des hommes se lève et invite ses hôtes à l'intérieur. Quand vient le tour de Caleb, l'homme plante son corps lourd et massif devant lui et fait non de la tête tout en claquant sa langue contre son palais.
— Ttt ttt. Ta veste.
L'homme tend une main et attend, tandis que de l'autre main, il vérifie que sa moustache de dandy démodé est bien là, sous son nez, bouclant sur ses joues. Le visage déjà pâle de Caleb devient blanc, mais son sourire frondeur masque son manque d'assurance. Il glisse la main dans sa poche intérieure et en sort un portefeuille, retire sa veste et la donne à son hôte qui la balance sur la roue, puis fait mine de s'avancer.
— Ttt ttt. Ta chemise.
Il la déboutonne, révélant un torse glabre et sec, et la jette vers la veste. Un coup d’œil furtif lui révèle un As de pique tombé sur le caillebotis. Un sourire élargissant son visage, il se saisit de la boucle de sa ceinture qu'il commence à desserrer.
— Ça ira. Allez, go !
Caleb le suit dans la descente et atterrit dans un carré tout en acajou, de la cloison qui sépare de l'avant aux placards de la cuisine, de la table pliable aux rangements latéraux. Il s'installe sur une des banquettes bleues encore libre, pose son portefeuille d'où il tire quelques billets devant lui et attend ses cartes comme un gamin attendrait sa raclée pour avoir triché lors d'un contrôle.
Son petit tas de billets rétrécit tandis qu'une boule dans sa gorge grossit, il en oublie presque celle qui lui donne des coups dans l'estomac et qui se nourrit du tangage de la coque et des odeurs de moteur.
Bientôt il n'a plus rien à jouer, son instinct lui commande de se retirer mais l'homme en face de lui qui n'a cessé de cracher la fumée de son cigare vers sa nausée naissante lui propose un marché. Son intuition est peu à peu étouffée par les odeurs de tabac et d'essence, les regards mauvais des autres joueurs qui se sont couchés, et le paquet de billets que l'homme dépose au milieu de la table.
— Et si tu jouais ton âme ?
— C'est une blague ?
L'homme retire sa montre en or et l'étale sur les grosses coupures.
— Est-ce que j'ai l'air de plaisanter ?
Caleb sourit. Sur son front une ride en forme de point d'interrogation se dessine, il touche ses cartes, il hésite, il ne sait pas. En face de lui, l'homme ne bronche pas, sérieux. Caleb regarde son jeu. Une petite paire de 10. Mais il n'a plus grand chose à perdre, et la richesse qui dore sous la lumière du spot en bronze attend qu'il s'y brûle les ailes.
— Je te signe quelque chose, c'est ça ?
— Ta parole me suffit. Tu es un homme de parole, n'est-ce pas ?
Il acquiesce d'un signe de la tête, et jette ses cartes à découvert sur le jackpot. L'autre ricane, étale ses cartes, et rafle la mise pour une paire de dames.
— Bon, messieurs, je crois qu'il est temps que je tire ma révérence, fait Caleb d'une voix claire quand ses mains tremblent.
Il titube vers les cinq marches et, une fois dehors, respire la nuit par petites bouffées. Le gros propriétaire du voilier le suit, l'observe se rhabiller et le met en garde : il ne veut plus le voir traîner autour de ses tables de jeux. Avant que Caleb n'enjambe la filière pour mettre pied au ponton, la main agrippée au chandelier, la voix du vainqueur s'élève.
— Pas si vite, tu me dois ton âme,
Il sort un boîtier de sa poche. Quelques graines s'en échappent et roulent sur le pont avant de plonger puis de se noyer dans l'eau putride.

Le matin, j'assistai à la lutte que la lumière de l'aube menait contre l'obscurité de la nuit. À l'autre bout du désert, l'horizon déjà rose chassait de son souffle léger les ténèbres qui avait torturé notre sommeil et les dunes endormies commençaient à pleurer leur sable orange. Du couloir s'immisçaient en rampant sous la porte quelques discussions aux paupières à peine ouvertes, des rires empâtés dans les cauchemars et des pas mous comme les couettes qu'ils avaient abandonnées à l'instant.
Je peignai mes cheveux mouillés par la douche, mes nerfs emmêlés par cette activité, quand Maria-Magdalena se réveilla, surprise de me voir déjà debout. Elle marmonna quelques mots somnolents que je ne compris que lorsque je me fus rapprochée d'elle.
— Y a un miroir au-dessus de l'armoire...
Intriguée par cette suggestion, je tendis le bras et tâtonnai jusqu'à ce que ma main rencontre une surface glissante et froide.
Mon reflet particulièrement ébouriffé me sauta au visage ; Maria-Magdalena rit quand elle vit mon regard horrifié. Alors que je plongeai le peigne dans les nœuds tout en me regardant dans le miroir qui encombrait mon autre main, elle bondit hors du lit et faillit se noyer dans son pyjama deux fois trop grand qu'elle réajusta.
— Laisse-moi t'aider.
Je lui tendis la glace, mais elle s'empara du peigne qu'elle faufila dans mes cheveux. Il effleurait chaque mèche sans jamais les tirer, et peu à peu mon reflet s'assagit. La peau tannée de ma coiffeuse contrastait avec la mienne, pâle et fatiguée. Alors que je la regardais dans le miroir, nos yeux noirs se rencontrèrent et un morceau de sourire tomba de la commissure gauche de ses lèvres, s'envola et s’émietta sur mes joues qui rosirent. Elle détourna le regard et se concentra sur ma chevelure lissée qui n'avait plus besoin d'être coiffée, tandis que je reculai de quelques millimètres, me rapprochant dangereusement de son corps. Ma nuque frissonnait sous sa respiration lente, et le coin de mon œil heurta celui du miroir qui surprit son regard perdu dans mes cheveux, ou dans le peigne qui s'y était entrelacé.
— Salut les filles !
La voix de Caleb fit sursauter Maria-Magdalena qui se dégagea, jeta le peigne dans l'armoire et bondit sur son lit. Un des ressorts de son matelas couina et réveilla Tom, surpris de me voir déjà réveillée. « Avant nous ! », insistèrent les hochements de tête qu'échangèrent Caleb et Maria-Magdalena.
— J'ai fait un rêve.
— Tiens donc, distrais-nous, des potins au petit déjeuner, c'est encore meilleur que des croissants ! Qu'est-ce que je vous sers, ce matin ? Thé, café, chocolat ?
— Je ne suis pas sûre que ce rêve t'amuse tant que ça. Ce rêve te concernait.
Il pâlit et renversa un peu de café brûlant sur la couette de Tom. Je le rassurai.
— Ce n'est pas de ta vie dont je veux parler. Mais plutôt des graines que j'ai vu tomber de la poche du type qui a gagné ton âme.
— Gagné ton âme ?!
— Oui, Maria, tu as bien entendu. Et alors, ces graines ? Quel rapport ?
— Tu veux dire que tu as perdu ton âme ?
— On ne va pas en faire un drame, oui, j'ai joué et perdu mon âme, mais c'est pas comme si je croyais en avoir une. Je me doutais qu'il y avait un piège, mais jamais je n'aurais cru...
— Les graines, le gars avait des graines sur lui, je les ai reconnues. Il venait d'ici. Donc...
— … si ce type a pu partir d'ici, c'est qu'il est bien possible de quitter cet endroit !
— D'accord Maria, mais ça ne nous dit pas comment.
— Eh bien, nous allons le découvrir. En commençant par se renseigner en ville, par exemple. Les commerçants vous apprendront bien quelque chose. Moi, j'ai ma mission de bibliothécaire qui m'attend !
Tom enfila son trench-coat et son chapeau, puis s'empara d'une pile de livres qu'il avait rangés sous son lit et nous quitta, bientôt suivi de Caleb dont de nombreuses admiratrices devaient déjà attendre les tours de magie.
— Il ne reste plus que toi et moi, Lauren. Au boulot !
Sur le marché, je fouillai dans les étals à la recherche de quelques vêtements en remplacement des miens partis en fumée, tandis que Maria-Magdalena cuisinait l'air de rien les commerçants qui me surveillaient sans discrétion, de peur que je leur vole une veste rapiécée ou un pantalon déchiré. Mais dès que je sortais la bourse où cliquetaient les graines, ils devenaient soudain très avenants et tentaient de me créer des besoins, ne prenez pas ce Jean, prenez plutôt celui-ci, il est en bien meilleur état, et ces chaussures l'accompagneraient à merveille, oh comme cette robe vous irait bien, si seulement vous vouliez bien l'essayer, ce n'est pas parce qu'on est mort qu'il faut se négliger !
Les commerçants, même s'ils connaissaient — et appréciaient — Maria-Magdalena, ne lui apprirent rien de bien intéressant.
— Je crois qu'eux-même ne savent pas grand chose. Tu sais quoi, on va faire l'autre marché, si tu as fini ici.
Là-bas, un marchand de cosmétiques ne nous offrit aucun renseignement mais, à chacune, une trousse qu'il réussit à nous faire remplir de flacons de shampoing et de savon, de divers maquillages, parce que même mortes, vous méritez d'être jolies mesdemoiselles.
Toute la journée, Maria-Magdalena m'entraîna dans son sillage à la recherche d'un commerçant mieux renseigné que les autres. Toute la journée, nous essuyâmes les regards désolés qui tombaient sur notre visage, y traçant des rides de fatigue et de dépit.
Poussiéreuses, épuisées, nous nous décidâmes à rejoindre notre chambre où Caleb et Tom se chamaillaient pour de futiles raisons que nous n'écoutâmes pas. Maria-Magdalena s'affala sur son lit en soupirant, puis commença à réfléchir si gravement que les garçons n'osèrent plus bouger. Suspendus à ses sourcils froncés, à ses lèvres qu'elle mordillait, à ses cheveux que ses doigts entortillaient, à ses yeux si sombres mais si beaux à la fois, nous ne fîmes aucun bruit et restâmes figés dans l'attente. Soudain, son visage s'éclaircit d'une idée, et un sourire brisa le silence.
— Faudrait les surveiller, voir où ils récupèrent leurs bricoles, et suivre les gars qui les fournissent. Mais je peux pas, ils me connaissent trop. Quant à vous, je vous vois très mal en filature. Vous êtes pas vraiment passe-partout. Trop voyante, trop fantasque, trop... squelettique.
— Je connais quelqu'un qui pourrait bien nous aider, Maria. Je pourrais même aller la chercher tout de suite !
— Et comment sais-tu qu'elle serait compétente pour filer quelqu'un ? C'est pas un boulot à la portée de tout le monde.
— Fais-moi confiance ; par contre, elle est très timide, alors tenez-vous bien.
Caleb courait déjà hors de la chambre sans voir les œillades que nous échangèrent. « Elle » ? Notre lanceur de charme aurait-il été lui-même charmé ? Nous avions tous les trois remarqué que son teint s'était empourpré, et s'il courait pour la retrouver, ce n'était sûrement pas par un excès de zèle aussi soudain qu'inattendu.
Un cri rauque s'éleva du désert et enjamba la fenêtre puis souffla dans mes oreilles et fit frissonner tout mon corps.
— Vous avez entendu ?
— Quoi ?
— Quoi ?
— Ce cri.
Une silhouette hantait les dunes et s'éloignait vers l'horizon. Du sable coulait entre ses doigts et ses yeux pleuraient un mélange de boue et de sang et de sa bouche bavaient des toiles d'araignées.
— De quoi tu parles ?
— Là, il y a comme un fantôme, regarde !
Maria-Magdalena se pencha à la fenêtre et scruta le désert qui s'étendait une centaine de mètres plus bas, jusqu'à ce que la vue s'y perde. Elle regarda Tom et haussa vaguement les épaules.
— Tu rêves, Lauren. Il n'y a rien.
Les immeubles titubent entre les ombres que la brise balance comme des ombrelles sur un champ de bataille, et derrière nous sombrent les rues sombres et s'écroulent les pavés sur la nuit meurtrie. Des fenêtres ouvertes suinte le vent qui bave du sable sur les façades tandis que l'obscurité se nourrit des cauchemars jusqu'à les vomir entre les doigts du désert, entre ses dunes entrent des vers semblables à ceux qui bouffent mon cercueil. J'aurais préféré être incinérée. Laisser les flammes lécher mon corps pâle comme la lune. Les mains de Mitchum lèchent mes hanches maintiennent mon corps debout. Sa chambre n'est plus qu'à quelques pas, un deux trois, dix onze douze. Nous y voilà. Il me couche sur son lit me souffle quelques mots mais je ne les entends pas ils se perdent dans les vagues qui déferlent dans ma tête et mouillent ma peau. De ma bouche coule un rire halluciné que l'oreiller écume au ralenti, en rythme avec les basses indicibles de la folk que mes tympans jouent encore en sourdine. Mes mains parcourent le T-Shirt de Mitchum et le lui retirent et retirent le mien, mes seins se collent à son torse et il aime ça mais il recule et s’assoit sur la chaise. Mitchum est un prince je ne suis pas une princesse je m'offre à lui et il oppose une résistance farouche. Je me lève un bête sourire colle à mon visage je veux m'en débarrasser mais il est tenace une sangsue qui suce le sang de mes lèvres je m'approche de lui et il fait non de la tête il refuse de profiter d'une telle situation et voudrait me regarder dormir, effleurer mes seins de ses cils, poser ses yeux à fleur de ma peau. Il me recouche. Je griffe son Smith & Wesson et une trace rouge marque son tatouage. Il refuse de dégainer. Le duel serait déloyal lui sobre et gentleman moi ivre de désir et tanguant au gré de la houle qui brasse mon cerveau et roule sur mes courbes. Je jette l'ancre de mes doigts dans les profondeurs de sa braguette, lui qui se croyait insubmersible se heurte à l'iceberg dont il n'avait pas compris l'ampleur de la partie immergée, il se noie dans ma peau salée et je me noie en lui.

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