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Si nous savions qu'il était possible de voyager entre notre ancienne
et notre nouvelle terre d'accueil — les breloques et objets en tous
genres en vente dans les différents marchés pouvaient en attester —
nous ne savions ni où ni comment. Chacun y alla de sa petite
hypothèse, mais rien de concret ne ressortit de la conversation qui
dériva bien vite sur nos origines, communes. Nous venions tous de la
même ville, natale pour Caleb et moi, d'adoption pour
Maria-Magdalena et Tom, et c'est ainsi que nous partageâmes nos
souvenirs. Je me laissai bercer par les évocations du marché qui
envahissait chaque matin l'artère principale dès les premiers
souffles de l'aurore jusqu'au zénith du soleil, du métro creusant
ses tunnels sales au plus profond des nuits brumeuses, des
grattes-ciels qui, le nez dans les étoiles, attendaient l'ouverture
de la bourse, des bars investis par des banquiers en costume cravate
Hugo Boss et des publicitaires en tailleur Prada qui
descendaient des pintes de bière dès la fin du jour, des bluesmen
qui approchaient leur Gibson des amplis pour saturer l'espace
de notes longues et tristes comme la pluie. Nous fréquentions les
mêmes rues piétonnes où jouaient toujours les mêmes musiciens
désastreux, comme cette vieille dame qui massacrait le répertoire
d'Edith Piaf et nos oreilles, ou ce violoniste centenaire qui
grinçait des dents dès que l'archet frottait une corde, nous
buvions dans les mêmes cafés étalant leurs terrasses prisonnières
de l'ombre des chênes centenaires, servis par les mêmes personnes,
comme ce vieux type devenu une légende grâce à sa moustache issue
d'un autre temps, ou cette jolie fille recouverte de tatouage et de
piercing qui faisait les yeux doux et un décolleté plongeant aux
pourboires. Maria-Magdalena achetait les mêmes éclairs au chocolat
que Tom, mais lui se défendit d'être gourmand et précisa que
Camille n'en laissait jamais une miette ; Caleb et moi aurions
pu nous croiser à la salle de sport où nous étions inscrits tous
les deux sans y avoir jamais mis les pieds. Tom et Caleb
fréquentaient le même caviste, Maria-Magdalena et moi la même
sandwicherie.
Nous parlions, nous parlions, et nos souvenirs brillaient dans nos
yeux comme autant d'étoiles au-dessus de notre ville. Bientôt, la
nuit plomba l'ambiance que Caleb avait tôt fait d'égayer grâce à
sa flasque magique aux senteurs de tourbe et de trouble. Nous
parlions, nous parlions... dormir...
Quelques loupiotes suspendues à la bôme d'un voilier papillonnent
au-dessus du cockpit où cinq hommes fument le cigare, descendent des
Gin Tonic, et grignotent quelques chips. Parmi eux, Caleb se prend
pour un matelot, debout derrière la roue, et les autres l'écoutent
conter des voyages qu'il n'a jamais faits, des océans qu'il n'a
jamais explorés, des terres qu'il n'a jamais foulées. Son visage
est pâle et ses histoires lui font oublier que la mer du port berce
le navire dans un doux clapotis.
Les ombres vacillent au gré des bulles éphémères de lumière et
cachent le ciel parsemé d'étoiles que les grattes-ciel de l'autre
côté de la baie se refusent à éteindre. Les pontons écoulent
vers le grand parking qui se vide goutte à goutte les navigateurs du
dimanche et leurs marmailles brûlées par le soleil et le sel de la
mer.
L'un des hommes se lève et invite ses hôtes à l'intérieur. Quand
vient le tour de Caleb, l'homme plante son corps lourd et massif
devant lui et fait non de la tête tout en claquant sa langue contre
son palais.
— Ttt ttt. Ta veste.
L'homme tend une main et attend, tandis que de l'autre main, il
vérifie que sa moustache de dandy démodé est bien là, sous son
nez, bouclant sur ses joues. Le visage déjà pâle de Caleb devient
blanc, mais son sourire frondeur masque son manque d'assurance. Il
glisse la main dans sa poche intérieure et en sort un portefeuille,
retire sa veste et la donne à son hôte qui la balance sur la roue,
puis fait mine de s'avancer.
— Ttt ttt. Ta chemise.
Il la déboutonne, révélant un torse glabre et sec, et la jette
vers la veste. Un coup d’œil furtif lui révèle un As de pique
tombé sur le caillebotis. Un sourire élargissant son visage, il se
saisit de la boucle de sa ceinture qu'il commence à desserrer.
— Ça ira. Allez, go !
Caleb le suit dans la descente et atterrit dans un carré tout en
acajou, de la cloison qui sépare de l'avant aux placards de la
cuisine, de la table pliable aux rangements latéraux. Il s'installe
sur une des banquettes bleues encore libre, pose son portefeuille
d'où il tire quelques billets devant lui et attend ses cartes comme
un gamin attendrait sa raclée pour avoir triché lors d'un contrôle.
Son petit tas de billets rétrécit tandis qu'une boule dans sa gorge
grossit, il en oublie presque celle qui lui donne des coups dans
l'estomac et qui se nourrit du tangage de la coque et des odeurs de
moteur.
Bientôt il n'a plus rien à jouer, son instinct lui commande de se
retirer mais l'homme en face de lui qui n'a cessé de cracher la
fumée de son cigare vers sa nausée naissante lui propose un marché.
Son intuition est peu à peu étouffée par les odeurs de tabac et
d'essence, les regards mauvais des autres joueurs qui se sont
couchés, et le paquet de billets que l'homme dépose au milieu de la
table.
— Et si tu jouais ton âme ?
— C'est une blague ?
L'homme retire sa montre en or et l'étale sur les grosses coupures.
— Est-ce que j'ai l'air de plaisanter ?
Caleb sourit. Sur son front une ride en forme de point
d'interrogation se dessine, il touche ses cartes, il hésite, il ne
sait pas. En face de lui, l'homme ne bronche pas, sérieux. Caleb
regarde son jeu. Une petite paire de 10. Mais il n'a plus grand chose
à perdre, et la richesse qui dore sous la lumière du spot en bronze
attend qu'il s'y brûle les ailes.
— Je te signe quelque chose, c'est ça ?
— Ta parole me suffit. Tu es un homme de parole, n'est-ce pas ?
Il acquiesce d'un signe de la tête, et jette ses cartes à découvert
sur le jackpot. L'autre ricane, étale ses cartes, et rafle la mise
pour une paire de dames.
— Bon, messieurs, je crois qu'il est temps que je tire ma
révérence, fait Caleb d'une voix claire quand ses mains tremblent.
Il titube vers les cinq marches et, une fois dehors, respire la nuit
par petites bouffées. Le gros propriétaire du voilier le suit,
l'observe se rhabiller et le met en garde : il ne veut plus le
voir traîner autour de ses tables de jeux. Avant que Caleb n'enjambe
la filière pour mettre pied au ponton, la main agrippée au
chandelier, la voix du vainqueur s'élève.
— Pas si vite, tu me dois ton âme,
Il sort un boîtier de sa poche. Quelques graines s'en échappent et
roulent sur le pont avant de plonger puis de se noyer dans l'eau
putride.
Le matin, j'assistai à la lutte que la lumière de l'aube menait
contre l'obscurité de la nuit. À l'autre bout du désert, l'horizon
déjà rose chassait de son souffle léger les ténèbres qui avait
torturé notre sommeil et les dunes endormies commençaient à
pleurer leur sable orange. Du couloir s'immisçaient en rampant sous
la porte quelques discussions aux paupières à peine ouvertes, des
rires empâtés dans les cauchemars et des pas mous comme les
couettes qu'ils avaient abandonnées à l'instant.
Je peignai mes cheveux mouillés par la douche, mes nerfs emmêlés
par cette activité, quand Maria-Magdalena se réveilla, surprise de
me voir déjà debout. Elle marmonna quelques mots somnolents que je
ne compris que lorsque je me fus rapprochée d'elle.
— Y a un miroir au-dessus de l'armoire...
Intriguée par cette suggestion, je tendis le bras et tâtonnai
jusqu'à ce que ma main rencontre une surface glissante et froide.
Mon reflet particulièrement ébouriffé me sauta au visage ;
Maria-Magdalena rit quand elle vit mon regard horrifié. Alors que je
plongeai le peigne dans les nœuds tout en me regardant dans le
miroir qui encombrait mon autre main, elle bondit hors du lit et
faillit se noyer dans son pyjama deux fois trop grand qu'elle
réajusta.
— Laisse-moi t'aider.
Je lui tendis la glace, mais elle s'empara du peigne qu'elle faufila
dans mes cheveux. Il effleurait chaque mèche sans jamais les tirer,
et peu à peu mon reflet s'assagit. La peau tannée de ma coiffeuse
contrastait avec la mienne, pâle et fatiguée. Alors que je la
regardais dans le miroir, nos yeux noirs se rencontrèrent et un
morceau de sourire tomba de la commissure gauche de ses lèvres,
s'envola et s’émietta sur mes joues qui rosirent. Elle détourna
le regard et se concentra sur ma chevelure lissée qui n'avait plus
besoin d'être coiffée, tandis que je reculai de quelques
millimètres, me rapprochant dangereusement de son corps. Ma nuque
frissonnait sous sa respiration lente, et le coin de mon œil heurta
celui du miroir qui surprit son regard perdu dans mes cheveux, ou
dans le peigne qui s'y était entrelacé.
— Salut les filles !
La voix de Caleb fit sursauter Maria-Magdalena qui se dégagea, jeta
le peigne dans l'armoire et bondit sur son lit. Un des ressorts de
son matelas couina et réveilla Tom, surpris de me voir déjà
réveillée. « Avant nous ! », insistèrent
les hochements de tête qu'échangèrent Caleb et Maria-Magdalena.
— J'ai fait un rêve.
— Tiens donc, distrais-nous, des potins au petit déjeuner, c'est
encore meilleur que des croissants ! Qu'est-ce que je vous sers,
ce matin ? Thé, café, chocolat ?
— Je ne suis pas sûre que ce rêve t'amuse tant que ça. Ce rêve
te concernait.
Il pâlit et renversa un peu de café brûlant sur la couette de Tom.
Je le rassurai.
— Ce n'est pas de ta vie dont je veux parler. Mais plutôt des
graines que j'ai vu tomber de la poche du type qui a gagné ton âme.
— Gagné ton âme ?!
— Oui, Maria, tu as bien entendu. Et alors, ces graines ?
Quel rapport ?
— Tu veux dire que tu as perdu ton âme ?
— On ne va pas en faire un drame, oui, j'ai joué et perdu mon
âme, mais c'est pas comme si je croyais en avoir une. Je me doutais
qu'il y avait un piège, mais jamais je n'aurais cru...
— Les graines, le gars avait des graines sur lui, je les ai
reconnues. Il venait d'ici. Donc...
— … si ce type a pu partir d'ici, c'est qu'il est bien possible
de quitter cet endroit !
— D'accord Maria, mais ça ne nous dit pas comment.
— Eh bien, nous allons le découvrir. En commençant par se
renseigner en ville, par exemple. Les commerçants vous apprendront
bien quelque chose. Moi, j'ai ma mission de bibliothécaire qui
m'attend !
Tom enfila son trench-coat et son chapeau, puis s'empara d'une pile
de livres qu'il avait rangés sous son lit et nous quitta, bientôt
suivi de Caleb dont de nombreuses admiratrices devaient déjà
attendre les tours de magie.
— Il ne reste plus que toi et moi, Lauren. Au boulot !
Sur le marché, je fouillai dans les étals à la recherche de
quelques vêtements en remplacement des miens partis en fumée,
tandis que Maria-Magdalena cuisinait l'air de rien les commerçants
qui me surveillaient sans discrétion, de peur que je leur vole une
veste rapiécée ou un pantalon déchiré. Mais dès que je sortais
la bourse où cliquetaient les graines, ils devenaient soudain très
avenants et tentaient de me créer des besoins, ne prenez pas ce
Jean, prenez plutôt celui-ci, il est en bien meilleur état, et ces
chaussures l'accompagneraient à merveille, oh comme cette robe vous
irait bien, si seulement vous vouliez bien l'essayer, ce n'est pas
parce qu'on est mort qu'il faut se négliger !
Les commerçants, même s'ils connaissaient — et appréciaient —
Maria-Magdalena, ne lui apprirent rien de bien intéressant.
— Je crois qu'eux-même ne savent pas grand chose. Tu sais quoi,
on va faire l'autre marché, si tu as fini ici.
Là-bas, un marchand de cosmétiques ne nous offrit aucun
renseignement mais, à chacune, une trousse qu'il réussit à nous
faire remplir de flacons de shampoing et de savon, de divers
maquillages, parce que même mortes, vous méritez d'être jolies
mesdemoiselles.
Toute la journée, Maria-Magdalena m'entraîna dans son sillage à la
recherche d'un commerçant mieux renseigné que les autres. Toute la
journée, nous essuyâmes les regards désolés qui tombaient sur
notre visage, y traçant des rides de fatigue et de dépit.
Poussiéreuses, épuisées, nous nous décidâmes à rejoindre notre
chambre où Caleb et Tom se chamaillaient pour de futiles raisons que
nous n'écoutâmes pas. Maria-Magdalena s'affala sur son lit en
soupirant, puis commença à réfléchir si gravement que les garçons
n'osèrent plus bouger. Suspendus à ses sourcils froncés, à ses
lèvres qu'elle mordillait, à ses cheveux que ses doigts
entortillaient, à ses yeux si sombres mais si beaux à la fois, nous
ne fîmes aucun bruit et restâmes figés dans l'attente. Soudain,
son visage s'éclaircit d'une idée, et un sourire brisa le silence.
— Faudrait les surveiller, voir où ils récupèrent leurs
bricoles, et suivre les gars qui les fournissent. Mais je peux pas,
ils me connaissent trop. Quant à vous, je vous vois très mal en
filature. Vous êtes pas vraiment passe-partout. Trop voyante, trop
fantasque, trop... squelettique.
— Je connais quelqu'un qui pourrait bien nous aider, Maria. Je
pourrais même aller la chercher tout de suite !
— Et comment sais-tu qu'elle serait compétente pour filer
quelqu'un ? C'est pas un boulot à la portée de tout le monde.
— Fais-moi confiance ; par contre, elle est très timide,
alors tenez-vous bien.
Caleb courait déjà hors de la chambre sans voir les œillades que
nous échangèrent. « Elle » ? Notre lanceur
de charme aurait-il été lui-même charmé ? Nous avions tous
les trois remarqué que son teint s'était empourpré, et s'il
courait pour la retrouver, ce n'était sûrement pas par un excès de
zèle aussi soudain qu'inattendu.
Un cri rauque s'éleva du désert et enjamba la fenêtre puis souffla
dans mes oreilles et fit frissonner tout mon corps.
— Vous avez entendu ?
— Quoi ?
— Quoi ?
— Ce cri.
Une silhouette hantait les dunes et s'éloignait vers l'horizon. Du
sable coulait entre ses doigts et ses yeux pleuraient un mélange de
boue et de sang et de sa bouche bavaient des toiles d'araignées.
— De quoi tu parles ?
— Là, il y a comme un fantôme, regarde !
Maria-Magdalena se pencha à la fenêtre et scruta le désert qui
s'étendait une centaine de mètres plus bas, jusqu'à ce que la vue
s'y perde. Elle regarda Tom et haussa vaguement les épaules.
— Tu rêves, Lauren. Il n'y a rien.
Les immeubles titubent entre les ombres que la brise balance comme
des ombrelles sur un champ de bataille, et derrière nous sombrent
les rues sombres et s'écroulent les pavés sur la nuit meurtrie. Des
fenêtres ouvertes suinte le vent qui bave du sable sur les façades
tandis que l'obscurité se nourrit des cauchemars jusqu'à les vomir
entre les doigts du désert, entre ses dunes entrent des vers
semblables à ceux qui bouffent mon cercueil. J'aurais préféré
être incinérée. Laisser les flammes lécher mon corps pâle comme
la lune. Les mains de Mitchum lèchent mes hanches maintiennent mon
corps debout. Sa chambre n'est plus qu'à quelques pas, un deux
trois, dix onze douze. Nous y voilà. Il me couche sur son lit me
souffle quelques mots mais je ne les entends pas ils se perdent dans
les vagues qui déferlent dans ma tête et mouillent ma peau. De ma
bouche coule un rire halluciné que l'oreiller écume au ralenti, en
rythme avec les basses indicibles de la folk que mes tympans jouent
encore en sourdine. Mes mains parcourent le T-Shirt de Mitchum et le
lui retirent et retirent le mien, mes seins se collent à son torse
et il aime ça mais il recule et s’assoit sur la chaise. Mitchum
est un prince je ne suis pas une princesse je m'offre à lui et il oppose une résistance
farouche. Je me lève un bête sourire colle à mon visage je veux
m'en débarrasser mais il est tenace une sangsue qui suce le sang de
mes lèvres je m'approche de lui et il fait non de la tête il refuse
de profiter d'une telle situation et voudrait me regarder dormir,
effleurer mes seins de ses cils, poser ses yeux à fleur de ma peau.
Il me recouche. Je griffe son Smith & Wesson et une trace rouge
marque son tatouage. Il refuse de dégainer. Le duel serait déloyal
lui sobre et gentleman moi ivre de désir et tanguant au gré de la
houle qui brasse mon cerveau et roule sur mes courbes. Je jette
l'ancre de mes doigts dans les profondeurs de sa braguette, lui qui
se croyait insubmersible se heurte à l'iceberg dont il n'avait pas
compris l'ampleur de la partie immergée, il se noie dans ma peau
salée et je me noie en lui.
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