Je sursautai et ouvris les yeux. Assis sur son lit, Tom fumait sa
première cigarette ; Caleb repoussait la couette qui
l'étouffait, et Maria-Magdalena se coiffait, le visage face à la
fenêtre ouverte. La brosse courait dans sa chevelure noire et
épaisse et séparait les boucles qui s'emmêlaient jusque dans la
moitié de son dos. Un parfum de shampoing à la vanille, aussi
gracile qu'une plume, papillonna au-dessus de ses cheveux, puis, en
quelques battements d'ailes, vint me caresser le nez.
— Je... je dors encore ?
D'un sourire, Maria-Magdalena m'assura que je ne dormais pas. Tom me
salua d'un « bonjour » enfumé. Je leur demandai
où était le chat. Maria-Magdalena l'avait cherché partout, sous
les lits, sous l'armoire, mais il avait disparu, malgré la porte
fermée et la fenêtre ouverte sur le vide.
— C'est étrange... J'ai rêvé de lui cette nuit. Je l'entends
encore me dire « cherche le détective privé ».
J'en frissonne encore !
Tom se leva brusquement — sa chaise se balança quelques secondes
avant de retrouver son équilibre — et s'approcha de la fenêtre où
il cracha sa cigarette.
— Le chat t'a dit « cherche le détective privé » ?
— Je sais bien qu'il ne s'agit que d'un rêve, mais c'était
tellement réel ! Cette voix, ces sensations, ce goût de terre
dans ma bouche...
— « Cherche le détective privé » ?
Maria-Magdalena soupira et jeta, agacée, sa brosse au milieu de ses
affaires.
— Tu es sourd Tom ?
— Non, mais... La coïncidence est frappante. Je suis détective
privé.
Désormais, tous les trois me dévisageaient, et dans leurs yeux
ébahis, le doute se mêlait à la crainte, ce qui donnait une jolie
teinte noire éclatante aux iris de Maria-Magdalena et de drôles de
fossettes sur les joues à peine éveillées de Caleb.
— Tu le savais, que j'étais détective, n'est-ce pas ?
— Non, Tom.
— Sans compter que tu rêves de Camille...
— Pas vraiment, disons qu'elle fait des apparitions fugaces dans
mes rêves.
L'inquiétude faisait trembler leur voix et s'agiter leur corps. Ils
parlaient de moi comme si je n'étais pas dans la même pièce
qu'eux, comme si je ne respirai pas, moi aussi, ce parfum de crainte
moite, mais pourquoi fait-elle ce genre de rêve, pourquoi Camille
visite ses nuits, et ce chat, pourquoi lui demande-t-elle de chercher
le détective privé ? Je criai. Ils se turent.
— Je ne sais pas pourquoi je rêve de ta Camille, je ne sais pas
pourquoi le chat me parle, je ne sais de quoi tu t'es vengé –
Avant que Maria-Magdalena n'explose — ces yeux me disaient déjà
de me mêler de mes affaires et d'aller voir ailleurs si elle y
était, en des termes autrement moins polis — et que Tom ne
s'effondre, Caleb calma tout le monde simplement en s'éclaircissant
la voix. Son intervention nous surprit. Tom s'assit sur une chaise et
alluma une cigarette ; Maria-Magdalena, nerveuse et fuyante, se
dirigea vers la porte mais Caleb lui barra le passage.
— Ne pars pas, Maria, on doit tirer ça au clair. D'accord, tu
fais des rêves étranges, Lauren, mais toi, Tom, tu as vu ton
squelette ? Bizarre aussi, non ?
Il farfouilla derrière son dos et en ressortit un plateau plein de
viennoiseries qui furent accueillies par notre étonnement muet.
— Et moi, je veux des croissants, et hop, j'ai des croissants
sortis d'un sac à dos imaginaire, bizarre, n'est-ce pas ? Et
toi, Maria, dis-nous tout, révèle-nous ton secret !
— Ne me regarde pas comme ça, tu veux ? Pour qui tu te
prends ?
— Oh, ce regard sombre qui fuit ! Tu as quelque chose qui
cloche, comme nous tous, n'est-ce pas ?
— Fous-moi la paix.
Nous la questionnions tous de nos yeux fixés sur son visage où ses
joues se piquaient de façon presque imperceptible d'un rose timide.
— Je vous en pose moi, des questions ?
« Le retour de la petite teigne », pensai-je, sans
le vouloir, à voix haute.
— Bon, d'accord, il y a peut-être quelque chose. Je pratique les
arts martiaux depuis toute gamine, mais ici, j'ai l'impression que
mes réflexes sont décuplés. Je n'ai jamais été si... forte et
douée.
Caleb s’esclaffa.
— Voilà, on a notre super-héros ! Je t'assure, Maria, c'est
bizarre, un super pouvoir. En tout cas, ce n'est pas normal.
La tension s'était maintenant échappée par la fenêtre, et Caleb
nous offrit un délicieux petit déjeuner qui acheva de nous
détendre. Il nous assomma à coup de pains au chocolat et de
croissants, et nous noya dans du café et du chocolat chaud.
Caleb et Maria-Magdalena nous laissèrent. Ils avaient tout deux
donné leur parole aux commerçants du marché noir, l'un pour
attirer et divertir les passants, l'autre pour faire fuir ou attraper
les voleurs. Tom alluma une autre cigarette.
— Tu fumes pas un peu trop, toi ?
— Tu as peur pour mes poumons ?
Il écrasa le mégot dans le cendrier et s'excusa : lui aussi
avait des engagements. Il claqua la porte derrière lui.
Je me retrouvai encore seule, dans cette chambre étroite qui allait
être mon foyer pour très longtemps. Une des fenêtres était
ouverte et laissait entrer l'air frais du désert. Son infinité
attirait l’œil qui s'abandonnait dans chaque grain de sable, et
s'y perdait. Les dunes s'évaporaient sous la brise tranquille qui ne
se lassait pas de les coiffer. Elles avaient la même couleur
aveuglante que les cheveux d'Emma, les mêmes courbes aussi, douces,
régulières, insaisissables.
— Allez, Lauren, viens !
Elle court sur le sable, sa peau est dorée, ses cheveux sont
mouillés et ses lèvres couvertes de sel. Son maillot ressemble à
celui qu'Ursula Andres porte contre Dr No ; il ne lui manque
plus que le couteau à la ceinture. Et moi je suis sa James Bond,
auquel il ne manque plus que le permis de tuer. Et encore... Je
somnole sous l'ombre bienveillante du parasol qui résiste aux
multiples coups affligés par un soleil haut et violent. Elle me
rejoint. Ses yeux scintillent sur son visage qui goutte dans mon
cou. Sa main attrape mon poignet, mais je lui résiste.
— Plus tard, il fait encore trop chaud.
— Justement, l'eau est bonne, ça te rafraîchira.
— Pas question, le soleil cogne trop fort.
— Si tu veux, je te tartine de crème.
Elle caresse machinalement ma jambe de ses doigts ruisselants, puis
elle s'allonge près de moi, dans le sable, sans se sécher.
— Merci, mais non, j'ai horreur de la crème solaire. Sa
consistance, son odeur...
— Mais quelle snob tu fais ! Tu es toute blanche, un peu
de soleil ne te ferait pas de mal.
Elle pose son bras sur le mien. Le contraste est frappant, sa peau
est d'or, la mienne est d'argent.
— Je ne bronze pas, je prends des coups de soleil.
— Oh, ne te vexe pas !
Elle se relève, le dos couvert de sable, pose un baiser salé sur ma
bouche et court plonger dans l'eau. Elle nage comme une sirène,
athlétique.
Comme nage dans le sable, au loin, les ombres du chat et de la
salamandre, si minuscules que peut-être les ai-je imaginées.
Trois coups, un long, deux courts, frappés contre la porte
m'arrachèrent du désert et soufflèrent sur les grains de sable qui
s'étaient immiscés dans ma tête. Mes yeux avaient encore le goût
de l'or et mes lèvres celui du sel.
— Entrez !
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