Elle m'entraîna tout au bout du Boulevard de la Mort où se tenait
un autre marché noir moins fréquenté car plus cher. On y trouvait
des vêtements pas trop rapiécés, des bouteilles d'alcool presque
pleines et des objets en bon état. Quelques bancs se faisaient la
discussion, entourés de petits arbustes qui constituaient la seule
végétation que j'avais vu jusque-là. Elle m'invita à m'asseoir et
à observer.
— Tu vois le grand type avec les lunettes de soleil, avec son
bâton à la main ? Il traque les voleurs. Ah, tiens, voilà son
associé, avec le gros pull rouge, qui porte une batte de base-ball.
La femme, là-bas, qui traîne un sac poubelle plein à craquer ?
Elle ravitaille les commerçants, une sorte d'intermédiaire entre
eux et ceux qui récupèrent la marchandise. Me demande pas d'où ils
la sortent, la marchandise, j'en ai aucune idée. Si un jour tu veux
du whisky, ou des cigarettes, adresse-toi à Jack, il ne quitte
jamais son chapeau et son veston. Pour des vêtements, c'est plutôt
José et Marco qui s'en occupent, les deux pipelettes là-bas. Boris,
le type en chemise blanche et aux cheveux gominés peut te procurer
des livres. À côté, son pote, Vladimir, le gars à la veste en
cuir déchirée, vend des vinyles et des CD. Pour le matériel, faut
voir Émile, le type grisonnant en cravate, à gauche. Il vend même
parfois, plutôt rarement, des vieux gramophones mécaniques. Hors de
prix. Nos deux jobs, à Tom et à moi, ne suffiraient pas à nous
l'offrir avant quelques années !
— Tom a un job ?
— Tom, il a eu un coup de bol quand il est arrivé. Si on peut
appeler ça un coup de bol. Étant donné son... état, du jamais vu
apparemment, il a eu le droit à une petite prime d'invalidité. Il a
acheté quelques bouquins à Boris et les loue à ceux qui ont pas
les moyens ou l'envie de les acheter. Ça rapporte pas beaucoup, mais
c'est toujours mieux que rien. De toute manière, être riche ici, ça
veut plus rien dire. Faut pas croire que je traque les voleurs à la
sauvette pour m'enrichir. Ça m'occupe. Ça tue le temps. Et toi, que
vas-tu faire, pour tuer le temps ?
— Moi ? Je ne sais pas vraiment, je ne sais pas faire grand
chose.
— Qu'est-ce que tu faisais, comme métier ?
— Violoncelliste.
—
Violoncelliste ? Eh bien, va falloir que tu trouves autre
chose ! Tu veux pas te mettre au ukulélé ou à la flûte à
bec ? J'en ai déjà vu circuler dans les parages.
— Dis-moi, ce... marché, il n'est pas censé être interdit ?
— Je ne sais pas trop. J'ai l'impression que c'est toléré,
d'avoir des trucs à soi, d'acheter des objets, de fumer, de boire,
de s'habiller autrement qu'en pyjama. Faut dire qu'on s’ennuierait
sinon, on deviendrait probablement fou et ingérable, surtout que
personne ne sait combien de temps il restera. Enfin, sauf nous.
— Sauf nous ?
— Décidément, tu en as des choses à apprendre.
— Je n'attends que ça.
— Notre âme. C'est la clef pour quitter cet endroit. Pour
aller... Dieu sait où. Sans âme, on est bloqué ici. Pour
l'éternité.
Elle se leva et salua toutes les personnes dont elle m'avait parlé.
On discuta un peu, on farfouilla dans le bric-à-brac des étals,
elle exhiba la bourse acquise lors de sa capture du voleur et
m'offrit d'acheter ce que je voulais.
— Garde-ça pour votre gramophone, à Tom et toi.
Elle sourit. « On rentre ? », cligna son œil
droit. J'acquiesçai.
— Et toi, tu faisais quoi, avant ?
— Lieutenant de police.
— Ah, ceci explique beaucoup de choses.
— Comme... ?
— Le fait que
tu fasses tout le temps la gueule. Oh, me regarde pas comme ça, tu
sais que j'ai raison. Et ta poursuite du voleur. La façon dont tu
l'as plaqué au sol.
— Ça n'a rien à voir, j'ai pratiqué le judo puis le karaté
pendant des années, c'est tout.
— Lieutenant de police... Est-ce pendant ton service que –
— Tu veux bien parler d'autre chose ?
Elle se renfrogna, et ses lèvres tombèrent en un sourire inversé.
Elle glissa les mains dans ses poches et son regard buta sur ses
chaussures qui envoyèrent un caillou valser dans la poussière. Le
silence la gênait, alors elle le suspendit à ses cordes vocales.
— J'aurais vraiment voulu t'entendre jouer du violoncelle. Ça
m'impressionne, les musiciens. Je regrette de ne jamais avoir su
jouer proprement du piano.
— Pianiste ?
— C'est un bien grand mot ! Ma grand-mère me forçait à jouer
tous les jours sur le piano qu'elle avait acheté un bras. C'est
l'organiste de son église qui m'a appris à jouer ; et puis
quand il trouva que j'étais prête, il me fit jouer quelques messes
le dimanche matin.
— Apparemment, ça n'a pas servi à sauver ton âme.
— Ça, c'est parce que j'ai découvert que le répertoire profane
était nettement plus intéressant, au grand désespoir de ma
grand-mère.
Les escaliers de l'immeuble, grâce à la présence de
Maria-Magdalena, ne me jouèrent aucun mauvais tour. Dans la chambre,
Tom, assis à la table, lisait un livre sous une fumée de cigarette.
Il nous salua, écrasa le mégot dans le cendrier et balaya le petit
brouillard avec des gestes larges de la main. Maria-Magdalena allait
répondre quand la porte, que nous avions juste poussée sans la
fermer poussa un crissement et s'entrouvrit.
Miaou !
Un grand chat noir fit son apparition et frotta ses moustaches contre
les jambes de Maria-Magdalena. Tom maugréa, « qu'est-ce
qu'il fout ici ? » dirent ces grands gestes en
direction du chat.
— Oh qu'il est mignon !
Maria-Magdalena se pencha et lui tendit une main qu'il renifla. Sa
petite tête se pencha et se servit de cette main pour se caresser.
Elle lui gratta la tête. Il ronronnait et l'extase fermait ses yeux.
Miaou !
— Mais qu'est-ce qu'il
fout là ? Il n'y a que moi que ça choque ? Lauren ?
— Non, tu as raison, Tom, c'est biza –
Le chat abandonna la main de Maria-Magdalena et vint tourner autour
de mes jambes.
— Oh qu'il est mignon !
Il était aussi très doux. Quatre mains le caressaient maintenant,
et il ronronnait de plus en plus fort. Un bruit extérieur le figea.
Caleb entra dans la chambre et eut un mouvement de recul quand il
nous vit, Maria-Magdalena et moi, agenouillées face à un chat dont
la présence incongrue le surprit.
— Ah, Caleb, enfin du renfort ! Qu'est-ce que fout ce chat
ici ?
— Oui, qu'est-ce que ce chat fout –
Miaou !
Son miaulement ressemblait à un cri de chaton. Il se mélangea dans
les jambes de Caleb et recommença à ronronner.
— Oh qu'il est mignon !
Tom se frappa le crâne, se leva et ferma la porte.
— Au cas-où il viendrait à un tigre, un lion ou un éléphant
l'idée de débarquer !
Puis il attrapa le chat et l'éloigna de nous. L'animal cracha, se
débattit, se libéra de l'étreinte de Tom et grimpa sur le rebord
de la fenêtre. Il nous ignora et contempla le désert.
— Vous êtes complètement gagas ! Avouez que ce n'est pas
normal, un chat ici.
— Ah oui, et qu'est-ce qui est normal, ici ?
Tom ne sut que répondre à Maria-Magdalena. Cependant, nous
échangeâmes tous les quatre des regards étonnés, presque
inquiets.
Miaou !
Le chat nous regardait, puis il se retourna, se lécha la patte à la
santé du désert. J'eus l'impression qu'il souriait. Tom
s'impatienta.
— On le fout dehors ?
Maria-Magdalena bloqua le passage à Tom qui se rapprochait de la
fenêtre.
— Mais ce n'est qu'un petit chat !
— Petit ? Tu trouves que c'est un petit chat ? Il est
énorme, oui !
— Il n'est pas énorme, il est juste... très grand. Mais ça
change rien, c'est qu'un chat, pas un monstre.
— Ah oui, regarde les cicatrices qu'il a laissé sur mon
squelette !
Ses côtes étaient lacérés, mais les coupures restaient
superficielles.
— Faut dire que tu l'as un peu agressé. Tu as mal ?
—Non, mais –
— Alors, de quoi tu te plains ?
— Celle-là, elle m'énerve !
— Celle-là, elle t'emme –
Caleb s'interposa entre les deux et les ramena au calme d'une voix
grave et sereine.
— On ne va pas se battre ; je ne pense pas qu'on puisse
faire grand chose avec ce chat, regardez, si je veux l'attraper, il
commence à cracher. Moi, je ne le contrarierais pas.
— Et s'il est dangereux ? Je vous répète, ce n'est pas
normal, on ne peut pas le laisser là.
— Et qu'est-ce qu'on risque, à ton avis ?
— Il ne va pas nous tuer, ça c'est sûr.
La soirée fut agréable, arrosée par le whisky fourni par Caleb. Le
chat dormait dans les effluves de cigarettes, affalé sur le rebord
de la fenêtre dont il n'était pas descendu. Tom, inquiet, ne le
quittait pas des yeux. Bientôt, la fatigue s'empara de nous et nous
coucha sur nos lits. Le chat se réveilla, se leva, bailla, s'étira
dans un gros dos. Avant de m'endormir, je vis une salamandre entrer
par la fenêtre et s'entortiller sur le corps du chat. Celui-ci sauta
sur le lit de Maria-Magdalena qui lui frotta à peine la tête avant
de sombrer, sans remarquer la présence de l'amphibien, puis se jeta
sur ma couette, léchouilla mon nez et se coucha en boule près de ma
tête.
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