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Je n'avais pas pris une douche depuis au moins une éternité. Durant
de longues minutes, je restais sous l'emprise de l'eau brûlante dont
je n'arrivais pas à me libérer tant la mousse orangée du savon
était douce pour la peau et la chaleur agréable pour le corps. Je
contemplais les bulles aux senteurs de pêches qui, comme des petits
miroirs à la dérive, s'échappaient de la cabine pour exploser
contre le plafond jaunâtre, entraînant avec elles mes doutes et mes
peurs.
De retour dans la chambre, je jetai un coup d’œil puis les mains
dans les affaires de Maria-Magdalena, rangées sur une étagère de
l'armoire. La brosse ne put m'échapper. J'y emmêlai mes cheveux qui
ne se laissèrent dompter qu'après une longue séance de coiffage et
de crises de nerfs.
Je retirai mes cheveux de la brosse et les jetai par la fenêtre. Ils
flottèrent dans l'air comme une méduse étirant son ombrelle au
rythme d'un cœur qui bat au ralenti, puis la brise du désert les
emporta. Je rangeai la brosse à l'endroit exact où elle se
trouvait, entre un flacon de parfum et une bouteille de shampoing à
la vanille. À côté, un livre de poche récitait des poèmes à un
crayon gris qui se prenait pour un marque-page et qui s'était
faufilé entre les espaces du sommeil de Desnos. Derrière, une pince
à cheveux croquait un nounours borgne et quelques barrettes
refusaient de se consumer dans un cendrier ébréché. C'était là
tout le trésor de Maria-Magdalena.
L'étagère du dessous devait appartenir à Tom. Un paquet de
Marlboro se noyait, seul au milieu des nœuds de bois, tandis qu'une
cigarette se débattait de ce naufrage et tentait de quitter le
navire.
Plus bas, le rayonnage croulait sous les affaires de Caleb. Un miroir
me faisait de l’œil mais je n'osais pas l'attraper de peur que
tout son petit monde magique ne s'écroule.
Il y avait une quatrième étagère, vide. La mienne. J'y posai le
gel-douche puis refermai l'armoire. Il était temps désormais de
suivre le conseil de Caleb et de sortir de cette chambre.
Les couloirs et les escaliers étaient déserts. Le vide m'étouffait,
et le plafond m'écrasait de sa lumière orange. Les marches
s'effondraient sous chacun de mes pas, et l'issue des trente-cinq
étages s'étherait dans un nuage de poussière. Les murs se
rapprochaient, puis ils commencèrent à ployer sous le poids du
silence. Un homme apparut au détour d'un virage. Tous les éléments
reprirent leur place. Il se retourna à mon passage, le regard triste
et perdu, puis continua son ascension. Je respirai par le ventre,
deux, trois fois, les yeux fermés, inhalant le calme et soufflant
l'angoisse. Plus qu'une dizaine d'étages. Je comptai les marches une
à une. Une, deux, trois. Onze, douze, treize. Trente-deux,
trente-trois, trente-quatre. Les chiffres les intimidaient. Elles ne
s'ébranlèrent plus. Quatre-vingt-trois, quatre-vingt-quatre, quatre-vingt-cinq. Cent-cinquante-quatre, cent-cinquante-cinq,
cent-cinquante-six. Je croisai une vieille dame haletante qui
encourageait ses jambes lourdes de son regard vitreux.
Deux-cent-dix-huit, deux-cent-dix-neuf, deux-cent-vingt et une
marches qui m'accouchèrent dans l'entrée sale de l'immeuble.
Dehors, le bleu du ciel me piqua les yeux mais apaisa mon corps.
Je trouvai sans peine la fameuse agence touristique, bien indiquée
par des écriteaux nombreux qui m'embarquèrent de la Promenade des
Désespérés jusqu'à l'Avenue des Nouveaux Venus, me firent passer
en face du Service d'immatriculation devant la porte duquel se
pressait une foule en pyjama, m'aiguillèrent à droite dans une
Ruelle Sombre qui n'avait de sombre que le nom et me jetèrent dans
une Allée des Touristes qui coupait un Boulevard de la Mort où les
bâtiments, plus encore que dans les autres rues, ressemblaient à
des canyons se détachant par leur poussière rouge de l'intensité
du ciel bleu.
L'agence touristique se trouvait dans une petite bâtisse qui n'était
pas plus haute que trois étages. Une grande vitrine m'annonça que
quelques personnes seulement la visitaient. Je distinguai, tout au
fond, un comptoir tenu par un géant habillé en bourreau, du même
acabit que celui rencontré au service d'immatriculation. J'hésitai,
puis j'entrai, évitant de m'approcher trop près du comptoir.
J'imitai les quelques visiteurs qui étiraient leur bras pour y
piocher de la documentation sans perdre du coin de l’œil le géant
immobile, puis mes jambes se prirent à mon cou et me jetèrent dans
la rue.
Sur une des brochures, un plan de la ville se dessinait au milieu du
Désert des Âmes Perdues. Les autres fascicules n'étaient que des
modes d'emploi des administrations. Ennuyeux et vagues, ils ne
m'apprirent rien que Tom ne m'avait déjà dit. Le plan m'indiqua
avec précision ma position et m'invita à avancer tout droit vers
une certaine Place du Marché.
Un homme me bouscula, s'excusa et continua son chemin. Comme je levai
la tête, je remarquai un rassemblement au bout de l'Allée :
des discussions effrénées bourdonnèrent dans mes oreilles et des
rires austères m'attirèrent à eux. Une dizaine de personnes
avaient éparpillé quelques marchandises sur les pavés. Un
attroupement observait, touchait, échangeait, achetait les objets
qui avaient eu, pour la plupart, des vies antérieures, ici une radio
dont l'antenne était brisée, là un briquet au look de pin-up
effacée ou un chat en peluche aux moustaches coupées.
Devant moi, une dame qui avait acheté un pull rapiécé perdit dans
la cohue ce que je crus être un bouton rouge. Je me glissai entre
deux futurs clients pour le ramasser. Ce n'était pas un bouton, mais
une graine, deux fois plus grosse qu'une graine de courge. Autour de
moi, d'autres graines identiques voyageaient de main en main,
s'échangeant contre des babioles plus défraîchies les unes des
autres.
Des cris virils se mirent alors à courir derrière moi, « au
voleur, au voleur ! » et heurtèrent les quelques
passants qui ne s'étaient pas rabattus. Je me retournai. Un homme
grand et svelte déchirait la foule de sa course rapide et effleura
mon épaule de son coude. Il s'agrippait à un sac à dos déformé
par diverses bricoles. Un autre homme le poursuivait, entravé dans
sa course par sa bedaine et son souffle court. Sortie de nulle part,
une petite furie se jeta sur le voleur, le renversa et le plaqua au
sol face contre terre, les bras pliés dans le dos. Le sac à dos
voltigea et explosa aux pieds des badauds en une dizaine de
breloques dont un réveil qui avait arrêté le temps, un
téléphone qui ne communiquait plus, des piles sans énergie. Et une
pomme, bien rouge.
La furie se nommait Maria-Magdalena. Assise sur le gars, elle faillit
lui casser un bras. Elle desserra la pression. L'homme grimaça, se
débattit en vain. Elle se libéra une main et attrapa la pomme
qu'elle mordit avec voracité, un sourire de gloire sur son visage
alors qu'elle mâchait, le menton levé vers les regards fixés sur
elle. La victime du vol haleta enfin jusqu'à eux, récupéra sa
marchandise, essoufflée, et esquissa un coup de pied dans la tête
de son voyou. Maria-Magdalena, la bouche pleine, rapide comme un
chat, s'interposa. Le voleur en profita pour se relever et il
s'évanouit dans la foule. L'autre homme bougonna, mais
Maria-Magdalena le menaça des revolvers qu'elle avait dans les yeux.
Il recula. Elle déglutit son morceau de pomme, et sans baisser ses
armes, croqua de nouveau dans le fruit et savoura cette bouchée dans
un sourire de vainqueur pour montrer à tous que c'était elle, le
chef. Il attrapa à sa ceinture une petite bourse qu'il laissa tomber
avec dédain dans la main libre de Maria-Magdalena et s'en alla.
Elle me vit, me montra la pomme, la jeta derrière elle, cracha le
morceau qu'elle avait encore dans la bouche.
— Vraiment dégueu, cette pomme.
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