mardi 3 janvier 2017

Trafiquants d'âmes 1-6.01

6

Je n'avais pas pris une douche depuis au moins une éternité. Durant de longues minutes, je restais sous l'emprise de l'eau brûlante dont je n'arrivais pas à me libérer tant la mousse orangée du savon était douce pour la peau et la chaleur agréable pour le corps. Je contemplais les bulles aux senteurs de pêches qui, comme des petits miroirs à la dérive, s'échappaient de la cabine pour exploser contre le plafond jaunâtre, entraînant avec elles mes doutes et mes peurs.
De retour dans la chambre, je jetai un coup d’œil puis les mains dans les affaires de Maria-Magdalena, rangées sur une étagère de l'armoire. La brosse ne put m'échapper. J'y emmêlai mes cheveux qui ne se laissèrent dompter qu'après une longue séance de coiffage et de crises de nerfs.
Je retirai mes cheveux de la brosse et les jetai par la fenêtre. Ils flottèrent dans l'air comme une méduse étirant son ombrelle au rythme d'un cœur qui bat au ralenti, puis la brise du désert les emporta. Je rangeai la brosse à l'endroit exact où elle se trouvait, entre un flacon de parfum et une bouteille de shampoing à la vanille. À côté, un livre de poche récitait des poèmes à un crayon gris qui se prenait pour un marque-page et qui s'était faufilé entre les espaces du sommeil de Desnos. Derrière, une pince à cheveux croquait un nounours borgne et quelques barrettes refusaient de se consumer dans un cendrier ébréché. C'était là tout le trésor de Maria-Magdalena.
L'étagère du dessous devait appartenir à Tom. Un paquet de Marlboro se noyait, seul au milieu des nœuds de bois, tandis qu'une cigarette se débattait de ce naufrage et tentait de quitter le navire.
Plus bas, le rayonnage croulait sous les affaires de Caleb. Un miroir me faisait de l’œil mais je n'osais pas l'attraper de peur que tout son petit monde magique ne s'écroule.
Il y avait une quatrième étagère, vide. La mienne. J'y posai le gel-douche puis refermai l'armoire. Il était temps désormais de suivre le conseil de Caleb et de sortir de cette chambre.
Les couloirs et les escaliers étaient déserts. Le vide m'étouffait, et le plafond m'écrasait de sa lumière orange. Les marches s'effondraient sous chacun de mes pas, et l'issue des trente-cinq étages s'étherait dans un nuage de poussière. Les murs se rapprochaient, puis ils commencèrent à ployer sous le poids du silence. Un homme apparut au détour d'un virage. Tous les éléments reprirent leur place. Il se retourna à mon passage, le regard triste et perdu, puis continua son ascension. Je respirai par le ventre, deux, trois fois, les yeux fermés, inhalant le calme et soufflant l'angoisse. Plus qu'une dizaine d'étages. Je comptai les marches une à une. Une, deux, trois. Onze, douze, treize. Trente-deux, trente-trois, trente-quatre. Les chiffres les intimidaient. Elles ne s'ébranlèrent plus. Quatre-vingt-trois, quatre-vingt-quatre, quatre-vingt-cinq. Cent-cinquante-quatre, cent-cinquante-cinq, cent-cinquante-six. Je croisai une vieille dame haletante qui encourageait ses jambes lourdes de son regard vitreux. Deux-cent-dix-huit, deux-cent-dix-neuf, deux-cent-vingt et une marches qui m'accouchèrent dans l'entrée sale de l'immeuble. Dehors, le bleu du ciel me piqua les yeux mais apaisa mon corps.

Je trouvai sans peine la fameuse agence touristique, bien indiquée par des écriteaux nombreux qui m'embarquèrent de la Promenade des Désespérés jusqu'à l'Avenue des Nouveaux Venus, me firent passer en face du Service d'immatriculation devant la porte duquel se pressait une foule en pyjama, m'aiguillèrent à droite dans une Ruelle Sombre qui n'avait de sombre que le nom et me jetèrent dans une Allée des Touristes qui coupait un Boulevard de la Mort où les bâtiments, plus encore que dans les autres rues, ressemblaient à des canyons se détachant par leur poussière rouge de l'intensité du ciel bleu.
L'agence touristique se trouvait dans une petite bâtisse qui n'était pas plus haute que trois étages. Une grande vitrine m'annonça que quelques personnes seulement la visitaient. Je distinguai, tout au fond, un comptoir tenu par un géant habillé en bourreau, du même acabit que celui rencontré au service d'immatriculation. J'hésitai, puis j'entrai, évitant de m'approcher trop près du comptoir. J'imitai les quelques visiteurs qui étiraient leur bras pour y piocher de la documentation sans perdre du coin de l’œil le géant immobile, puis mes jambes se prirent à mon cou et me jetèrent dans la rue.
Sur une des brochures, un plan de la ville se dessinait au milieu du Désert des Âmes Perdues. Les autres fascicules n'étaient que des modes d'emploi des administrations. Ennuyeux et vagues, ils ne m'apprirent rien que Tom ne m'avait déjà dit. Le plan m'indiqua avec précision ma position et m'invita à avancer tout droit vers une certaine Place du Marché.
Un homme me bouscula, s'excusa et continua son chemin. Comme je levai la tête, je remarquai un rassemblement au bout de l'Allée : des discussions effrénées bourdonnèrent dans mes oreilles et des rires austères m'attirèrent à eux. Une dizaine de personnes avaient éparpillé quelques marchandises sur les pavés. Un attroupement observait, touchait, échangeait, achetait les objets qui avaient eu, pour la plupart, des vies antérieures, ici une radio dont l'antenne était brisée, là un briquet au look de pin-up effacée ou un chat en peluche aux moustaches coupées.
Devant moi, une dame qui avait acheté un pull rapiécé perdit dans la cohue ce que je crus être un bouton rouge. Je me glissai entre deux futurs clients pour le ramasser. Ce n'était pas un bouton, mais une graine, deux fois plus grosse qu'une graine de courge. Autour de moi, d'autres graines identiques voyageaient de main en main, s'échangeant contre des babioles plus défraîchies les unes des autres.
Des cris virils se mirent alors à courir derrière moi, « au voleur, au voleur ! » et heurtèrent les quelques passants qui ne s'étaient pas rabattus. Je me retournai. Un homme grand et svelte déchirait la foule de sa course rapide et effleura mon épaule de son coude. Il s'agrippait à un sac à dos déformé par diverses bricoles. Un autre homme le poursuivait, entravé dans sa course par sa bedaine et son souffle court. Sortie de nulle part, une petite furie se jeta sur le voleur, le renversa et le plaqua au sol face contre terre, les bras pliés dans le dos. Le sac à dos voltigea et explosa aux pieds des badauds en une dizaine de breloques dont un réveil qui avait arrêté le temps, un téléphone qui ne communiquait plus, des piles sans énergie. Et une pomme, bien rouge.
La furie se nommait Maria-Magdalena. Assise sur le gars, elle faillit lui casser un bras. Elle desserra la pression. L'homme grimaça, se débattit en vain. Elle se libéra une main et attrapa la pomme qu'elle mordit avec voracité, un sourire de gloire sur son visage alors qu'elle mâchait, le menton levé vers les regards fixés sur elle. La victime du vol haleta enfin jusqu'à eux, récupéra sa marchandise, essoufflée, et esquissa un coup de pied dans la tête de son voyou. Maria-Magdalena, la bouche pleine, rapide comme un chat, s'interposa. Le voleur en profita pour se relever et il s'évanouit dans la foule. L'autre homme bougonna, mais Maria-Magdalena le menaça des revolvers qu'elle avait dans les yeux. Il recula. Elle déglutit son morceau de pomme, et sans baisser ses armes, croqua de nouveau dans le fruit et savoura cette bouchée dans un sourire de vainqueur pour montrer à tous que c'était elle, le chef. Il attrapa à sa ceinture une petite bourse qu'il laissa tomber avec dédain dans la main libre de Maria-Magdalena et s'en alla.
Elle me vit, me montra la pomme, la jeta derrière elle, cracha le morceau qu'elle avait encore dans la bouche.
— Vraiment dégueu, cette pomme.


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