vendredi 7 octobre 2016

Trafiquants d'âmes — Roman (fini !!)

PARTIE 1

— 1 —

Je me suis réveillée. 

Après avoir gravi et dévalé des milliers de collines désertiques, je me suis enfin réveillée. 
Mon voyage a duré quarante ans — ou quarante jours : je ne sais plus. Les collines couraient les unes après les autres sans jamais se rattraper, et sous cette nuit qui ne finissait pas, elles se ressemblaient toutes, peut-être étaient-elles toutes les mêmes. Peut-être n'y avait-il qu'une seule colline tournant sur elle-même à l'infini, encore et encore. 
Pourtant, j'ai dessiné des croix comme autant de cicatrices dans la terre rugueuse, des flèches aussi, par ici je suis venue, par là je vais, mais jamais je ne revis ces traces.
La lune aussi fine qu'un cil veillait sur mon errance sans jamais ouvrir l'œil ; aucun nuage ne troublait le sommeil du ciel, et la poussière ne se soulevait que sous mes pas. J'invoquais la pluie et le vent, rien qu'une goutte d'eau, un souffle, un infime mouvement, mais seul le silence me répondait, figeant même les étoiles et leurs constellations. 
Je ne savais pas pourquoi je traversais ce désert ou ce que j'y cherchais, peut-être même que je n'y cherchais rien. Je marchais, animée par un irrésistible besoin d'avancer que rien n'ébranlait, ni l'absurdité de la nuit, ni les écorchures sous mes pieds. 
Après des heures et des heures à parcourir les collines, la fatigue couchait mon corps noueux contre les cailloux. Je me roulais sur le côté, les coudes serrés contre la poitrine, les genoux recroquevillés sous le menton et la tête cachée dans les mains. Je fermais les yeux. Des milliers de rêves m'assaillaient comme autant de souvenirs d'une vie antérieure, et des bribes de mon existence parfois oubliées m'arrachaient de mon sommeil dans des cris arides. 
Je me réveillais allongée sur le dos, les bras en croix, le visage creusé par les larmes, des frissons collés à ma peau, des sanglots plein les cheveux, des cailloux plein les yeux, de la solitude plein le ventre. Et le seul bruit que j'entendais était celui de mes dents qui s'entrechoquaient. 
Au début de mon enfermement dans ce cycle infernal, afin d'y échapper je me frappais la tête contre le sol rocailleux et me taillais les veines avec les pierres les plus acérées ou avec ces dents qui me rendaient folle à force de s'entrechoquer encore et encore. Jusque dans mes rêves. Puis je restais couchée sans me lever et ne faisais rien d'autre que dormir, me réveiller, pleurer, mordre mes poignets, écouter le claquement monotone de mes dents les unes contre les autres. Plusieurs fois, mes mains ankylosées s'escrimèrent à les extirper pour faire taire ce cliquetis qui tonitruait dans mon crâne comme un engrenage enraillé. En vain. 
Il n'y avait rien à faire. Marcher, se coucher, dormir, rêver, marcher, se coucher, dormir, rêver, encore et encore. Accepter de ne plus réfléchir, de ne plus poser de questions assourdissantes, accepter de n'être plus rien qu'un corps nu sous la nuit poussiéreuse et froide. 
  Mes dents se reposèrent enfin. 
Je continuais d'avancer, le nez dans les étoiles, les yeux dans les constellations qu'elles esquissaient et affinaient au fil des nuits. Dans le ciel, Emma la blonde aux yeux scintillants tournait le dos au revolver de Lucas le ténébreux, l'ouïe d'un violoncelle partageait une étoile avec une clef de fa, quelques lames de rasoir découpaient à la craie les veines d'un tableau noir. 
Assise au milieu des cailloux, je les assemblais afin de dessiner non plus des flèches inutiles, mais les cheveux blonds d'Emma, les yeux bruns de Lucas, une portée murmurant une à une les notes d'une suite de Bach, le revolver dont je tournais le barillet sans jamais appuyer sur la gâchette, et sur l'ardoise, le portrait de ma mère morte bien trop jeune et qui était belle à en rêver des nuits entières. 
Je marchais, encore et toujours, lorsque mon pied droit toucha la douceur d'un brin d'herbe. Je me baissai. Épanoui au milieu de nulle part, il défiait l'obscurité de son vert éclatant. Ma main l'effleura : un frisson dégela mon sang. La brindille m'invita à dormir près d'elle et me murmura d'une petite brise des berceuses qui chassèrent mes rêves.
A mon réveil, un lit vert m'accueillit. Presque enthousiaste, je repris l'ascension des collines. Elles arboraient maintenant une pelouse encore sèche mais douce sous les pieds. Bientôt j'assistai à l'éclosion de coquelicots dont les corolles rouges parsemaient la terre comme des cœurs qui battaient à nouveau. L'herbe grandissait et caressait mes talons, puis mes chevilles, bientôt mes mollets.
Au loin, une silhouette fantomatique me saluait, bienveillante. J'accélérai. Désormais, le noir du ciel s'estompait, balayé par la brise d'une aube rose, et la rosée chatouillait mes pieds. La silhouette se rapprochait, se précisait, et bientôt se dessina une des branches aux multiples ramifications d'un arbre dont je ne voyais même pas le tronc. Un arbre. Il m'abriterait à son pied et protégerait mon sommeil de mes rêves les plus dangereux. La fatigue m'envahit. Mes jambes cessèrent de me porter. Mon corps s'écroula. Courbaturé comme si j'avais marché des jours, des mois, des années entières. Je m'endormis d'un épuisement sans rêve ni cauchemar. Au-dessus de moi, le soleil levant se partageait le bleu du ciel avec les branches tortueuses de l'arbre.

1 commentaire:

  1. J'inaugure les commentaires !

    C'est toujours aussi bien écrit après de multiples lectures ;-)

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