PARTIE 1
— 1 —
Je me suis réveillée.
Après avoir gravi et dévalé des milliers de collines désertiques,
je me suis enfin réveillée.
Mon voyage a duré quarante ans — ou quarante jours : je ne
sais plus. Les collines couraient les unes après les autres sans
jamais se rattraper, et sous cette nuit qui ne finissait pas, elles
se ressemblaient toutes, peut-être étaient-elles toutes les mêmes.
Peut-être n'y avait-il qu'une seule colline tournant sur elle-même
à l'infini, encore et encore.
Pourtant, j'ai dessiné des croix comme autant de cicatrices dans la
terre rugueuse, des flèches aussi, par ici je suis venue, par là
je vais, mais jamais je ne revis ces traces.
La lune aussi fine qu'un cil veillait sur mon errance sans jamais
ouvrir l'œil ; aucun nuage ne troublait le sommeil du ciel, et
la poussière ne se soulevait que sous mes pas. J'invoquais la pluie
et le vent, rien qu'une goutte d'eau, un souffle, un infime
mouvement, mais seul le silence me répondait, figeant même les
étoiles et leurs constellations.
Je ne savais pas pourquoi je traversais ce désert ou ce que j'y
cherchais, peut-être même que je n'y cherchais rien. Je marchais,
animée par un irrésistible besoin d'avancer que rien n'ébranlait,
ni l'absurdité de la nuit, ni les écorchures sous mes pieds.
Après des heures et des heures à parcourir les collines, la fatigue
couchait mon corps noueux contre les cailloux. Je me roulais sur le
côté, les coudes serrés contre la poitrine, les genoux
recroquevillés sous le menton et la tête cachée dans les mains. Je
fermais les yeux. Des milliers de rêves m'assaillaient comme autant
de souvenirs d'une vie antérieure, et des bribes de mon existence
parfois oubliées m'arrachaient de mon sommeil dans des cris arides.
Je me réveillais allongée sur le dos, les bras en croix, le visage
creusé par les larmes, des frissons collés à ma peau, des sanglots
plein les cheveux, des cailloux plein les yeux, de la solitude plein
le ventre. Et le seul bruit que j'entendais était celui de mes dents
qui s'entrechoquaient.
Au début
de mon enfermement dans ce cycle infernal, afin d'y échapper
je me frappais la tête contre le sol rocailleux et me taillais
les veines avec les pierres les plus acérées ou avec ces dents qui
me rendaient folle à force de s'entrechoquer encore et encore.
Jusque dans mes rêves. Puis je restais couchée sans
me lever et ne faisais rien d'autre que dormir, me réveiller,
pleurer, mordre mes poignets, écouter le claquement monotone de mes
dents les unes contre les autres. Plusieurs fois, mes mains
ankylosées s'escrimèrent à les extirper pour faire taire ce
cliquetis qui tonitruait dans mon crâne comme un engrenage enraillé.
En vain.
Il n'y avait rien à faire. Marcher, se coucher, dormir, rêver,
marcher, se coucher, dormir, rêver, encore et encore. Accepter de ne
plus réfléchir, de ne plus poser de questions assourdissantes,
accepter de n'être plus rien qu'un corps nu sous la nuit
poussiéreuse et froide.
Mes dents se reposèrent enfin.
Je continuais d'avancer, le nez dans les étoiles, les yeux dans les
constellations qu'elles esquissaient et affinaient au fil des nuits.
Dans le ciel, Emma la blonde aux yeux scintillants tournait le dos au
revolver de Lucas le ténébreux, l'ouïe d'un violoncelle partageait
une étoile avec une clef de fa, quelques lames de rasoir découpaient
à la craie les veines d'un tableau noir.
Assise au milieu des cailloux, je les
assemblais afin de dessiner non plus des flèches inutiles, mais les
cheveux blonds d'Emma, les yeux bruns de Lucas, une portée murmurant
une à une les notes d'une suite de Bach, le revolver dont je
tournais le barillet sans jamais appuyer sur la gâchette, et sur
l'ardoise, le portrait de ma mère morte bien trop jeune et qui était
belle à en rêver des nuits entières.
Je marchais, encore et toujours, lorsque mon pied droit toucha la
douceur d'un brin d'herbe. Je me baissai. Épanoui au milieu de nulle
part, il défiait l'obscurité de son vert éclatant. Ma main
l'effleura : un frisson dégela mon sang. La brindille m'invita
à dormir près d'elle et me murmura d'une petite brise des
berceuses qui chassèrent mes rêves.
A mon réveil, un lit vert m'accueillit.
Presque enthousiaste, je repris l'ascension des collines. Elles
arboraient maintenant une pelouse encore sèche mais douce sous les
pieds. Bientôt j'assistai à l'éclosion de coquelicots dont les
corolles rouges parsemaient la terre comme des cœurs qui battaient à
nouveau. L'herbe grandissait et caressait mes talons, puis mes
chevilles, bientôt mes mollets.
Au loin, une silhouette fantomatique me saluait, bienveillante.
J'accélérai. Désormais, le noir du ciel s'estompait, balayé par
la brise d'une aube rose, et la rosée chatouillait mes pieds. La
silhouette se rapprochait, se précisait, et bientôt se dessina une
des branches aux multiples ramifications d'un arbre dont je ne voyais
même pas le tronc. Un arbre. Il m'abriterait à son pied et
protégerait mon sommeil de mes rêves les plus dangereux. La fatigue
m'envahit. Mes jambes cessèrent de me porter. Mon corps s'écroula.
Courbaturé comme si j'avais marché des jours, des mois, des années
entières. Je m'endormis d'un épuisement sans rêve ni cauchemar. Au-dessus de moi, le soleil levant se partageait le bleu du ciel avec
les branches tortueuses de l'arbre.
J'inaugure les commentaires !
RépondreSupprimerC'est toujours aussi bien écrit après de multiples lectures ;-)