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Chaque matin, la fenêtre m'attirait à son rebord où des grains de
poussière clignaient des yeux entre deux respirations du vent. Mon
regard plongeait alors dans le vide et se laissait tomber, avant de
s'écraser cinquante mètres plus bas. La première fois, la chute
avait été violente et avait failli avaler mon corps, mais des mains
de squelettes m'avaient basculée en arrière et m'avaient aidée à
retrouver mon souffle, perdu quelque part dans le ciel, bleu. Durant
ces trois jours, ou quatre peut-être, j'avais appris à dompter la
vue vertigineuse, et ce matin-là, l'immense plaine de sable ocre
s'offrit à mon regard sans que celui-ci ne vacille ou ne s'échappe.
— C'est le désert des Âmes Perdues,
m'avait dit Tom. Il avait d'une pichenette lancé vers le ciel son
mégot qui avait aussitôt disparu, aspiré par le vide et
l'altitude.
— Le désert des Âmes Perdues,
j'avais répété, et l'écho de ma propre voix avait rétréci
l'espace entre mes yeux et les dunes veinées de chemins malléables.
Ce nom avait résonné dans le ciel comme un exorcisme, vade retro
putain de vertige !
La brise envoya contre mon visage ébouriffé des bouts de ciel bleu
que j'inspirai. Dans mon corps, ils s'emparèrent de la fatigue et la
crachèrent, bye bye petits morceaux de sommeil, de courbatures et de
traces d'oreiller sur la joue.
— Tu as meilleure mine.
Je sursautai. Derrière moi s'était rapproché Tom, qui, du haut de
son squelette, m'envoya un sourire. Doux. Comme à son habitude.
Maria-Magdalena lisait, allongée sur son lit. Peut-être nous
regardait-elle, cachée derrière son livre — un recueil de poésie,
il me sembla. Depuis qu'elle m'avait plaquée au sol, je n'avais plus
entendu le son de sa voix. J'avais dormi beaucoup, certes, sans doute
parlait-elle à Tom pendant que le sommeil me chantait des
berceuses ; mais lorsque j'étais éveillée, elle ne
s'adressait à lui que par des hochements de tête, des froncements
de sourcils, et parfois, des onomatopées. Souvent elle quittait la
chambre, et Tom restait avec moi comme s'il devait veiller sur mes
longues heures de sommeil, me protéger de mes rêves et m'empêcher
de me laisser happer par le vide.
— Je crois qu'il est temps.
De sa main, il effleura mon épaule qui, malgré moi, tressauta sous
le contact étrange de ses os en un mouvement si infime cependant
qu'il ne s'en aperçut pas.
— Temps pour quoi ?
— De quitter ce trou à rat,
feula Maria-Magdalena. Puis, dans un mouvement félin, elle jeta son
livre sur le lit à côté du sien — le quatrième lit, inutile,
sans parure, sans corps endormi, sans souvenir du dernier rêve.
— Tu t'en occupes, Tom. J'ai d'autres chats à fouetter.
Elle quitta la chambre et balança un « Ciao ! » qui se
cogna sur la porte qu'elle claqua derrière elle.
« Elle est bien agressive, la petite teigne »,
s'écarquillèrent mes yeux ; « elle n'est pas
méchante, tu verras », se haussèrent les épaules de Tom
dont les os craquèrent puis tintèrent en retombant.
— Prête à découvrir ton nouveau monde ?
— Avec ce pyjama tout rapiécé et deux fois trop grand pour moi ?
Pieds nus ?
— Ne t'inquiète pas. Tu ne seras pas la seule. C'est la tenue
officielle de chaque nouvel arrivant. Allez, viens. Tout se passera
bien.