mardi 17 octobre 2017

Trafiquants d'âmes 3.02

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Des oiseaux pépiaient dans mes oreilles au rythme de mes tempes battant une valse douce. Une odeur d'humus et de pierre mouillée frémit sous mon nez qui se souleva, intrigué par ces senteurs presque oubliées, presque nouvelles, renifla, deux, trois fois, et se réveilla. J'ouvris les yeux. J'étais allongée dans l'herbe, sous une bruine tiède. Mon regard était plongée dans les nuages, juste au-dessus des chênes aux branches mourantes dont les dernières feuilles se décidaient à tomber avant l'hiver. Les gouttes de pluie accéléraient leur chute vers la terre humide.
Je m'assis, la tête encore lourde de mon voyage et découvris le cimetière qui exhibait ses tombes et ses croix au milieu des arbres et des sentiers aux pavés usés. À mes côtés, une pierre tombale indiquait qu'un certain Aubin Aguassier avait été enterré deux siècles et des poussières auparavant. Des mauvaises herbes avaient envahi sa sépulture, et au ras de ce tapis vert émergeait une racine noueuse. La décrépitude des autres stèles et des chemins qui y menaient révélait l'état d'abandon de cette partie du cimetière.
Je me levai, fis quelques pas et m'imprégnai des parfums de la brume, de l'herbe mouillée, de la pluie sur les pierres. Sous mes pas, les feuilles en décomposition craquaient encore dans un murmure à peine audible.
Je ne m'éloignai pas de la tombe, les yeux fixés vers l'endroit où apparaîtraient bientôt Maria-Magdalena et Caleb.
Au bout de quelques minutes, ils ne m'avaient toujours pas rejoint. La bruine avait cessé, quelques rayons de soleil déchirèrent les nuages et le brouillard se dissipa. Une masse noire fendit le ciel et bientôt des centaines d'hirondelles se posèrent sur les arbres. Leurs cris envahirent l'atmosphère d'un chant désordonné aux harmoniques stridentes. Une deuxième nuée d'oiseaux se rallièrent aux autres, puis une troisième, enfin une quatrième. Les arbres croulèrent sous le poids de ces voyageurs, et les branches comme des ailes, dans un unique mouvement, se détendirent, se déployèrent et s'envolèrent vers d'autres printemps.
Toujours personne. La lumière baissait. Je m'approchai de la racine sans connaître la procédure de retour, s'il y en avait une, puis je reculai. Hésitante, je m'engageai sur le chemin dont les pavés branlaient sous mes pieds et me rendis vers les tombes de mieux en mieux entretenues pour quitter ce vieux bout de cimetière. Je rencontrai quelques personnes venues déposer des fleurs sur les tombes ; la plupart était de vieilles femmes qui pleureraient leur mari durant quelques mois avant de les rejoindre. Je réalisai que mes pas me portaient sans hasard dans les méandres des allées quand une pierre tombale me mit à genoux.
Mon père se décomposait, juste en dessous. Pas une seule fois je ne l'avais visité. Aucune fleur ne lui rendait hommage et les mauvaises herbes attaquaient déjà le granit. À ses côtés reposait ma mère qui l'avait attendu de nombreuses années alors que jamais il ne se déplaça pour la saluer. Il lui parlait de temps à autre, quand il pensait que je ne l'entendais pas, quand il me croyait endormie dans la chambre à côté. Mais jamais il ne s'était recueilli ici. Il ne croyait pas que l'âme de son épouse était prisonnière de la terre, il croyait à peine qu'elle l'écoutait, ou l'entendait. Et refusait que de telles croyances assombrissent mon jugement.
Adolescente, je suis venue une fois m'agenouiller face à ma mère. Je n'ai pas trouvé les mots — pourtant, je les ai cherchés, longtemps, mais que dire à cette femme dont je n'ai pas le moindre souvenir, qui n'était pour moi qu'un visage sur des photos et des larmes sur les joues de mon père — et, sans avoir versé la moindre larme, je suis partie en courant sous les regards choqués des quelques visiteurs aux visages silencieux.
Un prénom sur la tombe qui se trouvait de l'autre côté attira mon attention. Lauren. Ainsi donc, nous étions enfin réunis, pour la première fois depuis des années. Je soupirai d'indifférence.
— Pour ce que ça change...
Je ne restai pas et me relevai, saluai instinctivement d'un geste de la main les pierres tombales et repris ma route vers la sortie.

La fin de la journée annonçait le début des embouteillages. Les avenues et rues que j'arpentais étaient encombrées de centaines de voitures dont les pots d'échappement vrombissaient à chaque piètre avancée. Les klaxons résonnaient dès qu'un conducteur lambinait à un feu vert ou refusait de griller un feu orange. Dans le ciel complètement dégagé s'envolaient les fumées sales aux puanteurs d'essence. Sur les trottoirs les passants trottinaient têtes baissées, leur portable dans une main collée à l'oreille, l'attaché-case flottant dans l'autre. Des groupes de collégiens et de lycéens tous vêtus de la même façon traînaient et parlaient, riaient fort, et parfois l'un d'entre eux se désolidarisait pour s'engouffrer dans le véhicule familial.
Sur les vitrines des magasins se refermaient les rideaux métalliques qui grinçaient et grondaient, puis les lumières s'éteignaient sur les derniers clients servis avec impatience. Je reconnus ma boulangerie déjà fermée et en conclus que nous étions un mardi, puis l'entrée du cinéma au-dessus duquel les affiches présentaient certains films que j'avais déjà vus m'indiquèrent que je n'avais pas disparu depuis très longtemps. Un prospectus sur lequel se dessinait un tableau des horaires m'apprit que nous étions le 12 octobre, moins de deux semaines après mon enterrement. Je pliai la feuille en quatre et la glissai dans la poche de ma veste.
Arrivée dans ma rue, j'assistai au premier acte du balai des voitures qui tournaient et viraient à la recherche d'une place. De peur de croiser un voisin, une connaissance, un ami, j'engouffrai mes mains dans les poches et ma tête dans le col, les yeux sur le bitume encore humide. Pourtant, comme j'arrivai vers mon immeuble, mon regard se leva sur le quatrième étage : les volets étaient fermés et aucune lumière n'en transpirait. L'étiquette avec mon nom était toujours en place. Je sonnai. Une, deux, trois fois. Sans réponse. L'appartement était vide. J'appuyai chez un voisin, et un « j'ai oublié mes clefs » marmonné dans l'interphone m'ouvrit rapidement la porte. J'évitai de prendre l'ascenseur de peur d'y rencontrer quelqu'un et grimpai les quatre étages à pied. Puis je sonnai à la porte, une, deux, trois fois. Aucun mouvement ne se fit entendre. Alors, je m'approchai du ficus qui décorait le couloir et plongeai une main dans la terre fraîche à l'endroit exact où la peinture orange du pot s'était écaillée.
La clef s'y trouvait encore.
Emma l'y avait enterrée, « au cas-où », avait-elle précisé. Je l'avais taquinée sur son penchant à trop regarder des séries télévisées. Elle m'avait tiré la langue.
Une odeur de renfermé m'assaillit aussitôt que je poussai la porte. La pièce principale avait été rangée, mais non vidée. Des draps recouvraient les meubles. Sur une des enceintes-colonnes qui entouraient l'écran plat, des papiers avaient été déposés. Je reconnus le bail, mais pas ma signature. Après une lecture rapide, j'appris qu'un de mes cousins l'avait repris. D'autres papiers m'indiquèrent qu'il ne s'y installerait que début décembre, lorsque son contrat de travail actuel prendrait fin, lorsque le nouveau débuterait.
Dans la chambre, le pupitre, vide, se dressait face à une chaise. Les partitions avaient été rangées sur la commode où toutes les photos encadrées — Emma tirant la langue à l'objectif, ses Rayban sur la tête et ses cheveux blonds emmêlées par le vent, Emma m'offrant un sourire ensoleillé et un décolleté hâlé, nous deux enlacées contre la rambarde d'un pont (lequel ?) sur la Seine que nous traversions pour la première fois — avaient été enlevées. Le violoncelle dormait dans son étui. Je l'ouvris, le saisis et m'installai. Comme je n'osai pas faire une note qui alarmerait les voisins, je me contentai de toucher les veines de l’épicéa du bout des doigts, d'effleurer les cordes, de reposer mon oreille contre la tête aux chevilles saillantes de l'instrument. Puis je me résignai et le reposai dans le confort rouge de son étui.
Les placards recelaient encore mes vêtements, tous pliés et rangés comme jamais je ne l'aurais fait. Je souris. Ma grand-mère était passée par là. Je l'imaginai, nerveuse car elle l'était toujours, triste car la famille de son fils était désormais décimée, chassant le chagrin et le moindre faux-pli de ses mains encore vives, sans se décider à se débarrasser de ces affaires que plus jamais je n'utiliserai.
La salle de bains rutilait. Plus aucun produit de beauté ne traînait, et la vasque me parut grande tant elle était si peu encombrée.
Je m'agenouillai à côté du lit et glissai une main dessous. Personne n'avait découvert ma cachette derrière la plinthe qu'une forte pression suffisait à retirer. La boîte à sucre n'avait pas bougé, tapie dans ce trou qu'Emma avait découvert lors d'un de ses passages d'aspirateur brutaux. Une poussière grise qui s'envola quand je soufflai dessus la recouvrait. À l'intérieur, une liasse de billets — donnés par quelques élèves à qui je donnais des leçons sans les déclarer — me donna un large sourire. Dessous, il y avait un minuscule sachet de poudre blanche, sûrement déposé par Emma. Entre mes doigts il pesait une tonne ; il était si lourd qu'il tira des larmes de mes yeux. Je me ruai vers la salle de bains et jetai le sachet dans les toilettes dont je tirai la chasse.
Je rangeai la boîte dans sa cachette.
La pensée de Maria-Magdalena et de Caleb surgit au moment où je cognais la plinthe pour la bloquer. Je décidai de retourner au cimetière et d'effectuer le voyage inverse afin de découvrir pourquoi ils ne m'avaient pas suivie.

Ils n'étaient ni devant la racine, ni devant le portillon gardé par les quatre créatures qui m'ignorèrent et m'envoyèrent à leur insu des frissons glacés quand je les dépassai. Je les trouvai dans la chambre : Caleb, qui avait revêtu ses plus beaux atours, jouait nerveusement avec un élastique ; Tom, allongé sur son lit, me jeta à peine un regard avant de retourner dans la lecture de son livre sans couverture ; Maria-Magdalena fulminait en faisant les cent pas, « ah, te voilà enfin, toi ! », disaient ses chaussures qui martelaient le sol. D'un geste énervé, elle tira ses cheveux en arrière et en fit un chignon aussi désordonné que ses sentiments à mon égard : si ce n'était pas de ma faute, elle ne pouvait malgré tout s'empêcher de m'en vouloir, un peu selon ses yeux, beaucoup selon ses mains.
Au moment où le portillon s'était refermé sur moi, tous deux avaient présenté leurs papiers et demandé la même destination que moi. Les quatre géants avaient refusé de les laisser passer : il était interdit de se déplacer à plusieurs dans le même endroit, avaient-ils compris — les géants avaient-ils parlé ou transmis leur pensée ? Ni l'un ni l'autre ne put le dire, et tout deux pâlirent à la simple évocation de ce souvenir encore trop proche et trop froid. Furieux, ils avaient trouvé Apollinaire, qui s'était défendu d'avoir sciemment oublié de les informer : ce détail lui était inconnu, lui qui voyageait toujours seul, comme la plupart de ses contacts.
Je les détendis quand je leur annonçai que nous aurions non seulement un pied à terre mais aussi un peu d'argent, afin de pouvoir y aller plus sereinement.
Il fut décidé que la prochaine fois que nous voudrions traverser la porte vers le cimetière, nous espacerions notre demande auprès des géants d'une heure, ou deux, s'ils ne laissaient encore passer qu'un seul d'entre nous. Maria-Magdalena défit son chignon, secoua la tête afin que ses cheveux reprennent leur place sur ses épaules et dans son dos, mais cette liberté retrouvée ne la convainquit pas : elle les rattacha, en queue de cheval cette fois. Puis elle nous expliqua qu'elle avait trouvé un plan pour attraper un trafiquant d'âmes. Un plan dont j'étais l'appât.
— Tu as l'air toujours si désespérée que tu en allumeras bien un. D'ailleurs, une petite chose m'intrigue : contre quoi as-tu vendu ton âme ?
Si j'avais été Maria-Magdalena, je lui aurais probablement répondu d'aller se faire voir ailleurs et de s'occuper de ses affaires. Mais dans son regard et dans celui des garçons, je ne lisais pas de la curiosité mal placée, mais quelque chose entre l'amitié et l'affection qui me donna envie de partager avec eux cette expérience.
— Je lui ai donné. Ni plus, ni moins. Vous y avez cru, vous, à ces histoires d'âmes ?
— Pas vraiment... Quand je l'ai perdu au poker, je me suis trouvé chanceux de ne pas avoir dû donner les clefs de ma voiture...
    • Quant à moi, je me disais bien que ça ne m'aiderait pas à retrouver Camille. Je pensais n'avoir rien à perdre, alors, dans le doute... Et toi, Maria-Magdalena, parle-nous de toi.
— Mêlez-vous de vos affaires.
Réponse si prévisible de sa part que j'en souris et ne pus m'empêcher de l'applaudir. Elle me jeta alors son regard de teigne si noir qu'il refroidit mon ardeur. Pourtant, je ne m'arrêtais pas, « bravo ! », je criais, et je la provoquais en ne lâchant pas ses cils des yeux, et ça lui plaisait, que je lui tienne tête, et ça l'excitait même, ça m'excitait beaucoup aussi. Loin, très loin d'elle, de moi, de nous, de la tension qui nous liait, les voix de Tom et de Caleb s'élevèrent mais sans l'atteindre, sans m'atteindre, sans même nous toucher.
— Vous n'allez pas vous battre quand même !
— Tais-toi, Tom, laisse-les faire ! Qu'elles se battent ! Qu'elles se déchirent ! Qu'elles se crêpent le chignon ! Les paris sont ouverts, je mise tout sur Maria !
« Qu'elles se déchirent ! », et je décelais dans son regard et elle décela dans le mien qu'elle désirait déchirer mes vêtements et que je désirais qu'elle le fasse, que je désirai déchirer sa peau avec mes dents et qu'elle désirait que je le fasse, qu'elle désirait m'arracher des baisers et que je désirais qu'elle le fasse. Alors elle ferma les yeux, un infime instant, et je clignais les miens, et, comme si elle tenait en équilibre sur nos paupières ouvertes, la tension retomba. Les lèvres de Maria-Magdalena bougèrent, et je n'entendis le son qui en sortit qu'avec quelques secondes de retard.
— Ce serait trop facile, elle a rien dans les bras. J'aime pas trop profiter de la situation. Et puis, je commence à être fatiguée, pas vous ?
Je remarquai alors l'obscurité qui avait envahi la chambre et fit bailler les garçons.

Une déflagration fait trembler les murs. Le cadre protégeant le Baiser de Klimt est projeté en avant, explose sur le meuble télé, s'éparpille en mille morceaux. L'écran-plat vacille, tangue au ralenti, et commence une chute de plus en plus rapide. Tom bondit de sa place assise. Il croit qu'il peut le rattraper. Il lâche son verre de whisky et jette ses bras en avant, mais trop tard.
Il ne s'inquiète de la télévision qu'une demi-seconde. Il fonce vers la porte de la cave. Elle est sortie de ses gonds. « Camille ! » hurle-t-il. Il manque de trébucher dans les escaliers, tousse quand il respire la poussière blanche qui brouille sa vue. Son T-Shirt protégeant sa bouche et son nez, il avance à tâtons. Ses yeux piquent. Il voit à peine les étagères sens dessus-dessous. L'ampoule se balance au plafond, grésille et transperce le brouillard par intermittence.
Tom suffoque. Des petits points noirs surgissent devant ses pupilles et un étau broie son crâne. Il croit qu'il va vomir. Ses pas le portent en arrière. Il s'aide de la rampe pour reculer dans les escaliers. Son cerveau bourdonne. Il va s'évanouir. Ses genoux fléchissent mais il trouve la force de ramper jusqu'en haut. Une bouffée d'air presque pur chasse le bourdonnement et les petits points noirs. Durant une demi-seconde, il ne bouge plus. La fumée a gravi les marches et s'insinue dans le couloir. Il se lève. « Camille ! » hurle-t-il encore en direction de la cave. Il se rue dans le salon, attrape le téléphone, compose le numéro des pompiers.
Une heure plus tard l'appartement est envahi par des hommes en uniforme et en casque argenté. Ils viennent d'éteindre sans trop d'effort un début d'incendie. En bas, ils n'ont trouvé personne. Quand Tom leur dit que Camille y est forcément, ils lui demandent s'il est sûr de ne pas vouloir aller aux Urgences, afin de s'assurer qu'il n'a pas de commotion cérébrale. Ils ont déblayé les gravats : les étagères qui ont été soufflées par l'explosion ont arraché le revêtement des murs, ce qui a provoqué cette poussière dense et blanche. Aucun corps humain n'a pu leur échapper. Ils ont posé des questions à propos de cette espèce de sarcophage qui se dresse au milieu de la cave et que l'accident a épargné. Tom n'a pas su quoi leur répondre. Ils l'auraient emmené à l’hôpital de force s'il leur avait parlé de l'invention de Camille.
La cave. Cinq centimètres d'eau recouvrent le sol, et des milliers de feuilles s'y décomposent déjà en papier mâché. Les croquis, les calculs, les schémas y bavent leur encre au milieu des outils, des ressorts, des fils électriques non reliés, mais aussi des éprouvettes qui flottent, des bouteilles et flacons de produits chimiques hermétiquement fermées, des morceaux de verre de diverses provenances. Des planches de bois plantent leurs échardes partout dans la petite pièce.
Au milieu, en parfait état, s'élève une sorte de caisse en acier brossé, de deux mètres de haut, assez large pour contenir une personne. Une porte se referme sur l'intérieur capitonné. Sur un des côtés dépasse un levier à trois positions. En face de chacune d'entre elle, une main délicate a écrit en lettres calligraphiées :
« POIDS PLUME »
« REPLET »
« GRAND GAILLARD ».
Sur le pommeau du levier perle une goutte de sang. Elle se laisse tomber dans l'eau et s'y dilue dans un sillon qui, dans un mouvement imperceptible, pousse une plume bleue qui flotte là, au hasard des mini courants.

— Tom, réveille-toi !
En pyjama et les cheveux emmêlés, je secouai ses omoplates. Sa mâchoire grinça puis grogna. Il ouvrit les yeux encore embués de sommeil qu'il frotta de ses os carpiens.
— Qu'est-ce que tu veux ?
Son regard lambina sur les deux autres lits.
— Tout le monde dort, pourquoi pas toi ? Et moi ?
Il attrapa la couette, y enfonça son visage. Je la lui repris et le découvris complètement. Dans un réflexe aussi impulsif qu'inutile, il se recroquevilla, les mains au niveau du pubis. Je soupirai, impatiente.
— Pour ce que tu as à cacher...
Ses yeux roulèrent dans leur orbite, puis m'interrogèrent. Il s'assit.
— J'ai fait un rêve, il est peut-être très important.
— Un rêve ? Tu as rêvé de Camille ?
J'acquiesçai d'un hochement de tête et lui racontai mon rêve.
— Je crois que nous devrions faire un tour chez toi. Ce n'est pas la première fois que je rêve d'une plume bleue, associée à chaque fois à Camille et toi. Comme si on essayait de me dire quelque chose.
— Te dire quoi ?
— Si je le savais... Peut-être qu'en y allant, j'en apprendrais plus.
— Je ne sais pas si c'est possible, on ne peut sûrement pas y entrer comme ça.
On verra bien sur place, mais il faut vraiment qu'on tente d'y faire un tour.
— Faire un tour où ?
Notre conversation avait réveillé Maria-Magdalena qui rejeta les boucles brunes emmêlées à ses paupières à peine ouvertes d'un geste félin, presque animal.
Tom lui expliqua la situation pendant que j'allais à la salle de bains. À mon retour, elle connaissait l'adresse, les instructions pour y aller, et Caleb, un peu grognon, se proposa pour forcer la serrure avec la grâce d'un magicien.

Je fus la première à arriver dans le cimetière. Le soleil se levait à peine et la rosée posait ses gouttes sur l'herbe sauvage. Un vent froid me fit regretter de ne pas avoir d'étole. Pour me réchauffer, j'arpentais les multiples chemins, m'enfonçant dans le cimetière comme dans un labyrinthe. Mes pas évitèrent de passer devant les sépultures de mes parents mais croisèrent la route de Lucas le Ténébreux, « Enlevé bien trop tôt par le Seigneur notre dieu ». Foutaises. Un bref moment de mélancolie vola et vibra autour de mon oreille, mais je le chassai d'un mouvement de la main, comme on chasse un moustique. Une bourrasque emporta les fleurs que sa mère, comme je le supposai, avait déposées sur sa tombe. Je les rattrapai et posai sur les tiges fraîchement coupées une pierre pour les maintenir en place. Avant de le quitter, je murmurai un « bye bye, Lucas ! » et lui soufflai un baiser d'une main gelée.
De retour à la racine, j'attendis quelques instants quand Maria-Magdalena apparut, sonnée. Je lui laissai le temps d'émerger et l'aidai à se relever, bien qu'elle me fit comprendre qu'elle aurait bien pu y arriver toute seule, elle si forte, elle si magnifiquement indépendante. Le vent s'engouffra dans son blouson en cuir qu'elle ferma aussitôt, puis elle souffla sur ses mains qu'elle frotta l'une contre l'autre.
— Il fait plus froid que je ne l'aurai imaginé !
— Je suis congelée, une heure de plus et je ne pourrais plus bouger.
— Ton appartement, il est loin ?
— On peut y arriver avant que Caleb ne débarque, je pense.
— Si on allait se trouver des pulls et des écharpes ?
D'un pas rapide, elle me suivit hors du cimetière. Je remarquai que ses regards évitaient de se poser sur les pierres tombales. Ses épaules étaient braquées en avant et sa tête légèrement enfoncée dans son col, mais je réalisai que le froid n'y était pour rien. Quelques frissons me soufflèrent à l'oreille qu'elle n'était pas vraiment à son aise dans le cimetière. Dès qu'elle franchit la grille et que ses pieds foulèrent le trottoir encore désert à cette heure matinale, son corps se détendit, ses bras se firent plus léger et son menton se redressa. J'entendis qu'elle respira une grande bouffée d'aube pur.
— J'avais oublié comme c'était bon.
De grosses berlines vrombirent et s'éloignèrent vers le quartier des affaires, sous l'ombre des lampadaires qui s'étaient éteints dès les prémisses du jour encore rose.
Fuck ! Comme ça me manquait ce bruit !
Dans les rues menant à l'appartement, elle se métamorphosa en vraie gamine. Elle joua avec les feuilles que les arbres projetait sur son visage, essaya d'attraper le vent qui coulait entre ses doigts, compta les voitures jaunes qui passaient, quatre, cinq, non six en tout, pencha la tête sur le côté quand une mère et sa petite fille à couettes nous croisèrent sur le chemin de l'école. S'échappant des grilles de ventilation d'une boulangerie, le parfum sucrée et chaud des croissants l'excita et elle le renifla jusqu'à en être écœurée. Je dus la calmer lorsque ma rue apparut enfin. Son visage, qui avait ri tout le long, si lumineux dans cette atmosphère si grise, se ferma sans cependant s'éteindre, et elle retrouva sa méfiance naturelle.

Elle visita l'appartement tandis que je choisissais des vêtements chauds. Je quittai la veste en jean et passai un pull rouge dont le col en V était un peu élimé. Il sentait la lessive ; il y a quelques mois, il était imprégné du parfum d'Emma qui me le volait toujours sans que j'y trouve quelque chose à dire tant j'aimais le porter à même la peau juste après. Par-dessus, j'enfilai une veste en cuir vieilli et trouvai dans un tiroir un foulard aux reflets d'argent. J'invitai Maria-Magdalena à se servir. Elle mit sous son blouson un pull à col roulé noir et attrapa une étole de la même couleur, puis me tendit une grosse écharpe.
— Pour Caleb, si on veut pas qu'il meurt de froid.


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