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Des oiseaux pépiaient dans mes oreilles au rythme de mes tempes
battant une valse douce. Une odeur d'humus et de pierre mouillée
frémit sous mon nez qui se souleva, intrigué par ces senteurs
presque oubliées, presque nouvelles, renifla, deux, trois fois, et
se réveilla. J'ouvris les yeux. J'étais allongée dans l'herbe,
sous une bruine tiède. Mon regard était plongée dans les nuages,
juste au-dessus des chênes aux branches mourantes dont les dernières
feuilles se décidaient à tomber avant l'hiver. Les gouttes de pluie
accéléraient leur chute vers la terre humide.
Je m'assis, la tête encore lourde de mon voyage et découvris le
cimetière qui exhibait ses tombes et ses croix au milieu des arbres
et des sentiers aux pavés usés. À mes côtés, une pierre tombale
indiquait qu'un certain Aubin Aguassier avait été enterré
deux siècles et des poussières auparavant. Des mauvaises herbes
avaient envahi sa sépulture, et au ras de ce tapis vert émergeait
une racine noueuse. La décrépitude des autres stèles et des
chemins qui y menaient révélait l'état d'abandon de cette partie
du cimetière.
Je me levai, fis quelques pas et m'imprégnai des parfums de la
brume, de l'herbe mouillée, de la pluie sur les pierres. Sous mes
pas, les feuilles en décomposition craquaient encore dans un murmure
à peine audible.
Je ne m'éloignai pas de la tombe, les yeux fixés vers l'endroit où
apparaîtraient bientôt Maria-Magdalena et Caleb.
Au bout de quelques minutes, ils ne m'avaient toujours pas rejoint.
La bruine avait cessé, quelques rayons de soleil déchirèrent les
nuages et le brouillard se dissipa. Une masse noire fendit le ciel et
bientôt des centaines d'hirondelles se posèrent sur les arbres.
Leurs cris envahirent l'atmosphère d'un chant désordonné aux
harmoniques stridentes. Une deuxième nuée d'oiseaux se rallièrent
aux autres, puis une troisième, enfin une quatrième. Les arbres
croulèrent sous le poids de ces voyageurs, et les branches comme des
ailes, dans un unique mouvement, se détendirent, se déployèrent et
s'envolèrent vers d'autres printemps.
Toujours personne. La lumière baissait. Je m'approchai de la racine
sans connaître la procédure de retour, s'il y en avait une, puis je
reculai. Hésitante, je m'engageai sur le chemin dont les pavés
branlaient sous mes pieds et me rendis vers les tombes de mieux en
mieux entretenues pour quitter ce vieux bout de cimetière. Je
rencontrai quelques personnes venues déposer des fleurs sur les
tombes ; la plupart était de vieilles femmes qui pleureraient
leur mari durant quelques mois avant de les rejoindre. Je réalisai
que mes pas me portaient sans hasard dans les méandres des allées
quand une pierre tombale me mit à genoux.
Mon père se décomposait, juste en dessous. Pas une seule fois je ne
l'avais visité. Aucune fleur ne lui rendait hommage et les mauvaises
herbes attaquaient déjà le granit. À ses côtés reposait ma mère
qui l'avait attendu de nombreuses années alors que jamais il ne se
déplaça pour la saluer. Il lui parlait de temps à autre, quand il
pensait que je ne l'entendais pas, quand il me croyait endormie dans
la chambre à côté. Mais jamais il ne s'était recueilli ici. Il ne
croyait pas que l'âme de son épouse était prisonnière de la
terre, il croyait à peine qu'elle l'écoutait, ou l'entendait. Et
refusait que de telles croyances assombrissent mon jugement.
Adolescente, je suis venue une fois m'agenouiller face à ma mère.
Je n'ai pas trouvé les mots — pourtant, je les ai cherchés,
longtemps, mais que dire à cette femme dont je n'ai pas le moindre
souvenir, qui n'était pour moi qu'un visage sur des photos et des
larmes sur les joues de mon père — et, sans avoir versé la
moindre larme, je suis partie en courant sous les regards choqués
des quelques visiteurs aux visages silencieux.
Un prénom sur la tombe qui se trouvait de l'autre côté attira mon
attention. Lauren. Ainsi donc, nous étions enfin réunis,
pour la première fois depuis des années. Je soupirai
d'indifférence.
— Pour ce que ça change...
Je ne restai pas et me relevai, saluai instinctivement d'un geste de
la main les pierres tombales et repris ma route vers la sortie.
La fin de la journée annonçait le début des embouteillages. Les
avenues et rues que j'arpentais étaient encombrées de centaines de
voitures dont les pots d'échappement vrombissaient à chaque piètre
avancée. Les klaxons résonnaient dès qu'un conducteur lambinait à
un feu vert ou refusait de griller un feu orange. Dans le ciel
complètement dégagé s'envolaient les fumées sales aux puanteurs
d'essence. Sur les trottoirs les passants trottinaient têtes
baissées, leur portable dans une main collée à l'oreille,
l'attaché-case flottant dans l'autre. Des groupes de collégiens et
de lycéens tous vêtus de la même façon traînaient et parlaient,
riaient fort, et parfois l'un d'entre eux se désolidarisait pour
s'engouffrer dans le véhicule familial.
Sur les vitrines des magasins se refermaient les rideaux métalliques
qui grinçaient et grondaient, puis les lumières s'éteignaient sur
les derniers clients servis avec impatience. Je reconnus ma
boulangerie déjà fermée et en conclus que nous étions un mardi,
puis l'entrée du cinéma au-dessus duquel les affiches présentaient
certains films que j'avais déjà vus m'indiquèrent que je n'avais
pas disparu depuis très longtemps. Un prospectus sur lequel se
dessinait un tableau des horaires m'apprit que nous étions le 12
octobre, moins de deux semaines après mon enterrement. Je pliai la
feuille en quatre et la glissai dans la poche de ma veste.
Arrivée dans ma rue, j'assistai au premier acte du balai des
voitures qui tournaient et viraient à la recherche d'une place. De
peur de croiser un voisin, une connaissance, un ami, j'engouffrai mes
mains dans les poches et ma tête dans le col, les yeux sur le bitume
encore humide. Pourtant, comme j'arrivai vers mon immeuble, mon
regard se leva sur le quatrième étage : les volets étaient fermés
et aucune lumière n'en transpirait. L'étiquette avec mon nom était
toujours en place. Je sonnai. Une, deux, trois fois. Sans réponse.
L'appartement était vide. J'appuyai chez un voisin, et un « j'ai
oublié mes clefs » marmonné dans l'interphone m'ouvrit
rapidement la porte. J'évitai de prendre l'ascenseur de peur d'y
rencontrer quelqu'un et grimpai les quatre étages à pied. Puis je
sonnai à la porte, une, deux, trois fois. Aucun mouvement ne se fit
entendre. Alors, je m'approchai du ficus qui décorait le couloir et
plongeai une main dans la terre fraîche à l'endroit exact où la
peinture orange du pot s'était écaillée.
La clef s'y trouvait encore.
Emma l'y avait enterrée, « au cas-où »,
avait-elle précisé. Je l'avais taquinée sur son penchant à trop
regarder des séries télévisées. Elle m'avait tiré la langue.
Une odeur de renfermé m'assaillit aussitôt que je poussai la porte.
La pièce principale avait été rangée, mais non vidée. Des draps
recouvraient les meubles. Sur une des enceintes-colonnes qui
entouraient l'écran plat, des papiers avaient été déposés. Je
reconnus le bail, mais pas ma signature. Après une lecture rapide,
j'appris qu'un de mes cousins l'avait repris. D'autres papiers
m'indiquèrent qu'il ne s'y installerait que début décembre,
lorsque son contrat de travail actuel prendrait fin, lorsque le
nouveau débuterait.
Dans la chambre, le pupitre, vide, se dressait face à une chaise.
Les partitions avaient été rangées sur la commode où toutes les
photos encadrées — Emma tirant la langue à l'objectif, ses Rayban
sur la tête et ses cheveux blonds emmêlées par le vent, Emma
m'offrant un sourire ensoleillé et un décolleté hâlé, nous deux
enlacées contre la rambarde d'un pont (lequel ?) sur la Seine que
nous traversions pour la première fois — avaient été enlevées.
Le violoncelle dormait dans son étui. Je l'ouvris, le saisis et
m'installai. Comme je n'osai pas faire une note qui alarmerait les
voisins, je me contentai de toucher les veines de l’épicéa du
bout des doigts, d'effleurer les cordes, de reposer mon oreille
contre la tête aux chevilles saillantes de l'instrument. Puis je me
résignai et le reposai dans le confort rouge de son étui.
Les placards recelaient encore mes vêtements, tous pliés et rangés
comme jamais je ne l'aurais fait. Je souris. Ma grand-mère était
passée par là. Je l'imaginai, nerveuse car elle l'était toujours,
triste car la famille de son fils était désormais décimée,
chassant le chagrin et le moindre faux-pli de ses mains encore vives,
sans se décider à se débarrasser de ces affaires que plus jamais
je n'utiliserai.
La salle de bains rutilait. Plus aucun produit de beauté ne
traînait, et la vasque me parut grande tant elle était si peu
encombrée.
Je m'agenouillai à côté du lit et glissai une main dessous.
Personne n'avait découvert ma cachette derrière la plinthe qu'une
forte pression suffisait à retirer. La boîte à sucre n'avait pas
bougé, tapie dans ce trou qu'Emma avait découvert lors d'un de ses
passages d'aspirateur brutaux. Une poussière grise qui s'envola
quand je soufflai dessus la recouvrait. À l'intérieur, une liasse
de billets — donnés par quelques élèves à qui je donnais des
leçons sans les déclarer — me donna un large sourire. Dessous, il
y avait un minuscule sachet de poudre blanche, sûrement déposé par
Emma. Entre mes doigts il pesait une tonne ; il était si lourd
qu'il tira des larmes de mes yeux. Je me ruai vers la salle de bains
et jetai le sachet dans les toilettes dont je tirai la chasse.
Je rangeai la boîte dans sa cachette.
La pensée de Maria-Magdalena et de Caleb surgit au moment où je
cognais la plinthe pour la bloquer. Je décidai de retourner au
cimetière et d'effectuer le voyage inverse afin de découvrir
pourquoi ils ne m'avaient pas suivie.
Ils n'étaient ni devant la racine, ni devant le portillon gardé par
les quatre créatures qui m'ignorèrent et m'envoyèrent à leur insu
des frissons glacés quand je les dépassai. Je les trouvai dans la
chambre : Caleb, qui avait revêtu ses plus beaux atours, jouait
nerveusement avec un élastique ; Tom, allongé sur son lit, me
jeta à peine un regard avant de retourner dans la lecture de son
livre sans couverture ; Maria-Magdalena fulminait en faisant les
cent pas, « ah, te voilà enfin, toi ! », disaient
ses chaussures qui martelaient le sol. D'un geste énervé, elle tira
ses cheveux en arrière et en fit un chignon aussi désordonné que
ses sentiments à mon égard : si ce n'était pas de ma faute,
elle ne pouvait malgré tout s'empêcher de m'en vouloir, un peu
selon ses yeux, beaucoup selon ses mains.
Au moment où le portillon s'était refermé sur moi, tous deux
avaient présenté leurs papiers et demandé la même destination que
moi. Les quatre géants avaient refusé de les laisser passer :
il était interdit de se déplacer à plusieurs dans le même
endroit, avaient-ils compris — les géants avaient-ils parlé ou
transmis leur pensée ? Ni l'un ni l'autre ne put le dire, et
tout deux pâlirent à la simple évocation de ce souvenir encore
trop proche et trop froid. Furieux, ils avaient trouvé Apollinaire,
qui s'était défendu d'avoir sciemment oublié de les informer : ce
détail lui était inconnu, lui qui voyageait toujours seul, comme la
plupart de ses contacts.
Je les détendis quand je leur annonçai que nous aurions non
seulement un pied à terre mais aussi un peu d'argent, afin de
pouvoir y aller plus sereinement.
Il fut décidé que la prochaine fois que nous voudrions traverser la
porte vers le cimetière, nous espacerions notre demande auprès des
géants d'une heure, ou deux, s'ils ne laissaient encore passer qu'un
seul d'entre nous. Maria-Magdalena défit son chignon, secoua la tête
afin que ses cheveux reprennent leur place sur ses épaules et dans
son dos, mais cette liberté retrouvée ne la convainquit pas :
elle les rattacha, en queue de cheval cette fois. Puis elle nous
expliqua qu'elle avait trouvé un plan pour attraper un trafiquant
d'âmes. Un plan dont j'étais l'appât.
— Tu as l'air toujours si désespérée que tu en allumeras bien
un. D'ailleurs, une petite chose m'intrigue : contre quoi as-tu
vendu ton âme ?
Si j'avais été Maria-Magdalena, je lui aurais probablement répondu
d'aller se faire voir ailleurs et de s'occuper de ses affaires. Mais
dans son regard et dans celui des garçons, je ne lisais pas de la
curiosité mal placée, mais quelque chose entre l'amitié et
l'affection qui me donna envie de partager avec eux cette expérience.
— Je lui ai donné. Ni plus, ni moins. Vous y avez cru, vous, à
ces histoires d'âmes ?
— Pas vraiment... Quand je l'ai perdu au poker, je me suis trouvé
chanceux de ne pas avoir dû donner les clefs de ma voiture...
- Quant à moi, je me disais bien que ça ne m'aiderait pas à retrouver Camille. Je pensais n'avoir rien à perdre, alors, dans le doute... Et toi, Maria-Magdalena, parle-nous de toi.
— Mêlez-vous de vos affaires.
Réponse si prévisible de sa part que j'en souris et ne pus
m'empêcher de l'applaudir. Elle me jeta alors son regard de teigne
si noir qu'il refroidit mon ardeur. Pourtant, je ne m'arrêtais pas,
« bravo ! », je criais, et je la provoquais
en ne lâchant pas ses cils des yeux, et ça lui plaisait, que je lui
tienne tête, et ça l'excitait même, ça m'excitait beaucoup aussi.
Loin, très loin d'elle, de moi, de nous, de la tension qui nous
liait, les voix de Tom et de Caleb s'élevèrent mais sans
l'atteindre, sans m'atteindre, sans même nous toucher.
— Vous n'allez pas vous battre quand même !
— Tais-toi, Tom, laisse-les faire ! Qu'elles se battent !
Qu'elles se déchirent ! Qu'elles se crêpent le chignon !
Les paris sont ouverts, je mise tout sur Maria !
« Qu'elles se déchirent ! », et je décelais
dans son regard et elle décela dans le mien qu'elle désirait
déchirer mes vêtements et que je désirais qu'elle le fasse, que je
désirai déchirer sa peau avec mes dents et qu'elle désirait que je
le fasse, qu'elle désirait m'arracher des baisers et que je désirais
qu'elle le fasse. Alors elle ferma les yeux, un infime instant, et je
clignais les miens, et, comme si elle tenait en équilibre sur nos
paupières ouvertes, la tension retomba. Les lèvres de
Maria-Magdalena bougèrent, et je n'entendis le son qui en sortit
qu'avec quelques secondes de retard.
— Ce serait trop facile, elle a rien dans les bras. J'aime pas
trop profiter de la situation. Et puis, je commence à être
fatiguée, pas vous ?
Je remarquai alors l'obscurité qui avait envahi la chambre et fit
bailler les garçons.
Une déflagration fait trembler les murs. Le cadre protégeant le
Baiser de Klimt est projeté en avant, explose sur le meuble
télé, s'éparpille en mille morceaux. L'écran-plat vacille, tangue
au ralenti, et commence une chute de plus en plus rapide. Tom bondit
de sa place assise. Il croit qu'il peut le rattraper. Il lâche son
verre de whisky et jette ses bras en avant, mais trop tard.
Il ne s'inquiète de la télévision qu'une demi-seconde. Il fonce
vers la porte de la cave. Elle est sortie de ses gonds. « Camille
! » hurle-t-il. Il manque de trébucher dans les
escaliers, tousse quand il respire la poussière blanche qui brouille
sa vue. Son T-Shirt protégeant sa bouche et son nez, il avance à
tâtons. Ses yeux piquent. Il voit à peine les étagères sens
dessus-dessous. L'ampoule se balance au plafond, grésille et
transperce le brouillard par intermittence.
Tom suffoque. Des petits points noirs surgissent devant ses pupilles
et un étau broie son crâne. Il croit qu'il va vomir. Ses pas le
portent en arrière. Il s'aide de la rampe pour reculer dans les
escaliers. Son cerveau bourdonne. Il va s'évanouir. Ses genoux
fléchissent mais il trouve la force de ramper jusqu'en haut. Une
bouffée d'air presque pur chasse le bourdonnement et les petits
points noirs. Durant une demi-seconde, il ne bouge plus. La fumée a
gravi les marches et s'insinue dans le couloir. Il se lève.
« Camille ! » hurle-t-il encore en direction de la
cave. Il se rue dans le salon, attrape le téléphone, compose le
numéro des pompiers.
Une heure plus tard l'appartement est envahi par des hommes en
uniforme et en casque argenté. Ils viennent d'éteindre sans trop
d'effort un début d'incendie. En bas, ils n'ont trouvé personne.
Quand Tom leur dit que Camille y est forcément, ils lui demandent
s'il est sûr de ne pas vouloir aller aux Urgences, afin de s'assurer
qu'il n'a pas de commotion cérébrale. Ils ont déblayé les gravats
: les étagères qui ont été soufflées par l'explosion ont arraché
le revêtement des murs, ce qui a provoqué cette poussière dense et
blanche. Aucun corps humain n'a pu leur échapper. Ils ont posé des
questions à propos de cette espèce de sarcophage qui se dresse au
milieu de la cave et que l'accident a épargné. Tom n'a pas su quoi
leur répondre. Ils l'auraient emmené à l’hôpital de force s'il
leur avait parlé de l'invention de Camille.
La
cave. Cinq centimètres d'eau recouvrent le sol, et des milliers de
feuilles s'y décomposent déjà en papier mâché. Les croquis, les
calculs, les schémas y bavent leur encre au milieu des outils, des
ressorts, des fils électriques non reliés, mais aussi des
éprouvettes qui flottent, des bouteilles et flacons de produits
chimiques hermétiquement fermées, des morceaux de verre de diverses
provenances. Des planches de bois plantent leurs échardes partout
dans la petite pièce.
Au milieu, en parfait état, s'élève une sorte de caisse en acier
brossé, de deux mètres de haut, assez large pour contenir une
personne. Une porte se referme sur l'intérieur capitonné. Sur un
des côtés dépasse un levier à trois positions. En face de chacune
d'entre elle, une main délicate a écrit en lettres calligraphiées
:
« POIDS PLUME »
« REPLET »
« GRAND GAILLARD ».
« GRAND GAILLARD ».
Sur le pommeau du levier perle une goutte de sang. Elle se laisse
tomber dans l'eau et s'y dilue dans un sillon qui, dans un mouvement
imperceptible, pousse une plume bleue qui flotte là, au hasard des
mini courants.
— Tom, réveille-toi !
En pyjama et les cheveux emmêlés, je secouai ses omoplates. Sa
mâchoire grinça puis grogna. Il ouvrit les yeux encore embués de
sommeil qu'il frotta de ses os carpiens.
— Qu'est-ce que tu veux ?
Son regard lambina sur les deux autres lits.
— Tout le monde dort, pourquoi pas toi ? Et moi ?
Il attrapa la couette, y enfonça son visage. Je la lui repris et le
découvris complètement. Dans un réflexe aussi impulsif qu'inutile,
il se recroquevilla, les mains au niveau du pubis. Je soupirai,
impatiente.
— Pour ce que tu as à cacher...
Ses yeux roulèrent dans leur orbite, puis m'interrogèrent. Il
s'assit.
— J'ai fait un rêve, il est peut-être très important.
— Un rêve ? Tu as rêvé de Camille ?
J'acquiesçai d'un hochement de tête et lui racontai mon rêve.
— Je crois que nous devrions faire un tour chez toi. Ce n'est pas
la première fois que je rêve d'une plume bleue, associée à chaque
fois à Camille et toi. Comme si on essayait de me dire quelque
chose.
— Te dire quoi ?
— Si je le savais... Peut-être qu'en y allant, j'en apprendrais
plus.
— Je ne sais pas si c'est possible, on ne peut sûrement pas y
entrer comme ça.
—
On
verra bien sur place, mais il faut vraiment qu'on tente d'y faire un
tour.
— Faire un tour où ?
Notre conversation avait réveillé Maria-Magdalena qui rejeta les
boucles brunes emmêlées à ses paupières à peine ouvertes d'un
geste félin, presque animal.
Tom lui expliqua la situation pendant que j'allais à la salle de
bains. À mon retour, elle connaissait l'adresse, les instructions
pour y aller, et Caleb, un peu grognon, se proposa pour forcer la
serrure avec la grâce d'un magicien.
Je
fus la première à arriver dans le cimetière. Le soleil se levait à
peine et la rosée posait ses gouttes sur l'herbe sauvage. Un vent
froid me fit regretter de ne pas avoir d'étole. Pour me réchauffer,
j'arpentais les multiples chemins, m'enfonçant dans le cimetière
comme dans un labyrinthe. Mes pas évitèrent de passer devant les
sépultures de mes parents mais croisèrent la route de Lucas le
Ténébreux, « Enlevé
bien trop tôt par le Seigneur notre dieu ».
Foutaises. Un bref moment de mélancolie vola et vibra autour de mon
oreille, mais je le chassai d'un mouvement de la main, comme on
chasse un moustique. Une bourrasque emporta les fleurs que sa mère,
comme je le supposai, avait déposées sur sa tombe. Je les rattrapai
et posai sur les tiges fraîchement coupées une pierre pour les
maintenir en place. Avant de le quitter, je murmurai un « bye
bye, Lucas ! » et
lui soufflai un baiser d'une main gelée.
De retour à la racine, j'attendis quelques instants quand
Maria-Magdalena apparut, sonnée. Je lui laissai le temps d'émerger
et l'aidai à se relever, bien qu'elle me fit comprendre qu'elle
aurait bien pu y arriver toute seule, elle si forte, elle si
magnifiquement indépendante. Le vent s'engouffra dans son blouson en
cuir qu'elle ferma aussitôt, puis elle souffla sur ses mains qu'elle
frotta l'une contre l'autre.
— Il fait plus froid que je ne l'aurai imaginé !
— Je suis congelée, une heure de plus et je ne pourrais plus
bouger.
— Ton appartement, il est loin ?
— On peut y arriver avant que Caleb ne débarque, je pense.
— Si on allait se trouver des pulls et des écharpes ?
D'un pas rapide, elle me suivit hors du cimetière. Je remarquai que
ses regards évitaient de se poser sur les pierres tombales. Ses
épaules étaient braquées en avant et sa tête légèrement
enfoncée dans son col, mais je réalisai que le froid n'y était
pour rien. Quelques frissons me soufflèrent à l'oreille qu'elle
n'était pas vraiment à son aise dans le cimetière. Dès qu'elle
franchit la grille et que ses pieds foulèrent le trottoir encore
désert à cette heure matinale, son corps se détendit, ses bras se
firent plus léger et son menton se redressa. J'entendis qu'elle
respira une grande bouffée d'aube pur.
— J'avais oublié comme c'était bon.
De grosses berlines vrombirent et s'éloignèrent vers le quartier
des affaires, sous l'ombre des lampadaires qui s'étaient éteints
dès les prémisses du jour encore rose.
— Fuck ! Comme ça me manquait ce bruit !
Dans les rues menant à l'appartement, elle se métamorphosa en vraie
gamine. Elle joua avec les feuilles que les arbres projetait sur son
visage, essaya d'attraper le vent qui coulait entre ses doigts,
compta les voitures jaunes qui passaient, quatre, cinq, non six en
tout, pencha la tête sur le côté quand une mère et sa petite
fille à couettes nous croisèrent sur le chemin de l'école.
S'échappant des grilles de ventilation d'une boulangerie, le parfum
sucrée et chaud des croissants l'excita et elle le renifla jusqu'à
en être écœurée. Je dus la calmer lorsque ma rue apparut enfin.
Son visage, qui avait ri tout le long, si lumineux dans cette
atmosphère si grise, se ferma sans cependant s'éteindre, et elle
retrouva sa méfiance naturelle.
Elle visita l'appartement tandis que je choisissais des vêtements
chauds. Je quittai la veste en jean et passai un pull rouge dont le
col en V était un peu élimé. Il sentait la lessive ; il y a
quelques mois, il était imprégné du parfum d'Emma qui me le volait
toujours sans que j'y trouve quelque chose à dire tant j'aimais le
porter à même la peau juste après. Par-dessus, j'enfilai une veste
en cuir vieilli et trouvai dans un tiroir un foulard aux reflets
d'argent. J'invitai Maria-Magdalena à se servir. Elle mit sous son
blouson un pull à col roulé noir et attrapa une étole de la même
couleur, puis me tendit une grosse écharpe.
— Pour Caleb, si on veut pas qu'il meurt de froid.