mercredi 31 mai 2017

Trafiquants d'âmes 2.02 En entier !


2

Mitchum s'avéra introuvable. Au Quartier de la Sécurité où Maria-Magdalena connaissait quelques surveillants, personne ne savait où il était alors qu'il devait commencer son service dans les minutes qui suivaient notre visite. Personne ne savait ni où il habitait ni où chercher cette information. Elle intercepta en plein vol un regard froid que me lança un des gars ; « c'est de sa faute », dit l'index qu'il pointa vers moi.
Maria-Magdalena le prit à part et le laissa s'expliquer : il nous avait vus, tous les deux, au Bar des Âmes Perdues dont la cour s'ouvrait sur le désert du même nom. Depuis, il n'avait pas réapparu alors qu'il avait pour habitude de rejoindre tous les après-midi ses collègues pour jouer aux cartes, boire un verre, écouter les histoires des uns et des autres. S'il ne se montrait pas dans les dix prochaines minutes, il serait porté disparu et agrandirait la liste déjà longue des déserteurs.
— Et vous savez quoi ? On ne les retrouve jamais, les déserteurs.
Maria-Magdalena ignora l'inquiétude du gars et lui demanda où se trouvait le bar. Il dessina une croix sur un plan qu'il nous donna, puis nous chassa.
Le bar était vide et silencieux. Un comptoir taillé dans un tronc d'arbre transpirait la cire d'abeille qui recouvrait à peine les marques rondes faites par des verres suintant l’alcool. Quelques tables s'étaient enfuies de chambres identiques à la nôtre et s'étaient réfugiées entre trois ou quatre chaises ivres et bancales. Les murs étaient assombris par de grandes affiches sur lesquelles des bouteilles de vodka, de whisky ou de vin racolaient le client venu se perdre ici, tout en le giflant de la phrase « l'abus d'alcool est dangereux pour la santé » s'il les tripotait d'un peu trop près. Les vestiges d'une nuit à griller des cigarettes s'évaporaient en longue fumée diaphane par les volets d'une fenêtre entrouverte. Les odeurs de la cire, de l'alcool et du tabac brûlé qui se mélangeaient dans la pièce faillirent me retourner l'estomac. Deux haut-parleurs chantaient d'une voix nasillarde une folk sombre aux accents électriques et au violon élégant, mais l'absence de basse grinçait à mes oreilles.
Le barman derrière le comptoir, petit homme que nous n'avions pas encore remarqué, nous suivait de son regard inquiet.
— Ce n'est pas un endroit pour vous, les filles.
Maria-Magdalena désigna les absents autour des tables et face au comptoir, puis s'approcha de lui, petit à petit, après avoir fait le tour du bar, caressé de ses doigts quelques dossiers de chaises, foulé de ses pieds chaque planche du parquet grinçant.
— Apparemment, ce n'est un endroit pour personne.
— C'est trop tôt. Revenez plus tard. Ou pas.
— Je veux juste poser quelques questions.
— Et pourquoi j'y répondrais ?
— Parce que sinon j'écrase ta tête contre le comptoir et j'en fais de la pâtée pour les rats qui doivent bien s'éclater dans ce trou.
— Il n'y a jamais eu de rats i–
Elle l'attrapa par le col et exécuta sa menace, sans toutefois aller jusqu'au bout. Le visage du barman devint livide.
— Du calme, c'est bon, qu'est-ce que tu veux savoir ?
— J'aime mieux ça. Pour commencer, tu as déjà vu mon amie ici présente ?
— Euh, non, je ne crois pas.
— Regarde mieux. Tu veux peut-être un coup de main ?
Elle approcha sa main de son col, ce qui eut pour effet de lui délier la langue.
— Si si, elle est venue il y a quelques jours. Elle était avec Robert, un habitué. Ils ont bu, fait la fête, ils sont partis, ils sont revenus, ont encore bu, fait la fête...
— Tu vois Lauren, qu'est-ce que je t'avais dit, tu as bu pendant tout ce temps !
— ... fait la fête toute la nuit.
— Toute la nuit ? Comment ça, toute la nuit ?
— Oui, toute la nuit.
— C'est impossible.
— Ici, rien n'est impossible.
— Vous voulez dire, vous êtes ouverts toute la nuit ?

Je suis au bras de Mitchum qui m'entraîne dans ce lieu sordide mais qui chante, danse et rit. Les chants sont arrosés de whisky, les danses ivres de vin, les rires imbibés de vodka, mais les hommes et les femmes s'amusent dans ce bar où le temps est suspendu au comptoir. Mitchum salue le barman qui l'appelle par son prénom et tente de le féliciter en douce de m'avoir à son bras, puis m'offre un verre que je bois avec retenue. Le whisky a une bouche d'alcool à brûler et un arrière-goût à peine fruité. J'en suis à ma première gorgée tandis que Mitchum s'enfile déjà sa deuxième vodka. Il m'entraîne au milieu du bar où quelques couples s'adonnent à quelques pas de danse et me fait tournoyer, et ma tête tourne au rythme de la musique folk entraînante mais agressive pour mes tympans à cause d'un mauvais réglage des basses. Les mains de Mitchum en profitent pour se balader sur mon corps. Je le traîne vers le bar où j'abandonne mon verre à son triste sort de mauvais whisky et lui fait remarquer que bientôt la nuit nous plongera dans le sommeil.
— Je peux te raccompagner, si tu veux,
il crie dans mon oreille pour couvrir les aigus de la musique.
— Et eux, ils ne devraient pas se presser ?
Personne n'a l'air de s'inquiéter plus que ça de la nuit qui s'approche. D'un sourire, il acquiesce.
— Mais ils vont s'écrouler !
— Non ; ils ont ce qu'il faut.
— Ce qu'il faut ?
— Oui, ils ont ce qu'il faut.
— Mais c'est quoi, « ce qu'il faut ? »
— Tu sais, la drogue que je prends pour rester éveillé lors de mon service de nuit, eh bien ça circule pas mal.
— Tu veux dire que tous ces gens ont pris cette drogue ? Ils vont faire la fête toute la nuit ?
Je vois à ses sourcils qui se rapprochent et à sa moue de petit garçon qu'il regrette de m'avoir mise dans le secret partagé au moins par une bonne cinquantaine de noctambules.
— Il m'en faut.
— Je ne sais pas si c'est une très bonne idée.
Je colle mon corps contre le sien et glisse ma main dans ses cheveux malheureusement gominés.
— Allez, s'il te plait...
— Je ne sais pas si c'est une très-
— Je t'assure, c'est une excellente idée.
J'essuie mes doigts couverts de laque en caressant son débardeur de haut en bas, de sa poitrine à son ventre.
— Mais c'est interdit.
— Oui et ?
Je pose mes lèvres sur sa bouche dans un baiser aussi fugace qu'utile.
— D'accord, je vais t'en chercher. Viens !
Il me prend par la main et me traîne dans les rues qui s'assombrissent et court pour échapper à la nuit et je le suis pour échapper à l'ennui.

— ... un peu dans la lune non ?
Le barman claqua ses doigts juste devant mes yeux.
— Lauren ?
D'une main, Maria-Magdalena me secouait l'épaule, de l'autre, elle serrait le col du barman qui suffoquait.
— C'est à cause de la drogue, n'est-ce pas ? demandai-je au barman.
Il hocha la tête de haut en bas. Maria-Magdalena, perplexe, s'adapta à la situation sans dire un mot, se contentant de maintenir la pression sur le barman.
— Mais je n'en vends pas! Je vous jure, j'évite de trop attirer l'attention, déjà que ce bar ne devrait pas exister...
— Et ça a pu me faire perdre la mémoire ?
— Non, oui, peut-être, j'en sais rien, je suis pas un spécialiste.
— Tu en prends, n'est-ce pas ?
— Uniquement pour tenir le bar ouvert la nuit. Tous les huit jours, on se relaie avec des potes.
— Qui pourrait nous renseigner ?
Il haussa les épaules. Maria-Magdalena resserra tellement son étreinte que les joues du barman se gonflèrent et rougirent.
— Mon revendeur, peut-être ! J'ai son nom et son adresse, si vous voulez bien me lâcher !
Maria-Magdalena le libéra. Il toussa, se massa la gorge, cracha par terre puis griffonna sur le dos d'un dessous de verre les informations promises. Son regard nous indiqua la sortie et nous y raccompagna, nous lâchant que lorsque la porte se ferma lourdement derrière nous.

— C'est quoi cette histoire de drogue ?
— Celle qui empêche de dormir la nuit. Je me souviens qu'il m'en a proposé.
— Moi qui croyais que c'était un gars bien, sous ses airs d'abruti.
— En fait, c'est peut-être moi qui ai très légèrement insisté...

Maria-Magdalena frappa trois coups à la porte de Sigfrid, le revendeur du barman. Il mit quelques minutes avant de nous ouvrir, à peine vêtu d'un bas de pyjama trop grand pour ses jambes trop maigres et son ventre trop creux. Ses cheveux bruns en désordre et ses paupières à peine décollées nous confirmèrent que nous le réveillions. « C'est lui, le type de ton rêve ? » me demanda l'infime clin d’œil que me fit Maria-Magdalena. « Non », claqua ma langue contre mon palais. Maria-Magdalena lui montra le dessous de verre. Il dut le reconnaître car il nous invita à entrer dans sa petite chambre sale où une odeur de fauve voulait s'échapper par la fenêtre, fermée. Je l'ouvris sous l’œil docile de Sigfrid qui enfila une chemise et se coiffa avec ses doigts en quelques secondes. Puis il se mit à quatre pattes et sortit de sous le lit une caisse où une douzaine de bouteilles sans étiquettes, identiques à celle vue chez Mitchum, tanguèrent quand il la traîna dans le milieu de la pièce.
— Combien il vous en faut ?
Bizarrement, ces bouteilles, pourtant banales, m'attirèrent et réveillèrent en moi un besoin irrésistible de poser ma bouche sur leur goulot.
— Je ne sais p–
— On est pas là pour ça, Lauren.
— Oh, vous n'êtes pas là pour acheter ?
De son pied, il poussa la caisse sous le lit et de ses bras nous intima de sortir de sa chambre avant qu'il ne nous foute dehors par la force. Maria-Magdalena ne bougea pas. Au contraire, elle s'approcha de lui, ce qui eut pour effet de le faire reculer jusqu'à ce que son dos rencontre un mur. Il transpirait.
— On veut juste savoir si tu connais les effets de ta drogue.
— Ma drogue ? Ce n'est pas ma drogue ! Ça empêche de dormir, c'est tout, d'ailleurs j'en prends jamais.
— C'est vrai ça ?
— Je vous jure, il y a tellement rien à faire ici que je préfère encore passer mes nuits et une partie de mes journées à dormir.
— Lauren, nous avons affaire à un grand courageux. Alors Sigfrid, sais-tu qui d'autre vend ta saloperie ?
— Y a un autre type, Apollinaire, il habite dans une chambre Rue Sombre. Lui dites surtout pas que c'est moi qui vous envoie.
Apollinaire n'était pas chez lui, et ni Maria-Magdalena ni moi n'avions envie d'attendre son retour dans le couloir où des bouteilles de whisky s'échangeaient contre du haschisch, où l'alcool et la drogue étaient tristes et traînaient leurs pattes sur un sol maculé d'anciennes taches de biture.

Caleb apprenait un tour de magie à Tom qui s'embrouillait les doigts et les méninges lors de ses manipulations ratées de cartes à jouer. À notre retour, soulagé, il balança les cartes sur le lit dans un geste à peine agacé. Il décréta que ces tours ne servaient vraiment à rien, puis salua la dextérité de Caleb qui rappela que ce n'était pas seulement une question d'agilité mais aussi et surtout de charisme. Le squelette de Tom, loin de pouvoir rivaliser avec le costume noir et le chapeau haut-de-forme du prestidigitateur, haussa les épaules et alluma une cigarette. Caleb et Maria-Magdalena arrosèrent de whisky le résultat de notre enquête, tandis que Tom, peu convaincu par nos maigres découvertes, me conseilla de rencontrer au plus vite cet Apollinaire. La désertion de Mitchum l'inquiéta, non pas à cause d'une éventuelle sanction, mais plutôt à cause des raisons l'ayant poussé à s'enfuir – ces raisons pouvant, peut-être, m'impliquer.
— Pour le moment, inutile d’échafauder des hypothèses, voyons ce que nous dira Apollinaire sur cette fichue drogue, et peut-être même sur Robert, ou Mitchum, comme vous voulez, conclut Maria-Magdalena.
Caleb nous proposa de tuer la fin de l'après-midi à coup de cartes. La nuit finit par tomber de sommeil sur notre partie de belote inachevée.

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