mardi 17 avril 2018

Trafiquants d'âmes 3.03

3

Tout le long de la route qui nous menait à l'appartement de Tom, Caleb ne cessa de parler, de tout, et surtout, de rien. Bientôt, une impasse saturée par toutes les saletés qu'un petit ruisseau peinait à entraîner jusqu'à la bouche d’égout nous accueillit. Des odeurs de poubelle et d'urine froncèrent nos narines et dessinèrent des grimaces sur nos visages. Des rafales de vent soulevaient des sacs plastiques qui gonflaient dans le ciel et encombraient les gouttières, ou s'accrochaient sur les rambardes rouillées des balcons.
— T'es une vraie pipelette, toi !
Maria-Magdalena balança un de ses regards sombres à Caleb. Il ne se vexa pas, mais se tut face à la porte d'entrée de l'immeuble. Il la poussa : elle n'était pas fermée. Puis il suivit les instructions de Tom et étudia les boîtes aux lettres. Sur la deuxième, aucune étiquette ne désignait le destinataire. Par précaution, il appuya sur un interrupteur et une sonnerie retentit dans l'appartement, le second du rez-de-chaussée. Il n'y eut aucun mouvement. Il insista, puis frappa. Toujours rien.
Alors il s'agenouilla et sortit de la poche arrière de son pantalon une petite tige en métal qui ressemblait à un pied de biche miniature, « un crochet, ça s'appelle un crochet ! » précisa Caleb tandis que Maria-Magdalena surveillait la rue, et moi les escaliers. Il tritura la serrure quelques secondes et un déclic nous invita à le rejoindre.
Rien n'avait bougé dans l'appartement depuis que j'en avais rêvé, comme si personne n'y était venu depuis l'explosion. Même la vaisselle dans l'évier n'avait pas été faite ; des assiettes y étaient empilées et une odeur de pourri et de rance s'en échappait. Ici un fond de whisky avait durci et noirci dans un verre, là de la graisse maculait encore une casserole. Je saisis la première assiette et la lâchai aussitôt. Dessous, trois cafards gros comme mon pouce se partageaient des restes de nourriture. Ils prirent peur et se faufilèrent plus bas dans la pile. Ils n'étaient pas seuls : ça grouillait là-dessous. Dans un spasme qui souleva mon estomac, je m'écartai de la cuisine : sur les visages de Caleb et de Maria-Magdalena se lisaient le même dégoût. La table de la salle à manger accueillait ses invités arborant diverses carapaces autour de plusieurs pots de yaourt à peine entamés et désormais fermentés, de tartines de miel croqués mais jamais terminés, des assiettes de frites séchées qui avaient été abandonnées à côté d'un mélange de Ketchup et de mayonnaise immonde.
— Fuck ! C'est une vraie porcherie ici ! À croire que personne y a foutu les pieds depuis qu'il a passé l'arme à gauche !
— C'est possible que personne ne se soit rendu compte qu'il était... qu'il avait disparu ?
— Je sais pas, Lauren, mais ça m'en a tout l'air. Caleb, tu vérifies la boite aux lettres ?
Il revint avec une dizaine de lettres et une trentaine de prospectus publicitaires.
— J'ai bien l'impression qu'elle a raison.
L'affliction baissa nos épaules et ferma nos lèvres durant quelques secondes. Comment allait-on pouvoir annoncer à Tom que personne ne s'était inquiété pour lui depuis sa mort ? Caleb trouva une solution : nous garderions le silence. Tout simplement. J'en pleurais presque, de honte, de peine, et du coin de l’œil, je vis que Maria-Magdalena aussi. Caleb, lui, trouva un avantage à cette situation au lieu de s'en apitoyer.
— Nous aurons tout le temps de fouiller sans personne pour nous déranger. Alors, Lauren, qu'est-ce qu'on cherche ?
      Je me frottai les yeux et ravalai mes larmes.
— Aucune idée, mais nous devrions jeter un œil à la cave.
La porte n'avait pas été réparée et elle reposait contre un mur fissuré. Caleb appuya sur l'interrupteur mais aucune ampoule ne s'alluma.
— Il ne doit plus y avoir de courant. Il faut trouver une lampe-torche, sinon, impossible d'y descendre. Il fait bien trop sombre en bas.
— Il faudrait aussi trouver des bottes en caoutchouc, peut-être qu'il y a encore de l'eau là-dessous, comme dans mon rêve.
Caleb se chargea de chercher dans la cuisine, moins rebuté par les blattes que Maria-Magdalena, qui s'occupa du salon, et que moi, qui ouvrit chaque placard de la chambre. Elle trouva une lampe de poche dans un tiroir du meuble-télé, après avoir déblayé les morceaux de verre comme autant de vestige de l'écran-plat et du cadre. Deux paires de bottes en caoutchouc étaient rangés dans un sac plastique que je dégotais au fond d'une petite armoire, parmi des dizaines de boites à chaussures. Caleb enfila celles de Tom, et Maria-Magdalena s'empara de celles de Camille, non sans me les avoir d'abord proposées.
— Pourquoi tu ne mets pas ça, Lauren ?
Caleb brandissait des palmes qu'il avait attrapé au-dessus de l'armoire, sans doute attiré par leur couleur orange-fluo. Je déclinai son offre par un sourire. Maria-Magdalena lui asséna une tape sur l'épaule, mais ses yeux — noirs, sombres, profonds, sublimes — riaient.
Les marches de l'escalier étaient recouvertes d'une épaisse poussière blanche. Comme dans mon rêve, sur le sol le contenu des étagères flottait ou se noyait dans quelques centimètres d'eau.
— Qu'est-ce que c'est que ce bordel !
— Des livres, des formules, des éprouvettes, une lentille de microscope, des vis, une perceuse, des flacons de produits dangereux, des circuits électroniques imprimés...
— Merci pour l'énumération, Caleb, je le vois bien – Lauren, fais un peu attention à la lumière – mais qu'est-ce qu'elle foutait avec tout ça ?
— Je crois qu'elle inventait et construisait des trucs. Tom n'en parle pas beaucoup. Regardez, ce caisson, là, au milieu, il doit avoir un rapport avec l'explosion. Approchez-vous, j'éclaire à vos pieds.
— Attends, dirige ta lumière vers ce levier. Caleb, viens voir. Attention où tu fous les pieds, c'est plein de clous par là.
Poids plume, replet, grand gaillard, mais quel joli charabia ! À quoi ça peut bien servir ?
— Peut-être que Tom le sait. Tu devrais arrêter de jouer avec le levier, Caleb, cette machine a déjà assez causé de dégâts comme ça.
— Éclaire nos pieds maintenant, on va voir si on peut trouver ta fameuse plume.
— Attends une minute... Vous avez entendu ?
— Quoi ?
— Un petit cri, presque inaudible. Là, écoutez !
— Pas de panique les filles, ce ne sont que des souris. Ou d'énormes rats !
— Non, ça ressemblait à un tout petit cri d'oiseau. Ou de chaton.
— Rien entendu. Ça vient, la lumière ?
Je dirigeai le faisceau lumineux sur le sol. Ils ne trouvèrent rien d'autre que des stylos et des crayons à papiers, des trombones, des fils électriques dénudés, une souris d'ordinateur.
— Y a pas de plume, Lauren. Ou s'il y en a une, elle est bien cachée. Faut dire qu'avec ce bordel... Désolée. Allez, Caleb, on sort de là. Fais attention où tu fous les pieds.
Un battement d'ailes froissa l'obscurité. Avec la lampe-torche, je cherchai la provenance du bruit qui transperça les quatre murs de la cave.
Fuck, Lauren, arrête de jouer avec la lumière !
— Il y a quelque chose qui vole ! Là ! Non, là !
— Des rats-volants ? À moins que ce ne soit des chauves-souris. J'opte pour Batman. Ou mieux, un vampire ! Voire même, Dracula en personne !
— Ferme-là, Caleb. Y a bien quelque chose qui bouge.
Une boule bleue se laissa emprisonner quelques millièmes de secondes par l'éclat de la lampe mais s'en échappa aussitôt. Une créature minuscule se posa alors sur mon épaule. Je poussai un cri. Ma main s'en débarrassa. Plouf .
Qu'est-ce que c'était ? demanda Maria-Magdalena.
Elle et Caleb était coincés au milieu de la cave, dans l'obscurité où flottaient trop d'objets insolites, pointus, tranchants, pour risquer le moindre pas vers moi. Du haut de la dernière marche de l'escalier, je me penchai : un petit oiseau bleu flottait dans l'eau et se débattait avec maladresse contre la noyade. Je l'attrapai. Il ne se défendit pas, s'ébroua sur ma main et frissonna.
— Alors ma belle ?
— Alors, c'est un oiseau. Tout bleu.
— Un oiseau ?! Tout ça pour un oiseau ? Tu vas nous faire sortir de là, oui ou non ?
— Là tout de suite, je t'abandonnerai bien là.


— Ce n'est pas n'importe quel oiseau.
Dans la salle de bain, j'entrepris de le sécher avec un gant de toilette. Il ne broncha pas et émit quelques gazouillis.
— Vous avez vu comme il est bleu ? C'est une de ses plumes que j'ai vu dans mes rêves. On devrait le ramener à Tom.
L'oiseau siffla. Caleb m'envoya un clin d’œil.
— Tu as vu ? On dirait qu'il est d'accord.
— Bien sûr... Dans tes rêves. Et comment on lui amène, à Tom ? On sait même pas si c'est possible.
L'oiseau pépia.
— Et là ? On dirait qu'il se met en rogne ! Il est adorable.
— On peut quand même essayer. Je ne sais pas non plus pourquoi j'ai rêvé de ses plumes, mais quelque chose me dit qu'il fallait que je trouve cet oiseau. Et il est hors de question de le laisser dans ce taudis, regarde, il a l'air tout faible, comme s'il n'avait rien becqueter depuis des jours.
Mon index caressa son cou encore humide, et sa tête se pencha en arrière tandis que ses yeux se fermèrent.
— Bon, d'accord. Il est mignon. On le prend avec nous, on verra bien comment ça se passe. J'espère surtout qu'on enfreint pas une règle des guignols en robe noire.
Nous quittâmes l'appartement que Caleb prit soin de refermer derrière nous. Je glissai l'oiseau dans la poche de ma redingote, plutôt spacieuse et confortable pour un animal qui vivait dans une cave sale et humide.

Maria-Magdalena suggéra de laisser passer une vingtaine de minutes entre nos passages vers l'autre monde. Je passai la première, non sans l'angoisse d'affronter les géants s'ils découvraient mon passager clandestin.
Sur le chemin vers la sortie, le portillon avançait d'un pas peu assuré. À mesure qu'il s'approchait, il ralentissait. Dans la poche, ma main serrait l'oiseau qui ne bougeait pas, ne pépiait pas, comme s'il avait compris que le silence le sauverait. Mon cœur battait plus vite que mes pas sur le gravier. Une musique brouillonne bourdonnait dans ma tête. Une goutte de sueur creusait un sillon glacial de mon front à mes lèvres tremblantes. Mes doigts se crispèrent.
Alors que j'arrivais à la porte, le bras tendu pour saisir la poignée, l'oiseau poussa un cri. L'espace d'une seconde, je restai suspendu sur le fil de la panique. Au moindre coup de vent, au moindre bruit, je sentis que je perdrais l'équilibre pour sombrer dans un tourbillon d'inconscience. L'oiseau, d'un battement d'aile, me rattrapa avant ma chute. Je l'avais serré trop fort : encore un peu, et je l'étouffai. Derrière le portillon, je n'entendis aucun mouvement, aucune voix. Une profonde respiration m'encouragea à l'ouvrir et sans même regarder autour de moi, je m'y engouffrai, percevant à peine les quatre silhouettes des créatures qui ne me prêtèrent aucune attention et me laissèrent filer le long du mur que le sable avait érodé.
Un peu plus loin, je m'assis en face du désert et libérai l'oiseau qui voleta pour se dégourdir les ailes. Ensuite il se posa sur mon épaule et ses yeux pourtant décérébrés de petit volatile bleu me parurent se fondre dans les dunes et s'émerveiller de l'infini.
Une ombre fantomatique, comme un mirage, flottait au dessus de la ligne d'horizon et se détachait si loin sur le ciel clair qu'il était impossible que je puisse la voir. Pourtant, elle leva ce qui semblait être un bras et me fit un signe. Puis elle murmura son nom au vent qui le glissa dans mon oreille.
Mitchum...
— Et l'oiseau, comment il va ?
Maria-Magdalena interrompit ma rêverie.

Dès que l'oiseau vit Tom, il eut un mouvement de recul puis il se jeta dessus. Les grands bras squelettiques de Tom se mirent à brasser beaucoup d'air pour tenter de s'en débarrasser, sans y parvenir. Alors il l'attrapa et le coinça entre ses doigts. « C'est quoi ça ? », demanda sa main libre en montrant le volatile. « Un oiseau », répondirent de façon unanime les yeux de Maria-Magdalena, de Caleb et les miens.
— C'est tout ce que vous avez trouvé ? Un oiseau ?
— On dirait que t'es déçu. Tu t'attendais à quoi ? On ne sait même pas ce qu'on cherchait !Oh, ta gueule, le piaf !
— Il va être bien seul ici. Je n'ai vu aucun animal dans les parages, à part nos deux comparses, le chat noir et la salamandre visqueuse. Et, bien sûr, mes lapins en peluche dont raffolent la gent féminine.
— Mais pourquoi l'avoir ramené ici ?
— À cause de sa couleur. Il a exactement la même couleur que la plume dont je rêve. Cet oiseau est spécial. Je ne sais pas encore en quoi, mais je ne pouvais pas faire autrement.
L'oiseau se dégagea de la poigne de Tom et commença à voleter autour de lui, et quand celui-ci se débattit les bras en l'air, il en profita pour s'immiscer dans sa cage thoracique. Il se reposa sur une côte qui lui servit de perchoir, gazouilla deux petites notes puis se tut. L'arcade sourcilière de Tom se fronça, puis ses épaules se haussèrent et ses os se détendirent.
— Mais que va-t-on faire de lui ? Ce n'est pas mon oiseau !
— On l'a quand même trouvé dans ton appartement, et c'est lui qui m'a sauté dessus alors qu'on fouillait ta cave, ou ce qu'il en reste. Et... Cette espèce de caisson bizarre, qu'est-ce que c'est ?
— Je suppose que tu parles de la nouvelle invention de Camille. Elle bricolait tout un tas de choses. Avant l'explosion, avant sa... disparition, elle travaillait sur une machine de régime instantané.
— Une machine de régime instantanée ?
Caleb ne put contenir de sa camisole un fou rire qui s'échappa de sa gorge et l'étrangla à l'en renverser par terre. Maria-Magdalena le traqua de ses cils comme des lassos mais un sourire attaqua ses lèvres, et l'hilarité la tordit en deux. Je pouffai en silence mais mes joues gonflées explosèrent, et le bruit de mon rire qui se mêla à ceux de mes deux camarades couvrit le mécontentement de Tom et l'agitation de l'oiseau. À mes yeux montèrent des larmes qui, sur mon visage creusèrent de joyeuses stries. Les spasmes plièrent mon corps en deux et mes jambes flanchèrent. Quelques secondes plus tard, je vis entre mes paupières humides que l'hystérie jeta Tom sur une chaise, la tête dans les genoux : elle lui chatouilla si bien les côtes qu'il n'entendit plus les cris de son hôte aux plumes bleues.
La nuit essouffla nos rires mais ne parvint pas à nous installer sous nos draps et nous endormit comme nous étions, Maria-Magdalena en travers de son lit, Caleb recourbé sur le sol tiède, Tom assis sur sa chaise et affalé sur la table, et moi recroquevillé contre l'armoire.

Le lourd étui sur le dos, je grimpe une à une les marches de l'immeuble sans ascenseur. À des filaments de toiles d'araignées qui recouvrent les murs est suspendu une poussière noire. Le crépi s’effrite et vole dans les escaliers puis craquent sous mes bottes. Une ampoule clignote. La minuterie tictaque. Une porte à un étage supérieur claque, puis des pas mous descendent. On frotte une allumette, puis un souffle éteint la flamme et le bâtonnet tombe au rez-de-chaussée après une courte chute dans la cage d'escalier en colimaçon. Alors que j'attaque le troisième étage, je croise un homme, la cigarette à la bouche, qui me sourit à peine et me reproche du regard de prendre autant de place avec mon instrument dans le couloir étroit. La fumée pique mes yeux, et je tousse un peu. Il ricane et continue sa descente.
Essoufflée, je sors de ma poche le petit papier qui m'indique d'une écriture fine le nom d'Emma. Je lis les étiquettes punaisées à même le mur. Ma respiration retrouvée mais les joues encore roses de l'effort fourni, je frappe à la porte de droite. Deux serrures cliquettent, une, deux, trois fois chacune, puis la poignée se baisse et est tirée vers l'intérieur. Une jeune femme apparaît dans l'encadrement, des petites lunettes à monture en plastique rouge sur le nez, les cheveux blonds relevés en un chignon désordonné. Ses yeux noirs, derrière les verres fins, scintillent, comme si des étoiles bleues, ou vertes, ou les deux, dansaient autour de ses pupilles. Son regard se pose sur le violoncelle qui pèse une tonne sur mes épaules.
— Vous... tu dois être Lauren.
— Et vous... toi... Emma.
Elle tend une main vers moi et serre la mienne. Des milliers de petites aiguilles explosent dans ma tête et palpitent dans mes veines. Dans le couloir, la lumière s'éteint mais mon cœur prend le relais de la minuterie en battant les demi-secondes comme une caisse claire. Mes doigts qui effleurent les siens après notre poignée de main frissonnent de moiteur et se planquent dans la poche de ma veste en cuir. Sous mes pieds, le sol se fend en deux et la faille est si profonde que je crains de m'évanouir, de chuter et de m'écraser si je la regarde encore dans les yeux.
— Je vois qu'on est d'accord, on se tutoie ?
De ces mots elle chasse le vertige et mes jambes me rattrapent alors que mon corps basculait dans l'abîme.
— Entre, je te débarrasse.
Elle m'aide à m'extirper de l'étreinte étouffante du violoncelle et me guide dans son appartement, une unique pièce envahie de guitares, d'amplis, de pédales d'effets, mais aussi de livres, de cahiers, de CD et de vinyles.
— Fais pas attention au bordel.
Elle m'installe sur une chaise qui fait face à un pupitre.
— Tu veux peut-être quelque chose à boire avant de commencer ?
— Non merci, ça ira.
Elle prend un tabouret dans la cuisine puis s'assoit à côté de moi.
— Je crois que tu n'as pas eu l'enregistrement.
— Nico ne m'a rien donné du tout. Il m'a juste dit que ton groupe avait besoin d'un violoncelle pour une chanson.
— Je te la joue, d'accord ? Tu me diras si ça te va. Je te préviens, je ne suis pas la chanteuse du groupe, donc pas de panique si je ne chante pas très juste.
Elle attrape une Fender Stratocaster bleu ciel et la branche sur un petit ampli. Deux accords qu'elle plaque en douceur s'envolent et se cognent contre les étagères, puis deux autres, un peu plus vifs, saturent et s'échappent par la fenêtre ouverte. Elle accorde l'instrument à l'oreille, règle les volumes de l'ampli, change de médiator et joue quelques arpèges cristallins en intro. Puis la chanson commence et sa voix s'élève, douce comme un silence, un peu fausse, un peu éraillée. Mais terriblement sexy.
Et c'est cette musique que je voudrais avoir toute une vie dans la tête, cette voix dont je voudrais me souvenir pour l'éternité mais qui s'évanouit alors que mes sens se réveillent, doucement, et s'exposent à la lumière de plus en plus vive du jour, aux mouvements d'abord imperceptibles de la chambrée, puis de plus en plus nombreux, un souffle contre l'oreiller ici, un corps qui se retourne là. Je voudrais ne pas ouvrir les yeux et rejoindre mon rêve, et rejoindre Emma, mais il est déjà trop tard.
Tom s'étira, tout courbaturé de la nuit inconfortable qu'il venait de passer. Maria-Magdalena, les yeux encore cernés de fatigue, toucha ses pieds avec ses mains puis envoya les bras vers le plafond, inspira lentement le nez en l'air, redescendit en soufflant et fit craquer son dos, tandis que Caleb, plus pâle que d'habitude, somnolait assis à la table, le visage dans les mains.


mardi 17 octobre 2017

Trafiquants d'âmes 3.02

2

Des oiseaux pépiaient dans mes oreilles au rythme de mes tempes battant une valse douce. Une odeur d'humus et de pierre mouillée frémit sous mon nez qui se souleva, intrigué par ces senteurs presque oubliées, presque nouvelles, renifla, deux, trois fois, et se réveilla. J'ouvris les yeux. J'étais allongée dans l'herbe, sous une bruine tiède. Mon regard était plongée dans les nuages, juste au-dessus des chênes aux branches mourantes dont les dernières feuilles se décidaient à tomber avant l'hiver. Les gouttes de pluie accéléraient leur chute vers la terre humide.
Je m'assis, la tête encore lourde de mon voyage et découvris le cimetière qui exhibait ses tombes et ses croix au milieu des arbres et des sentiers aux pavés usés. À mes côtés, une pierre tombale indiquait qu'un certain Aubin Aguassier avait été enterré deux siècles et des poussières auparavant. Des mauvaises herbes avaient envahi sa sépulture, et au ras de ce tapis vert émergeait une racine noueuse. La décrépitude des autres stèles et des chemins qui y menaient révélait l'état d'abandon de cette partie du cimetière.
Je me levai, fis quelques pas et m'imprégnai des parfums de la brume, de l'herbe mouillée, de la pluie sur les pierres. Sous mes pas, les feuilles en décomposition craquaient encore dans un murmure à peine audible.
Je ne m'éloignai pas de la tombe, les yeux fixés vers l'endroit où apparaîtraient bientôt Maria-Magdalena et Caleb.
Au bout de quelques minutes, ils ne m'avaient toujours pas rejoint. La bruine avait cessé, quelques rayons de soleil déchirèrent les nuages et le brouillard se dissipa. Une masse noire fendit le ciel et bientôt des centaines d'hirondelles se posèrent sur les arbres. Leurs cris envahirent l'atmosphère d'un chant désordonné aux harmoniques stridentes. Une deuxième nuée d'oiseaux se rallièrent aux autres, puis une troisième, enfin une quatrième. Les arbres croulèrent sous le poids de ces voyageurs, et les branches comme des ailes, dans un unique mouvement, se détendirent, se déployèrent et s'envolèrent vers d'autres printemps.
Toujours personne. La lumière baissait. Je m'approchai de la racine sans connaître la procédure de retour, s'il y en avait une, puis je reculai. Hésitante, je m'engageai sur le chemin dont les pavés branlaient sous mes pieds et me rendis vers les tombes de mieux en mieux entretenues pour quitter ce vieux bout de cimetière. Je rencontrai quelques personnes venues déposer des fleurs sur les tombes ; la plupart était de vieilles femmes qui pleureraient leur mari durant quelques mois avant de les rejoindre. Je réalisai que mes pas me portaient sans hasard dans les méandres des allées quand une pierre tombale me mit à genoux.
Mon père se décomposait, juste en dessous. Pas une seule fois je ne l'avais visité. Aucune fleur ne lui rendait hommage et les mauvaises herbes attaquaient déjà le granit. À ses côtés reposait ma mère qui l'avait attendu de nombreuses années alors que jamais il ne se déplaça pour la saluer. Il lui parlait de temps à autre, quand il pensait que je ne l'entendais pas, quand il me croyait endormie dans la chambre à côté. Mais jamais il ne s'était recueilli ici. Il ne croyait pas que l'âme de son épouse était prisonnière de la terre, il croyait à peine qu'elle l'écoutait, ou l'entendait. Et refusait que de telles croyances assombrissent mon jugement.
Adolescente, je suis venue une fois m'agenouiller face à ma mère. Je n'ai pas trouvé les mots — pourtant, je les ai cherchés, longtemps, mais que dire à cette femme dont je n'ai pas le moindre souvenir, qui n'était pour moi qu'un visage sur des photos et des larmes sur les joues de mon père — et, sans avoir versé la moindre larme, je suis partie en courant sous les regards choqués des quelques visiteurs aux visages silencieux.
Un prénom sur la tombe qui se trouvait de l'autre côté attira mon attention. Lauren. Ainsi donc, nous étions enfin réunis, pour la première fois depuis des années. Je soupirai d'indifférence.
— Pour ce que ça change...
Je ne restai pas et me relevai, saluai instinctivement d'un geste de la main les pierres tombales et repris ma route vers la sortie.

La fin de la journée annonçait le début des embouteillages. Les avenues et rues que j'arpentais étaient encombrées de centaines de voitures dont les pots d'échappement vrombissaient à chaque piètre avancée. Les klaxons résonnaient dès qu'un conducteur lambinait à un feu vert ou refusait de griller un feu orange. Dans le ciel complètement dégagé s'envolaient les fumées sales aux puanteurs d'essence. Sur les trottoirs les passants trottinaient têtes baissées, leur portable dans une main collée à l'oreille, l'attaché-case flottant dans l'autre. Des groupes de collégiens et de lycéens tous vêtus de la même façon traînaient et parlaient, riaient fort, et parfois l'un d'entre eux se désolidarisait pour s'engouffrer dans le véhicule familial.
Sur les vitrines des magasins se refermaient les rideaux métalliques qui grinçaient et grondaient, puis les lumières s'éteignaient sur les derniers clients servis avec impatience. Je reconnus ma boulangerie déjà fermée et en conclus que nous étions un mardi, puis l'entrée du cinéma au-dessus duquel les affiches présentaient certains films que j'avais déjà vus m'indiquèrent que je n'avais pas disparu depuis très longtemps. Un prospectus sur lequel se dessinait un tableau des horaires m'apprit que nous étions le 12 octobre, moins de deux semaines après mon enterrement. Je pliai la feuille en quatre et la glissai dans la poche de ma veste.
Arrivée dans ma rue, j'assistai au premier acte du balai des voitures qui tournaient et viraient à la recherche d'une place. De peur de croiser un voisin, une connaissance, un ami, j'engouffrai mes mains dans les poches et ma tête dans le col, les yeux sur le bitume encore humide. Pourtant, comme j'arrivai vers mon immeuble, mon regard se leva sur le quatrième étage : les volets étaient fermés et aucune lumière n'en transpirait. L'étiquette avec mon nom était toujours en place. Je sonnai. Une, deux, trois fois. Sans réponse. L'appartement était vide. J'appuyai chez un voisin, et un « j'ai oublié mes clefs » marmonné dans l'interphone m'ouvrit rapidement la porte. J'évitai de prendre l'ascenseur de peur d'y rencontrer quelqu'un et grimpai les quatre étages à pied. Puis je sonnai à la porte, une, deux, trois fois. Aucun mouvement ne se fit entendre. Alors, je m'approchai du ficus qui décorait le couloir et plongeai une main dans la terre fraîche à l'endroit exact où la peinture orange du pot s'était écaillée.
La clef s'y trouvait encore.
Emma l'y avait enterrée, « au cas-où », avait-elle précisé. Je l'avais taquinée sur son penchant à trop regarder des séries télévisées. Elle m'avait tiré la langue.
Une odeur de renfermé m'assaillit aussitôt que je poussai la porte. La pièce principale avait été rangée, mais non vidée. Des draps recouvraient les meubles. Sur une des enceintes-colonnes qui entouraient l'écran plat, des papiers avaient été déposés. Je reconnus le bail, mais pas ma signature. Après une lecture rapide, j'appris qu'un de mes cousins l'avait repris. D'autres papiers m'indiquèrent qu'il ne s'y installerait que début décembre, lorsque son contrat de travail actuel prendrait fin, lorsque le nouveau débuterait.
Dans la chambre, le pupitre, vide, se dressait face à une chaise. Les partitions avaient été rangées sur la commode où toutes les photos encadrées — Emma tirant la langue à l'objectif, ses Rayban sur la tête et ses cheveux blonds emmêlées par le vent, Emma m'offrant un sourire ensoleillé et un décolleté hâlé, nous deux enlacées contre la rambarde d'un pont (lequel ?) sur la Seine que nous traversions pour la première fois — avaient été enlevées. Le violoncelle dormait dans son étui. Je l'ouvris, le saisis et m'installai. Comme je n'osai pas faire une note qui alarmerait les voisins, je me contentai de toucher les veines de l’épicéa du bout des doigts, d'effleurer les cordes, de reposer mon oreille contre la tête aux chevilles saillantes de l'instrument. Puis je me résignai et le reposai dans le confort rouge de son étui.
Les placards recelaient encore mes vêtements, tous pliés et rangés comme jamais je ne l'aurais fait. Je souris. Ma grand-mère était passée par là. Je l'imaginai, nerveuse car elle l'était toujours, triste car la famille de son fils était désormais décimée, chassant le chagrin et le moindre faux-pli de ses mains encore vives, sans se décider à se débarrasser de ces affaires que plus jamais je n'utiliserai.
La salle de bains rutilait. Plus aucun produit de beauté ne traînait, et la vasque me parut grande tant elle était si peu encombrée.
Je m'agenouillai à côté du lit et glissai une main dessous. Personne n'avait découvert ma cachette derrière la plinthe qu'une forte pression suffisait à retirer. La boîte à sucre n'avait pas bougé, tapie dans ce trou qu'Emma avait découvert lors d'un de ses passages d'aspirateur brutaux. Une poussière grise qui s'envola quand je soufflai dessus la recouvrait. À l'intérieur, une liasse de billets — donnés par quelques élèves à qui je donnais des leçons sans les déclarer — me donna un large sourire. Dessous, il y avait un minuscule sachet de poudre blanche, sûrement déposé par Emma. Entre mes doigts il pesait une tonne ; il était si lourd qu'il tira des larmes de mes yeux. Je me ruai vers la salle de bains et jetai le sachet dans les toilettes dont je tirai la chasse.
Je rangeai la boîte dans sa cachette.
La pensée de Maria-Magdalena et de Caleb surgit au moment où je cognais la plinthe pour la bloquer. Je décidai de retourner au cimetière et d'effectuer le voyage inverse afin de découvrir pourquoi ils ne m'avaient pas suivie.

Ils n'étaient ni devant la racine, ni devant le portillon gardé par les quatre créatures qui m'ignorèrent et m'envoyèrent à leur insu des frissons glacés quand je les dépassai. Je les trouvai dans la chambre : Caleb, qui avait revêtu ses plus beaux atours, jouait nerveusement avec un élastique ; Tom, allongé sur son lit, me jeta à peine un regard avant de retourner dans la lecture de son livre sans couverture ; Maria-Magdalena fulminait en faisant les cent pas, « ah, te voilà enfin, toi ! », disaient ses chaussures qui martelaient le sol. D'un geste énervé, elle tira ses cheveux en arrière et en fit un chignon aussi désordonné que ses sentiments à mon égard : si ce n'était pas de ma faute, elle ne pouvait malgré tout s'empêcher de m'en vouloir, un peu selon ses yeux, beaucoup selon ses mains.
Au moment où le portillon s'était refermé sur moi, tous deux avaient présenté leurs papiers et demandé la même destination que moi. Les quatre géants avaient refusé de les laisser passer : il était interdit de se déplacer à plusieurs dans le même endroit, avaient-ils compris — les géants avaient-ils parlé ou transmis leur pensée ? Ni l'un ni l'autre ne put le dire, et tout deux pâlirent à la simple évocation de ce souvenir encore trop proche et trop froid. Furieux, ils avaient trouvé Apollinaire, qui s'était défendu d'avoir sciemment oublié de les informer : ce détail lui était inconnu, lui qui voyageait toujours seul, comme la plupart de ses contacts.
Je les détendis quand je leur annonçai que nous aurions non seulement un pied à terre mais aussi un peu d'argent, afin de pouvoir y aller plus sereinement.
Il fut décidé que la prochaine fois que nous voudrions traverser la porte vers le cimetière, nous espacerions notre demande auprès des géants d'une heure, ou deux, s'ils ne laissaient encore passer qu'un seul d'entre nous. Maria-Magdalena défit son chignon, secoua la tête afin que ses cheveux reprennent leur place sur ses épaules et dans son dos, mais cette liberté retrouvée ne la convainquit pas : elle les rattacha, en queue de cheval cette fois. Puis elle nous expliqua qu'elle avait trouvé un plan pour attraper un trafiquant d'âmes. Un plan dont j'étais l'appât.
— Tu as l'air toujours si désespérée que tu en allumeras bien un. D'ailleurs, une petite chose m'intrigue : contre quoi as-tu vendu ton âme ?
Si j'avais été Maria-Magdalena, je lui aurais probablement répondu d'aller se faire voir ailleurs et de s'occuper de ses affaires. Mais dans son regard et dans celui des garçons, je ne lisais pas de la curiosité mal placée, mais quelque chose entre l'amitié et l'affection qui me donna envie de partager avec eux cette expérience.
— Je lui ai donné. Ni plus, ni moins. Vous y avez cru, vous, à ces histoires d'âmes ?
— Pas vraiment... Quand je l'ai perdu au poker, je me suis trouvé chanceux de ne pas avoir dû donner les clefs de ma voiture...
    • Quant à moi, je me disais bien que ça ne m'aiderait pas à retrouver Camille. Je pensais n'avoir rien à perdre, alors, dans le doute... Et toi, Maria-Magdalena, parle-nous de toi.
— Mêlez-vous de vos affaires.
Réponse si prévisible de sa part que j'en souris et ne pus m'empêcher de l'applaudir. Elle me jeta alors son regard de teigne si noir qu'il refroidit mon ardeur. Pourtant, je ne m'arrêtais pas, « bravo ! », je criais, et je la provoquais en ne lâchant pas ses cils des yeux, et ça lui plaisait, que je lui tienne tête, et ça l'excitait même, ça m'excitait beaucoup aussi. Loin, très loin d'elle, de moi, de nous, de la tension qui nous liait, les voix de Tom et de Caleb s'élevèrent mais sans l'atteindre, sans m'atteindre, sans même nous toucher.
— Vous n'allez pas vous battre quand même !
— Tais-toi, Tom, laisse-les faire ! Qu'elles se battent ! Qu'elles se déchirent ! Qu'elles se crêpent le chignon ! Les paris sont ouverts, je mise tout sur Maria !
« Qu'elles se déchirent ! », et je décelais dans son regard et elle décela dans le mien qu'elle désirait déchirer mes vêtements et que je désirais qu'elle le fasse, que je désirai déchirer sa peau avec mes dents et qu'elle désirait que je le fasse, qu'elle désirait m'arracher des baisers et que je désirais qu'elle le fasse. Alors elle ferma les yeux, un infime instant, et je clignais les miens, et, comme si elle tenait en équilibre sur nos paupières ouvertes, la tension retomba. Les lèvres de Maria-Magdalena bougèrent, et je n'entendis le son qui en sortit qu'avec quelques secondes de retard.
— Ce serait trop facile, elle a rien dans les bras. J'aime pas trop profiter de la situation. Et puis, je commence à être fatiguée, pas vous ?
Je remarquai alors l'obscurité qui avait envahi la chambre et fit bailler les garçons.

Une déflagration fait trembler les murs. Le cadre protégeant le Baiser de Klimt est projeté en avant, explose sur le meuble télé, s'éparpille en mille morceaux. L'écran-plat vacille, tangue au ralenti, et commence une chute de plus en plus rapide. Tom bondit de sa place assise. Il croit qu'il peut le rattraper. Il lâche son verre de whisky et jette ses bras en avant, mais trop tard.
Il ne s'inquiète de la télévision qu'une demi-seconde. Il fonce vers la porte de la cave. Elle est sortie de ses gonds. « Camille ! » hurle-t-il. Il manque de trébucher dans les escaliers, tousse quand il respire la poussière blanche qui brouille sa vue. Son T-Shirt protégeant sa bouche et son nez, il avance à tâtons. Ses yeux piquent. Il voit à peine les étagères sens dessus-dessous. L'ampoule se balance au plafond, grésille et transperce le brouillard par intermittence.
Tom suffoque. Des petits points noirs surgissent devant ses pupilles et un étau broie son crâne. Il croit qu'il va vomir. Ses pas le portent en arrière. Il s'aide de la rampe pour reculer dans les escaliers. Son cerveau bourdonne. Il va s'évanouir. Ses genoux fléchissent mais il trouve la force de ramper jusqu'en haut. Une bouffée d'air presque pur chasse le bourdonnement et les petits points noirs. Durant une demi-seconde, il ne bouge plus. La fumée a gravi les marches et s'insinue dans le couloir. Il se lève. « Camille ! » hurle-t-il encore en direction de la cave. Il se rue dans le salon, attrape le téléphone, compose le numéro des pompiers.
Une heure plus tard l'appartement est envahi par des hommes en uniforme et en casque argenté. Ils viennent d'éteindre sans trop d'effort un début d'incendie. En bas, ils n'ont trouvé personne. Quand Tom leur dit que Camille y est forcément, ils lui demandent s'il est sûr de ne pas vouloir aller aux Urgences, afin de s'assurer qu'il n'a pas de commotion cérébrale. Ils ont déblayé les gravats : les étagères qui ont été soufflées par l'explosion ont arraché le revêtement des murs, ce qui a provoqué cette poussière dense et blanche. Aucun corps humain n'a pu leur échapper. Ils ont posé des questions à propos de cette espèce de sarcophage qui se dresse au milieu de la cave et que l'accident a épargné. Tom n'a pas su quoi leur répondre. Ils l'auraient emmené à l’hôpital de force s'il leur avait parlé de l'invention de Camille.
La cave. Cinq centimètres d'eau recouvrent le sol, et des milliers de feuilles s'y décomposent déjà en papier mâché. Les croquis, les calculs, les schémas y bavent leur encre au milieu des outils, des ressorts, des fils électriques non reliés, mais aussi des éprouvettes qui flottent, des bouteilles et flacons de produits chimiques hermétiquement fermées, des morceaux de verre de diverses provenances. Des planches de bois plantent leurs échardes partout dans la petite pièce.
Au milieu, en parfait état, s'élève une sorte de caisse en acier brossé, de deux mètres de haut, assez large pour contenir une personne. Une porte se referme sur l'intérieur capitonné. Sur un des côtés dépasse un levier à trois positions. En face de chacune d'entre elle, une main délicate a écrit en lettres calligraphiées :
« POIDS PLUME »
« REPLET »
« GRAND GAILLARD ».
Sur le pommeau du levier perle une goutte de sang. Elle se laisse tomber dans l'eau et s'y dilue dans un sillon qui, dans un mouvement imperceptible, pousse une plume bleue qui flotte là, au hasard des mini courants.

— Tom, réveille-toi !
En pyjama et les cheveux emmêlés, je secouai ses omoplates. Sa mâchoire grinça puis grogna. Il ouvrit les yeux encore embués de sommeil qu'il frotta de ses os carpiens.
— Qu'est-ce que tu veux ?
Son regard lambina sur les deux autres lits.
— Tout le monde dort, pourquoi pas toi ? Et moi ?
Il attrapa la couette, y enfonça son visage. Je la lui repris et le découvris complètement. Dans un réflexe aussi impulsif qu'inutile, il se recroquevilla, les mains au niveau du pubis. Je soupirai, impatiente.
— Pour ce que tu as à cacher...
Ses yeux roulèrent dans leur orbite, puis m'interrogèrent. Il s'assit.
— J'ai fait un rêve, il est peut-être très important.
— Un rêve ? Tu as rêvé de Camille ?
J'acquiesçai d'un hochement de tête et lui racontai mon rêve.
— Je crois que nous devrions faire un tour chez toi. Ce n'est pas la première fois que je rêve d'une plume bleue, associée à chaque fois à Camille et toi. Comme si on essayait de me dire quelque chose.
— Te dire quoi ?
— Si je le savais... Peut-être qu'en y allant, j'en apprendrais plus.
— Je ne sais pas si c'est possible, on ne peut sûrement pas y entrer comme ça.
On verra bien sur place, mais il faut vraiment qu'on tente d'y faire un tour.
— Faire un tour où ?
Notre conversation avait réveillé Maria-Magdalena qui rejeta les boucles brunes emmêlées à ses paupières à peine ouvertes d'un geste félin, presque animal.
Tom lui expliqua la situation pendant que j'allais à la salle de bains. À mon retour, elle connaissait l'adresse, les instructions pour y aller, et Caleb, un peu grognon, se proposa pour forcer la serrure avec la grâce d'un magicien.

Je fus la première à arriver dans le cimetière. Le soleil se levait à peine et la rosée posait ses gouttes sur l'herbe sauvage. Un vent froid me fit regretter de ne pas avoir d'étole. Pour me réchauffer, j'arpentais les multiples chemins, m'enfonçant dans le cimetière comme dans un labyrinthe. Mes pas évitèrent de passer devant les sépultures de mes parents mais croisèrent la route de Lucas le Ténébreux, « Enlevé bien trop tôt par le Seigneur notre dieu ». Foutaises. Un bref moment de mélancolie vola et vibra autour de mon oreille, mais je le chassai d'un mouvement de la main, comme on chasse un moustique. Une bourrasque emporta les fleurs que sa mère, comme je le supposai, avait déposées sur sa tombe. Je les rattrapai et posai sur les tiges fraîchement coupées une pierre pour les maintenir en place. Avant de le quitter, je murmurai un « bye bye, Lucas ! » et lui soufflai un baiser d'une main gelée.
De retour à la racine, j'attendis quelques instants quand Maria-Magdalena apparut, sonnée. Je lui laissai le temps d'émerger et l'aidai à se relever, bien qu'elle me fit comprendre qu'elle aurait bien pu y arriver toute seule, elle si forte, elle si magnifiquement indépendante. Le vent s'engouffra dans son blouson en cuir qu'elle ferma aussitôt, puis elle souffla sur ses mains qu'elle frotta l'une contre l'autre.
— Il fait plus froid que je ne l'aurai imaginé !
— Je suis congelée, une heure de plus et je ne pourrais plus bouger.
— Ton appartement, il est loin ?
— On peut y arriver avant que Caleb ne débarque, je pense.
— Si on allait se trouver des pulls et des écharpes ?
D'un pas rapide, elle me suivit hors du cimetière. Je remarquai que ses regards évitaient de se poser sur les pierres tombales. Ses épaules étaient braquées en avant et sa tête légèrement enfoncée dans son col, mais je réalisai que le froid n'y était pour rien. Quelques frissons me soufflèrent à l'oreille qu'elle n'était pas vraiment à son aise dans le cimetière. Dès qu'elle franchit la grille et que ses pieds foulèrent le trottoir encore désert à cette heure matinale, son corps se détendit, ses bras se firent plus léger et son menton se redressa. J'entendis qu'elle respira une grande bouffée d'aube pur.
— J'avais oublié comme c'était bon.
De grosses berlines vrombirent et s'éloignèrent vers le quartier des affaires, sous l'ombre des lampadaires qui s'étaient éteints dès les prémisses du jour encore rose.
Fuck ! Comme ça me manquait ce bruit !
Dans les rues menant à l'appartement, elle se métamorphosa en vraie gamine. Elle joua avec les feuilles que les arbres projetait sur son visage, essaya d'attraper le vent qui coulait entre ses doigts, compta les voitures jaunes qui passaient, quatre, cinq, non six en tout, pencha la tête sur le côté quand une mère et sa petite fille à couettes nous croisèrent sur le chemin de l'école. S'échappant des grilles de ventilation d'une boulangerie, le parfum sucrée et chaud des croissants l'excita et elle le renifla jusqu'à en être écœurée. Je dus la calmer lorsque ma rue apparut enfin. Son visage, qui avait ri tout le long, si lumineux dans cette atmosphère si grise, se ferma sans cependant s'éteindre, et elle retrouva sa méfiance naturelle.

Elle visita l'appartement tandis que je choisissais des vêtements chauds. Je quittai la veste en jean et passai un pull rouge dont le col en V était un peu élimé. Il sentait la lessive ; il y a quelques mois, il était imprégné du parfum d'Emma qui me le volait toujours sans que j'y trouve quelque chose à dire tant j'aimais le porter à même la peau juste après. Par-dessus, j'enfilai une veste en cuir vieilli et trouvai dans un tiroir un foulard aux reflets d'argent. J'invitai Maria-Magdalena à se servir. Elle mit sous son blouson un pull à col roulé noir et attrapa une étole de la même couleur, puis me tendit une grosse écharpe.
— Pour Caleb, si on veut pas qu'il meurt de froid.


mercredi 4 octobre 2017

Trafiquants d'âmes 3.01


PARTIE 3

1

Lorsque Betty revint, nous étions tous saouls, même Tom que notre ivresse avait contaminé. Caleb ratait ses tours de magie et ne découvrait plus le nom des cartes qu'il nous tendait, mais sa flasque restait une source intarissable de whisky. La chambre tournait autour de nous, les murs vacillaient, et les lits se fondaient dans un flou louche. Le rire de Maria-Magdalena qui défonçait les fenêtres en éclat mettait plusieurs années lumières pour transpercer mes oreilles et me dictait de rire aussi, en léger différé, des histoires que nous racontions.
Personne n'entendit Betty qui glissa son ombre sous la porte sans un bruit. Et si elle émit le moindre son, celui de l'alcool qui battait mes tempes le couvrit. Je voyais une ombre dansant autour de nous. Elle gesticulait, comme pour nous dire quelque chose, mais nous n'y prêtions aucune attention. Depuis plusieurs jours, elle suivait Apollinaire. Depuis plusieurs jours, Apollinaire dormait la nuit, dormait le jour, allait s'amuser au Bar des Âmes Perdues, jouait aux cartes, fumait de l'herbe et buvait du whisky avec ses copains, badinait et plus si affinité avec deux ou trois femmes aussi tristes et jolies les unes que les autres. Depuis plusieurs jours, Betty revenait de ses filatures de plus en plus découragée, et nous l'accueillions de moins en moins intéressés. Ce soir-là, nous avions décidé d'anticiper notre déception et de la noyer dans l'alcool afin de la rendre plus gaie. Alors, ce soir-là, nous ignorâmes les lèvres brûlantes d'information de Betty. L'heure de dormir arriva et cloua notre ivresse au lit.

Apollinaire marche le long d'une rue encadrée d'immeubles vagues. Ses épaules effleurent les personnes qu'il croise, mais les évitent grâce à des mouvements fluides. Il accélère le pas, lève son poignet au niveau de son torse, le regarde, souffle, dépité. Aucune montre ne fonctionne ici. Celle qu'il porte est bloquée à 4h52 pour toujours. Il tourne à gauche, serre la main d'un type qui continue sa route en sens inverse, fait « bonjour » d'un signe de la main à une femme qui semble attendre quelqu'un, adossée à un panneau flou. Un homme gros et sale l'apostrophe. Ils discutent trois minutes, mais Apollinaire veut s'en débarrasser. Il lui donne trois cigarettes, balance un « au revoir » dans un soupir et reprend le fil de sa marche, sans se retourner. À l'intersection suivante, il bifurque à droite et quelques mètres plus loin, pousse une lourde porte qui mène dans une cour intérieure.
Un banc étale ses planches de bois brut à l'ombre d'un arbre au tronc famélique et aux branches squelettiques. Apollinaire trépigne d'être en retard et de devoir attendre. Il s'assoit, puis se relève, piétine les graviers, leur lance des coups de pieds et se rassoit. Il ne remarque pas l'ombre presque immobile qui trace une silhouette féminine sous le banc. Elle frémit quand elle entend la porte grincer, mais résiste à l'envie de crier, ou de s'échapper.
— C'est pas trop tôt !
Apollinaire gueule.
— J'ai cru que j'étais suivi.
La voix, masculine, est un peu éraillée, très sûre d'elle. L'homme d'une cinquantaine d'années qui vient d'entrer dans la cour referme la porte derrière lui, non sans regarder qu'il n'y ait personne qui l'observe.
— Comment ça va ?
Apollinaire rejette la question en se raclant la gorge. Il crache par terre. Sur le talon de l'ombre qui, par réflexe, esquive, juste à temps.
— Pas le temps de se faire des politesses. Tu les as ?
— Oui, t'inquiète.
Il sort de la poche de sa veste élimée un cigare qu'il porte à sa bouche, puis une petite boite d'allumettes. Apollinaire s'impatiente et chasse la fumée que l'autre souffle et que la brise envoie sur son visage. Il fulmine.
— Alors, ces papiers ?
— Du calme, du calme, les voilà, tes papiers. Et le pognon, il est où le pognon ?
Les deux hommes procèdent à l'échange et quelques secondes plus tard, Apollinaire, une enveloppe bleue à la main, se croit de nouveau seul. Il se dirige vers le fond de la cour, passe sous le porche, parcourt un couloir sombre, puis grimpe les marches vers les niveaux supérieurs. Au deuxième étage, il entre dans le premier appartement, vide, et le traverse jusqu'à atteindre une fenêtre qui s'ouvre sur des escaliers de secours. En bas, la terre meuble annonce le désert. Ses dunes ensablées s'étirent vers l'horizon jusqu'à se confondre avec le ciel bleu. Apollinaire rase les murs des bâtisses pour éviter de s'embourber dans le sable et atteint bientôt un petit jardin. L'entrée est gardée par quatre géants tout de noir vêtus.
Un brouillard tourbillonne aussitôt autour d'eux. La terre tremble. Un froid dur comme de l'acier installe une ambiance nauséeuse. Apollinaire disparaît, aspiré par les immeubles qui s'écroulent puis s'effacent sur une plage.
Au loin dans la mer, les vagues dodelinent autour du corps d'Emma et le sel scintille sur ses cheveux blonds. Elle les essore, les gouttes plicploquent dans l'eau. D'un geste de la main, elle chasse l'envie de vomir et l'atmosphère se réchauffe.

Betty confirma et compléta mon rêve. Elle avait craint les créatures qui me terrifiaient et glaçaient mon sang jusque dans ma vie onirique. Elle avait vu Apollinaire sortir des papiers de l'enveloppe. Ils étaient bleu fades et tristes. Elle avait entraperçu le sceau représentant un chat et une salamandre qui s'emberlificotaient et supposa qu'ils étaient officiels. L'un des monstres les avait examinés, impassible, les avait retournés dans tous les sens, avait touché et même reniflé plusieurs fois le sceau sans dire un mot. Puis il avait fait un pas de côté pour laisser passer Apollinaire et son ombre dans laquelle Betty s'était fondue.
Elle aperçut alors au bout d'un chemin de graviers bordés de haies de buisson une racine qui sortait de la terre et s'élevait à hauteur d'homme, se courbait, se nouait, redescendait et serpentait sur deux ou trois mètres à ras du sol. Apollinaire passa au milieu de l'arche qu'elle formait. Des spasmes lui parcoururent tout le corps. Il convulsa trente secondes en silence. Et s'effaça. Sous le regard ébahi de Betty. Elle se faufila sous la racine, mais rien ne se produisit. Peut-être à cause de la perte de son enveloppe corporelle.

Quelques heures plus tard, Maria-Magdalena frappait à la porte d'Apollinaire qui fut surpris de nous revoir. Il nous installa sur un canapé nouveau mais loin d'être neuf. Il sentait une odeur rance de tabac.
— Qu'est-ce qu'il vous faut, les filles ? Un peu d'alcool ? Des cigarettes ? Du chocolat ?
— Des infos.
— J'en ai aussi dans les poches. Qu'est-ce que vous voulez savoir les filles ?
— Je veux voir les papiers qu'on t'a remis hier.
Son visage devint blême l'espace d'une seconde. Il se ressaisit aussitôt.
— Je ne vois pas de quoi tu parles. Maintenant, les filles, j'ai du boulot, si vous voulez bien...
Il se leva et ouvrit la porte. Maria-Magdalena n'eut qu'à tendre la jambe pour la refermer, sans quitter sa place assise.
— Bien sûr que tu vois de quoi je parle. Tu sais, la petite cour intérieure.
— Tu oublies le banc sous l'arbre presque mort, Maria-Magdalena, et le type avec sa veste de vieux prof aigri.
— Je sais pas à quoi vous jouez, les filles, mais j'ai vraiment pas le temps.
Il attrapa le bras de Maria-Magdalena et commença à tirer dessus pour qu'elle se lève. Elle le repoussa d'un coup si sec qu'il fut obligé de la lâcher.
— Écoute, on te veut rien de mal. Ce que tu nous diras restera entre nous.
— Vous allez m'attirer des problèmes. Et je n'aime pas trop ça, les problèmes.
— Nous avons vraiment besoin de savoir, dis-je d'une voix presque mielleuse, un peu trop sucrée au goût de Maria-Magdalena dont je sentis le regard obscur piquer ma bouche.
— Ah oui ? Et pourquoi ça ? Écoutez, les filles, vous n'êtes plus les bienvenues.
— Nous voulons juste savoir comment retourner sur terre pour une mission spéciale qui nous a été confiée. Par le chat et la salamandre.
— Le chat et la... ? Mais comment savez-vous pour le chat et la salamandre ?
Je sortis de ma poche le papier qui me désignait comme « enquêtrice principale », et Maria-Magdalena m'imita et lui présenta son titre de « seconde enquêtrice ». Son visage pâlit et ses yeux s'écarquillèrent.
Sa main glissa sous l'oreiller et en sortit l'enveloppe bleue. Il nous montra le sceau représentant le chat et la salamandre.
— Tout ce que je sais de cette signature, c'est que ça ouvre beaucoup de portes. Ces papiers, ce sont des laissez-passer.
— Pour retourner sur Terre ?
— C'est ça.
— Et tu peux nous les procurer ?
— Les filles, vous voyez, si n'importe qui pouvait les acheter, ça deviendrait n'importe quoi et la porte risquerait de rester fermer pour longtemps. Ce qui ne serait pas bon du tout pour les affaires.
— Ni Maria-Magdalena ni moi ne sommes n'importe qui.
— Et nous ne sommes pas là pour le business, mais pour une mission très spéciale. Et nous paierons le prix qu'il faut. Pour trois laissez-passer.
— Trois ?? Rien que ça ??
— Trois ? Mais nous sommes quatre, Tom, Caleb, toi et moi...
— Trois. Parce que Tom ne risque pas de nous accompagner.
— Bon, les filles, je vais voir ce que je peux faire. Donnez-moi deux jours. Je vous contacterai. À bientôt !

 
Je me lève et m'habille sans un bruit au beau milieu de la nuit. Ma chemise s'est perdue quelque part entre les plis des couvertures. Tant pis. J'enfile mon blouson en cuir à même la peau. Les chaussures à la main pour éviter que les talons claquent sur le parquet, je tâtonne vers la poignée de la porte. Mon sac à main y est encore suspendu. Je sors sans un bruit, sur la pointe des pieds. Les draps bruissent dans le silence ponctué de sirènes d'ambulances qui traversent les volets opaques et le double vitrage. Je me retourne. Une ombre s'éveille sur l'oreiller.
— Lauren...
Comment un murmure peut-il être aussi exaspérant ?
— Je dois filer.
Je chuchote alors que je crierai si je le pouvais. Si seulement j'en avais le cran.
— Reste...
Je déteste quand Lucas me supplie. Dans les ténèbres, je sens son regard endormi se frayer un chemin jusqu'à la porte entrouverte où ma silhouette reste immobile. Ma main se faufile dans mon sac et y cherche les clefs de la voiture accrochées à un violoncelle en argent. Elles sont bien dans la petite poche du milieu, avec le portable et les clefs de mon appartement.
Je lui envoie un « je t'appelle » dans un souffle avant de refermer la porte sur l'un de ses grognements.
Dans l'ascenseur, ma descente étant interminable, je consulte mon téléphone qui m'indique huit appels en absence. Le dernier remonte à une heure à peine.
Emma a tenté de me joindre jusqu'à trois heures du matin.
Dans la rue, le calme est froid comme l'asphalte. Sur le bitume, les lampadaires versent une lumière encore humide de la pluie vespérale. Ma voiture est garée à quelques dizaines de mètres de l'immeuble à la façade délavée et aux balcons fissurés. Je ne rencontre personne, à peine une ombre de chat qui, à ma vue, s'enfuit et se cache sous une camionnette.
Un PV détrempé s'est glissé sous l’essuie-glace. Je réalise que mon ticket de parking a expiré en début d'après-midi. La leçon de violoncelle que j'ai donné à Lucas s'est éternisée des heures durant. Mon violoncelle. Je l'ai oublié dans son appartement. Non. Je vérifie dans le coffre : il n'a jamais quitté la voiture.
Assise au volant, j'appelle ma messagerie. Sept messages. Dans les trois premiers, Emma me demande de la rappeler, puis me supplie dans les suivants, et dans les derniers, le ton monte. Au huitième appel, elle raccroche avant que mon répondeur ne lui propose de s'exprimer après le bip.
Quand je rentrerai aux aurores, elle ne dormira pas. Elle m'attendra affalée dans le canapé, le plaid — ce vieux plaid de grand-mère qu'elle a eu honte de me montrer la première fois mais qui lui tient si chaud, qui nous tient si chaud lorsque, les dimanches après-midi d'hiver et de flemme, nous regardons, blotties l'une contre l'autre, des films en sirotant du chocolat et en grignotant des biscuits à la fleur d'oranger — sur ses genoux et les yeux rouges de colère et d'inquiétude. Elle voudra sortir ses griffes mais elle se sera rongée les ongles toute la nuit. Alors elle ira se coucher sans dire un mot, m'ignorera peut-être, se contentera de me mépriser d'un unique regard. Le lendemain, elle partira, passera quelques jours chez ses parents dans le Sud, m'enverra ses humeurs par texto, puis reviendra, au bout d'une semaine, ou peut-être deux.
La voiture arrive dans mon avenue. Je ralentis à la recherche d'une place, tout en jetant un œil à l'immeuble que je dépasse : le troisième étage est allumé. Elle ne dort pas. Elle m'attend.
J'accélère et je roule le reste de la nuit, épuisée, je quitte la ville et traverse les villages qui s'amincissent au fil des kilomètres, et je ne sais plus où aller, je n'ai pas de parents dans le Sud, aucune chambre de petite fille ne m'attend plus nulle part.

 
— Lauren, réveille-toi !
À peine ouvrai-je l’œil que Maria-Magdalena, qui devait me secouer depuis un moment déjà, me sortit du lit et me força à m'habiller en vitesse. Tom et Caleb nous attendaient dans le couloir, bien décidés à nous accompagner chez Apollinaire. Celui-ci nous avait envoyé un de ses acolytes dès le lever du jour. Il avait frappé à la porte et seul Tom l'avait entendu. Quand il avait vu ce squelette drôlement grognon de bon matin, il avait eu un mouvement de recul, puis lui avait serré les os de la main. Il lui avait raconté une anecdote à propos d'une ombre humaine qu'il avait pris pour un paillasson et avait avoué ne plus s'étonner de rien. Tom lui avait demandé si, à tout hasard, l'ombre ne s'appellerait pas Betty. Le gars avait précisé qu'il n'avait pas eu le temps de lui demander son prénom : elle avait filé avant même qu'il puisse s'excuser.
Maria-Magdalena me pressa.
— Il nous attend, il a nos papiers. Bouge-toi un peu !
Je me coiffai et maquillai en vitesse mes yeux cernés par les rêves qui se bousculaient encore dans ma tête. À côté de moi, Maria-Magdalena avait l'air toute fraîche.
— Comment tu fais, pour être en forme après des nuits pareilles ?
— Après une bonne nuit de sommeil ?
— Et comment peux-tu plaisanter avec ça ?
— C'est dur, mais ce ne sont que des rêves.
— Que des rêves ?! Ils ne te paraissent pas plus réels que de simples rêves ? Tu n'as pas l'impression de revivre chaque nuit, et pour toujours, je ne sais pas moi, la mort de ton frère par exemple ?
Durant une seconde, elle se demanda comment je savais. Puis, quand elle comprit, son visage se ferma et ses yeux se durcirent.
— Dépêche-toi tu veux ? Plus vite on aura ces papiers, plus vite tu seras débarrasser de ses putains de rêves.
Elle quitta la pièce et claqua la porte derrière elle, me laissant seule avec mon mascara et mon rouge à lèvres.

Quand Apollinaire vit Tom et Caleb, il interrogea Maria-Magdalena d'un froncement de sourcil. Elle le tranquillisa par un de ses rares — mais beaux — sourires. Il s'assura que le couloir était vide, et ferma la porte derrière nous. Les présentations faites, Apollinaire s'empara d'un coffret en bois qui dormait au-dessus de l'armoire et en sortit un Havane qu'il alluma et partagea avec nous afin de sceller notre bonne entente dans une fumée et des toux de débutants. Les odeurs de cigare imprégnèrent les murs de la chambre avant même qu'Apollinaire ne cherche sous son lit son carton aux trésors. Il en sortit une enveloppe qu'il tendit à Maria-Magdalena. À l'intérieur, il y avait trois laissez-passer anonymes. Le fameux sceau avec le chat et la salamandre apparaissait en relief argenté en bas de chacun d'entre eux. Des gravures microscopiques raturaient la signature avec discipline. En haut à gauche, un encart blanc attendait diverses informations concernant le titulaire de ces papiers officiels.
— On va les compléter ici. J'ai tout ce qu'il faut.
De l'armoire, non sans y avoir fouillé quelques minutes, il extirpa un drôle de stylo taillé dans une branche d'arbre. Il inscrivit nos noms, prénoms et numéros d'immatriculation, ainsi que nos titres qui l'avaient tant impressionnés lors de notre rencontre précédente. L'encre ressemblait à de la sève brune. La manier mobilisait toute l'attention d'Apollinaire.
— Pourquoi ne vous a-t-on pas donné ces papiers en même temps que vos titres ?
— Je n'ai pas l'impression qu'ils sachent quoi que ce soit de toute cette affaire, ni comment la résoudre.
— Voilà, vos papiers sont prêts. Mais avant que je vous les donne, écoutez-moi attentivement. Le voyage que vous allez faire ne se fera pas sans conséquence si vous ne suivez pas quelques règles à la lettre. Sachez tout d'abord qu'il vous sera impossible de rester plus de quarante huit heures là-bas. Je vous conseille vivement de vous pointer à la porte de départ un quart d'heure avant la fin du délai, pour être sûr de partir à temps. Un départ forcé est très douloureux, je ne vous le conseille même pas. Ensuite, même s'il est très tentant d'aller voir ses proches, c'est formellement interdit. Pensez comme ça peut-être traumatisant pour les personnes qui vous ont enterrées. Je vous raconte même pas la sanction applicable. Alors, retenez-vous, pour leur bien. Et pour le vôtre. Enfin, ne dites rien de votre situation, faites-vous petit. La dernière fois qu'un illuminé qui se prenait pour dieu a fait ce voyage, ça a drôlement foutu la pagaille. Je peux vous dire que quand il est revenu, il s'est bien fait dérouiller. Il a très mal vécu d'être crucifié une seconde fois. Une centaine d'année qu'il est resté clouer sur sa croix, selon la légende.
Il nous donna les papiers non sans avoir répété la règle des quarante-huit heures et nous souhaita bonne chance.
— Voici sur cette carte le lieu de départ. Vous choisirez sur place le lieu d'arrivée. Dernière chose : pour revenir ici, rien de plus simple, il suffit d'emprunter la même porte. 
 
Allongé sur son lit, Tom râla de ne pas pouvoir nous accompagner, tout en nous observant nous préparer pour notre premier voyage qui ne serait qu'un repérage. Caleb troqua son habit de scène contre un Jean délavé et un polo gris qui lui donna un air de Monsieur Tout-le-Monde. C'était un tout autre homme. Il avait soudain perdu une dizaine de centimètre, avait subitement maigri, et une partie de son aura s'était envolée. Son costume de prestidigitateur ne le protégeait plus de la banalité. Maria-Magdalena salua son allure passe-partout : personne ne le reconnaîtrait. Elle lui conseilla de se procurer un blouson car là où nous allions, l'automne était déjà bien avancée. Je lui empruntai une veste en Jean et elle enfila un cuir par-dessus son débardeur blanc. D'un geste savant, elle attacha ses cheveux en chignon et nous fit signe de la suivre. Tom nous salua et Betty dont nous avions encore oublié l'existence murmura un « au revoir » auquel seul Caleb répondit sans sursauter.
Je ressentis la présence des géants bien avant de les apercevoir. Au même moment, Maria-Magdalena frissonna, et Caleb dit une blague dont la chute ne fit rire personne. Leur robe noire me figea. Maria-Magdalena m'attrapa la main et la serra très fort, comme pour me rassurer, comme pour se rassurer elle-même. Les doigts — froids et tremblants — de Caleb enserrèrent mon poignet libre, et tous les trois nous nous avançâmes au rythme de nos respirations trop fortes pour être naturelles. Ils n'étaient désormais plus qu'à quelques mètres, et déjà nous sortions nos laissez-passer. Celui de Caleb lui échappa. Il se baissa pour le ramasser et quand il se releva, il trébucha. Maria-Magdalena l'aida à ne pas tomber et me laissa avancer seule vers les quatre créatures qui gardaient un portillon en fer forgé rouillé. L'une d'elles s'empara du papier bleu que je tendais sans le vouloir et le tritura, le renifla, l'observa durant quelques secondes et me le rendit. Sa toge noire se déporta sur le côté et j'entendis le déclic de la serrure puis les gonds qui grincèrent.
— Où allez-vous ?
La voix était neutre, ni féminine, ni masculine ; je ne pus dire duquel des quatre monstres elle s'éleva.
Le temps de répondre et un chemin s'ouvrit devant moi. Je m'engageai, non sans me retourner pour m'assurer que Caleb et Maria-Magdalena me suivait. Elle tendait son titre d'une main, de l'autre elle me salua et un clin d’œil m'assura que bientôt elle me rejoindrait. La lourde porte se ferma derrière moi. Je lambinai, les doigts en éventail caressant les buissons de part et d'autre du sentier, et mes pas crissaient sur les graviers. Bientôt, la racine m'accueillit tout au bout, tel un serpent qui s'entortillait autour d'un portique invisible.
Je m'y avançai.
Mon corps se retrouva sans force et s'écroula. Avant de m'évanouir, je vis que j'étais encore seule dans l'allée.
Puis plus rien.