3
Tout
le long de la route qui nous menait à l'appartement de Tom, Caleb ne
cessa de parler, de tout, et surtout, de rien. Bientôt, une impasse
saturée par toutes les saletés qu'un petit ruisseau peinait à
entraîner jusqu'à la bouche d’égout nous accueillit. Des odeurs
de poubelle et d'urine froncèrent nos narines et dessinèrent des
grimaces sur nos visages. Des rafales de vent soulevaient des sacs
plastiques qui gonflaient dans le ciel et encombraient les
gouttières, ou s'accrochaient sur les rambardes rouillées des
balcons.
— T'es une vraie pipelette, toi !
Maria-Magdalena balança un de ses regards sombres à Caleb. Il ne se
vexa pas, mais se tut face à la porte d'entrée de l'immeuble. Il la
poussa : elle n'était pas fermée. Puis il suivit les instructions
de Tom et étudia les boîtes aux lettres. Sur la deuxième, aucune
étiquette ne désignait le destinataire. Par précaution, il appuya
sur un interrupteur et une sonnerie retentit dans l'appartement, le
second du rez-de-chaussée. Il n'y eut aucun mouvement. Il insista,
puis frappa. Toujours rien.
Alors il s'agenouilla et sortit de la poche arrière de son pantalon
une petite tige en métal qui ressemblait à un pied de biche
miniature, « un crochet, ça s'appelle un crochet ! »
précisa Caleb tandis que Maria-Magdalena surveillait la rue, et moi
les escaliers. Il tritura la serrure quelques secondes et un déclic
nous invita à le rejoindre.
Rien n'avait bougé dans l'appartement depuis que j'en avais rêvé,
comme si personne n'y était venu depuis l'explosion. Même la
vaisselle dans l'évier n'avait pas été faite ; des assiettes
y étaient empilées et une odeur de pourri et de rance s'en
échappait. Ici un fond de whisky avait durci et noirci dans un
verre, là de la graisse maculait encore une casserole. Je saisis la
première assiette et la lâchai aussitôt. Dessous, trois cafards
gros comme mon pouce se partageaient des restes de nourriture. Ils
prirent peur et se faufilèrent plus bas dans la pile. Ils n'étaient
pas seuls : ça grouillait là-dessous. Dans un spasme qui souleva
mon estomac, je m'écartai de la cuisine : sur les visages de
Caleb et de Maria-Magdalena se lisaient le même dégoût. La table
de la salle à manger accueillait ses invités arborant diverses
carapaces autour de plusieurs pots de yaourt à peine entamés et
désormais fermentés, de tartines de miel croqués mais jamais
terminés, des assiettes de frites séchées qui avaient été
abandonnées à côté d'un mélange de Ketchup et de mayonnaise
immonde.
— Fuck ! C'est une vraie porcherie ici ! À croire que
personne y a foutu les pieds depuis qu'il a passé l'arme à gauche !
— C'est possible que personne ne se soit rendu compte qu'il
était... qu'il avait disparu ?
— Je sais pas, Lauren, mais ça m'en a tout l'air. Caleb, tu
vérifies la boite aux lettres ?
Il revint avec une dizaine de lettres et une trentaine de prospectus
publicitaires.
— J'ai bien l'impression qu'elle a raison.
L'affliction
baissa nos épaules et ferma nos lèvres durant quelques secondes.
Comment allait-on pouvoir annoncer à Tom que personne ne s'était
inquiété pour lui depuis sa mort ? Caleb trouva une solution :
nous garderions le silence. Tout simplement. J'en pleurais presque,
de honte, de peine, et du coin de l’œil, je vis que
Maria-Magdalena aussi. Caleb, lui, trouva un avantage à cette
situation au lieu de s'en apitoyer.
—
Nous aurons tout le temps de fouiller sans personne pour nous
déranger. Alors, Lauren, qu'est-ce qu'on cherche ?
Je me frottai les yeux et ravalai mes larmes.
— Aucune idée, mais nous devrions jeter un œil à la cave.
La porte n'avait pas été réparée et elle reposait contre un mur
fissuré. Caleb appuya sur l'interrupteur mais aucune ampoule ne
s'alluma.
— Il ne doit plus y avoir de courant. Il faut trouver une
lampe-torche, sinon, impossible d'y descendre. Il fait bien trop
sombre en bas.
— Il faudrait aussi trouver des bottes en caoutchouc, peut-être
qu'il y a encore de l'eau là-dessous, comme dans mon rêve.
Caleb se chargea de chercher dans la cuisine, moins rebuté par les
blattes que Maria-Magdalena, qui s'occupa du salon, et que moi, qui
ouvrit chaque placard de la chambre. Elle trouva une lampe de poche
dans un tiroir du meuble-télé, après avoir déblayé les morceaux
de verre comme autant de vestige de l'écran-plat et du cadre. Deux
paires de bottes en caoutchouc étaient rangés dans un sac plastique
que je dégotais au fond d'une petite armoire, parmi des dizaines de
boites à chaussures. Caleb enfila celles de Tom, et Maria-Magdalena
s'empara de celles de Camille, non sans me les avoir d'abord
proposées.
— Pourquoi tu ne mets pas ça, Lauren ?
Caleb brandissait des palmes qu'il avait attrapé au-dessus de
l'armoire, sans doute attiré par leur couleur orange-fluo. Je
déclinai son offre par un sourire. Maria-Magdalena lui asséna une
tape sur l'épaule, mais ses yeux — noirs, sombres, profonds,
sublimes — riaient.
Les marches de l'escalier étaient recouvertes d'une épaisse
poussière blanche. Comme dans mon rêve, sur le sol le contenu des
étagères flottait ou se noyait dans quelques centimètres d'eau.
— Qu'est-ce que c'est que ce bordel !
— Des livres, des formules, des éprouvettes, une lentille de
microscope, des vis, une perceuse, des flacons de produits dangereux,
des circuits électroniques imprimés...
— Merci pour l'énumération, Caleb, je le vois bien – Lauren,
fais un peu attention à la lumière – mais qu'est-ce qu'elle
foutait avec tout ça ?
— Je crois qu'elle inventait et construisait des trucs. Tom n'en
parle pas beaucoup. Regardez, ce caisson, là, au milieu, il doit
avoir un rapport avec l'explosion. Approchez-vous, j'éclaire à vos
pieds.
— Attends, dirige ta lumière vers ce levier. Caleb, viens voir.
Attention où tu fous les pieds, c'est plein de clous par là.
— Poids plume, replet, grand gaillard, mais quel joli
charabia ! À quoi ça peut bien servir ?
— Peut-être que Tom le sait. Tu devrais arrêter de jouer avec le
levier, Caleb, cette machine a déjà assez causé de dégâts comme
ça.
— Éclaire nos pieds maintenant, on va voir si on peut trouver ta
fameuse plume.
— Attends une minute... Vous avez entendu ?
— Quoi ?
— Un petit cri, presque inaudible. Là, écoutez !
— Pas de panique les filles, ce ne sont que des souris. Ou
d'énormes rats !
— Non, ça ressemblait à un tout petit cri d'oiseau. Ou de
chaton.
— Rien entendu. Ça vient, la lumière ?
Je dirigeai le faisceau lumineux sur le sol. Ils ne trouvèrent rien
d'autre que des stylos et des crayons à papiers, des trombones, des
fils électriques dénudés, une souris d'ordinateur.
— Y a pas de plume, Lauren. Ou s'il y en a une, elle est bien
cachée. Faut dire qu'avec ce bordel... Désolée. Allez, Caleb, on
sort de là. Fais attention où tu fous les pieds.
Un battement d'ailes froissa l'obscurité. Avec la lampe-torche, je
cherchai la provenance du bruit qui transperça les quatre murs de la
cave.
— Fuck, Lauren, arrête de jouer avec la lumière !
— Il y a quelque chose qui vole ! Là ! Non, là !
— Des rats-volants ? À moins que ce ne soit des chauves-souris.
J'opte pour Batman. Ou mieux, un vampire ! Voire même, Dracula en
personne !
— Ferme-là, Caleb. Y a bien quelque chose qui bouge.
Une boule bleue se laissa emprisonner quelques millièmes de secondes
par l'éclat de la lampe mais s'en échappa aussitôt. Une créature
minuscule se posa alors sur mon épaule. Je poussai un cri. Ma main
s'en débarrassa. Plouf .
— Qu'est-ce que c'était ? demanda Maria-Magdalena.
Elle et Caleb était coincés au milieu de la cave, dans l'obscurité
où flottaient trop d'objets insolites, pointus, tranchants, pour
risquer le moindre pas vers moi. Du haut de la dernière marche de
l'escalier, je me penchai : un petit oiseau bleu flottait dans
l'eau et se débattait avec maladresse contre la noyade. Je
l'attrapai. Il ne se défendit pas, s'ébroua sur ma main et
frissonna.
— Alors ma belle ?
— Alors, c'est un oiseau. Tout bleu.
—
Un oiseau ?! Tout ça pour un oiseau ? Tu vas nous faire sortir de
là, oui ou non ?
—
Là tout de suite, je t'abandonnerai bien là.
— Ce n'est pas n'importe quel oiseau.
Dans la salle de bain, j'entrepris de le sécher avec un gant de
toilette. Il ne broncha pas et émit quelques gazouillis.
— Vous avez vu comme il est bleu ? C'est une de ses plumes que
j'ai vu dans mes rêves. On devrait le ramener à Tom.
L'oiseau siffla. Caleb m'envoya un clin d’œil.
— Tu as vu ? On dirait qu'il est d'accord.
— Bien sûr... Dans tes rêves. Et comment on lui amène, à Tom ?
On sait même pas si c'est possible.
L'oiseau pépia.
— Et là ? On dirait qu'il se met en rogne ! Il est adorable.
— On peut quand même essayer. Je ne sais pas non plus pourquoi
j'ai rêvé de ses plumes, mais quelque chose me dit qu'il fallait
que je trouve cet oiseau. Et il est hors de question de le laisser
dans ce taudis, regarde, il a l'air tout faible, comme s'il n'avait
rien becqueter depuis des jours.
Mon index caressa son cou encore humide, et sa tête se pencha en
arrière tandis que ses yeux se fermèrent.
— Bon, d'accord. Il est mignon. On le prend avec nous, on verra
bien comment ça se passe. J'espère surtout qu'on enfreint pas une
règle des guignols en robe noire.
Nous quittâmes l'appartement que Caleb prit soin de refermer
derrière nous. Je glissai l'oiseau dans la poche de ma redingote,
plutôt spacieuse et confortable pour un animal qui vivait dans une
cave sale et humide.
Maria-Magdalena suggéra de laisser passer une vingtaine de minutes
entre nos passages vers l'autre monde. Je passai la première, non
sans l'angoisse d'affronter les géants s'ils découvraient mon
passager clandestin.
Sur le chemin vers la sortie, le portillon avançait d'un pas peu
assuré. À mesure qu'il s'approchait, il ralentissait. Dans la
poche, ma main serrait l'oiseau qui ne bougeait pas, ne pépiait pas,
comme s'il avait compris que le silence le sauverait. Mon cœur
battait plus vite que mes pas sur le gravier. Une musique brouillonne
bourdonnait dans ma tête. Une goutte de sueur creusait un sillon
glacial de mon front à mes lèvres tremblantes. Mes doigts se
crispèrent.
Alors que j'arrivais à la porte, le bras tendu pour saisir la
poignée, l'oiseau poussa un cri. L'espace d'une seconde, je restai
suspendu sur le fil de la panique. Au moindre coup de vent, au
moindre bruit, je sentis que je perdrais l'équilibre pour sombrer
dans un tourbillon d'inconscience. L'oiseau, d'un battement d'aile,
me rattrapa avant ma chute. Je l'avais serré trop fort : encore
un peu, et je l'étouffai. Derrière le portillon, je n'entendis
aucun mouvement, aucune voix. Une profonde respiration m'encouragea à
l'ouvrir et sans même regarder autour de moi, je m'y engouffrai,
percevant à peine les quatre silhouettes des créatures qui ne me
prêtèrent aucune attention et me laissèrent filer le long du mur
que le sable avait érodé.
Un peu plus loin, je m'assis en face du désert et libérai l'oiseau
qui voleta pour se dégourdir les ailes. Ensuite il se posa sur mon
épaule et ses yeux pourtant décérébrés de petit volatile bleu me
parurent se fondre dans les dunes et s'émerveiller de l'infini.
Une ombre fantomatique, comme un mirage, flottait au dessus de la
ligne d'horizon et se détachait si loin sur le ciel clair qu'il
était impossible que je puisse la voir. Pourtant, elle leva ce qui
semblait être un bras et me fit un signe. Puis elle murmura son nom
au vent qui le glissa dans mon oreille.
— Mitchum...
— Et l'oiseau, comment il va ?
Maria-Magdalena interrompit ma rêverie.
Dès que l'oiseau vit Tom, il eut un mouvement de recul puis il se
jeta dessus. Les grands bras squelettiques de Tom se mirent à
brasser beaucoup d'air pour tenter de s'en débarrasser, sans y
parvenir. Alors il l'attrapa et le coinça entre ses doigts. « C'est
quoi ça ? », demanda sa main libre en montrant le
volatile. « Un oiseau », répondirent de façon
unanime les yeux de Maria-Magdalena, de Caleb et les miens.
— C'est tout ce que vous avez trouvé ? Un oiseau ?
— On dirait que t'es déçu. Tu t'attendais à quoi ? On ne sait
même pas ce qu'on cherchait !Oh, ta gueule, le piaf !
— Il va être bien seul ici. Je n'ai vu aucun animal dans les
parages, à part nos deux comparses, le chat noir et la salamandre
visqueuse. Et, bien sûr, mes lapins en peluche dont raffolent la
gent féminine.
— Mais pourquoi l'avoir ramené ici ?
— À cause de sa couleur. Il a exactement la même couleur que la
plume dont je rêve. Cet oiseau est spécial. Je ne sais pas encore
en quoi, mais je ne pouvais pas faire autrement.
L'oiseau se dégagea de la poigne de Tom et commença à voleter
autour de lui, et quand celui-ci se débattit les bras en l'air, il
en profita pour s'immiscer dans sa cage thoracique. Il se reposa sur
une côte qui lui servit de perchoir, gazouilla deux petites notes
puis se tut. L'arcade sourcilière de Tom se fronça, puis ses
épaules se haussèrent et ses os se détendirent.
— Mais que va-t-on faire de lui ? Ce n'est pas mon oiseau !
— On l'a quand même trouvé dans ton appartement, et c'est lui
qui m'a sauté dessus alors qu'on fouillait ta cave, ou ce qu'il en
reste. Et... Cette espèce de caisson bizarre, qu'est-ce que c'est ?
— Je suppose que tu parles de la nouvelle invention de Camille.
Elle bricolait tout un tas de choses. Avant l'explosion, avant sa...
disparition, elle travaillait sur une machine de régime instantané.
— Une machine de régime instantanée ?
Caleb ne put contenir de sa camisole un fou rire qui s'échappa de sa
gorge et l'étrangla à l'en renverser par terre. Maria-Magdalena le
traqua de ses cils comme des lassos mais un sourire attaqua ses
lèvres, et l'hilarité la tordit en deux. Je pouffai en silence mais
mes joues gonflées explosèrent, et le bruit de mon rire qui se
mêla à ceux de mes deux camarades couvrit le mécontentement de Tom
et l'agitation de l'oiseau. À mes yeux montèrent des larmes qui,
sur mon visage creusèrent de joyeuses stries. Les spasmes plièrent
mon corps en deux et mes jambes flanchèrent. Quelques secondes plus
tard, je vis entre mes paupières humides que l'hystérie jeta Tom
sur une chaise, la tête dans les genoux : elle lui chatouilla
si bien les côtes qu'il n'entendit plus les cris de son hôte aux
plumes bleues.
La nuit essouffla nos rires mais ne parvint pas à nous installer
sous nos draps et nous endormit comme nous étions, Maria-Magdalena
en travers de son lit, Caleb recourbé sur le sol tiède, Tom assis
sur sa chaise et affalé sur la table, et moi recroquevillé contre
l'armoire.
Le lourd étui sur le dos, je grimpe une à une les marches de
l'immeuble sans ascenseur. À des filaments de toiles d'araignées
qui recouvrent les murs est suspendu une poussière noire. Le crépi
s’effrite et vole dans les escaliers puis craquent sous mes bottes.
Une ampoule clignote. La minuterie tictaque. Une porte à un étage
supérieur claque, puis des pas mous descendent. On frotte une
allumette, puis un souffle éteint la flamme et le bâtonnet tombe au
rez-de-chaussée après une courte chute dans la cage d'escalier en
colimaçon. Alors que j'attaque le troisième étage, je croise un
homme, la cigarette à la bouche, qui me sourit à peine et me
reproche du regard de prendre autant de place avec mon instrument
dans le couloir étroit. La fumée pique mes yeux, et je tousse un
peu. Il ricane et continue sa descente.
Essoufflée, je sors de ma poche le petit papier qui m'indique d'une
écriture fine le nom d'Emma. Je lis les étiquettes punaisées à
même le mur. Ma respiration retrouvée mais les joues encore roses
de l'effort fourni, je frappe à la porte de droite. Deux serrures
cliquettent, une, deux, trois fois chacune, puis la poignée se
baisse et est tirée vers l'intérieur. Une jeune femme apparaît
dans l'encadrement, des petites lunettes à monture en plastique
rouge sur le nez, les cheveux blonds relevés en un chignon
désordonné. Ses yeux noirs, derrière les verres fins, scintillent,
comme si des étoiles bleues, ou vertes, ou les deux, dansaient
autour de ses pupilles. Son regard se pose sur le violoncelle qui
pèse une tonne sur mes épaules.
— Vous... tu dois être Lauren.
— Et vous... toi... Emma.
Elle tend une main vers moi et serre la mienne. Des milliers de
petites aiguilles explosent dans ma tête et palpitent dans mes
veines. Dans le couloir, la lumière s'éteint mais mon cœur prend
le relais de la minuterie en battant les demi-secondes comme une
caisse claire. Mes doigts qui effleurent les siens après notre
poignée de main frissonnent de moiteur et se planquent dans la poche
de ma veste en cuir. Sous mes pieds, le sol se fend en deux et la
faille est si profonde que je crains de m'évanouir, de chuter et de
m'écraser si je la regarde encore dans les yeux.
— Je vois qu'on est d'accord, on se tutoie ?
De ces mots elle chasse le vertige et mes jambes me rattrapent alors
que mon corps basculait dans l'abîme.
— Entre, je te débarrasse.
Elle m'aide à m'extirper de l'étreinte étouffante du violoncelle
et me guide dans son appartement, une unique pièce envahie de
guitares, d'amplis, de pédales d'effets, mais aussi de livres, de
cahiers, de CD et de vinyles.
— Fais pas attention au bordel.
Elle m'installe sur une chaise qui fait face à un pupitre.
— Tu veux peut-être quelque chose à boire avant de commencer ?
— Non merci, ça ira.
Elle prend un tabouret dans la cuisine puis s'assoit à côté de
moi.
— Je crois que tu n'as pas eu l'enregistrement.
— Nico ne m'a rien donné du tout. Il m'a juste dit que ton groupe
avait besoin d'un violoncelle pour une chanson.
— Je te la joue, d'accord ? Tu me diras si ça te va. Je te
préviens, je ne suis pas la chanteuse du groupe, donc pas de panique
si je ne chante pas très juste.
Elle attrape une Fender Stratocaster bleu ciel et la branche
sur un petit ampli. Deux accords qu'elle plaque en douceur s'envolent
et se cognent contre les étagères, puis deux autres, un peu plus
vifs, saturent et s'échappent par la fenêtre ouverte. Elle accorde
l'instrument à l'oreille, règle les volumes de l'ampli, change de
médiator et joue quelques arpèges cristallins en intro. Puis la
chanson commence et sa voix s'élève, douce comme un silence, un peu
fausse, un peu éraillée. Mais terriblement sexy.
Et c'est cette musique que je voudrais avoir toute une vie dans la
tête, cette voix dont je voudrais me souvenir pour l'éternité mais
qui s'évanouit alors que mes sens se réveillent, doucement, et
s'exposent à la lumière de plus en plus vive du jour, aux
mouvements d'abord imperceptibles de la chambrée, puis de plus en
plus nombreux, un souffle contre l'oreiller ici, un corps qui se
retourne là. Je voudrais ne pas ouvrir les yeux et rejoindre mon
rêve, et rejoindre Emma, mais il est déjà trop tard.
Tom s'étira, tout courbaturé de la nuit inconfortable
qu'il venait de passer. Maria-Magdalena, les yeux encore cernés de
fatigue, toucha ses pieds avec ses mains puis envoya les bras vers le
plafond, inspira lentement le nez en l'air, redescendit en soufflant
et fit craquer son dos, tandis que Caleb, plus pâle que d'habitude,
somnolait assis à la table, le visage dans les mains.