PARTIE 2
1
Des rêves obscurs, des mouvements flous, des éclats de rires, des
voix haletantes. Un réveil douloureux, du plomb dans la tête, des
serpents dans les tripes.
Une nausée achève mon sommeil, lève en quelques spasmes mon corps
au dessus du lit et gicle sur le parquet en quelques gargouillis.
L'odeur de viscères macérées me brûle le nez et me sort du lit,
entièrement nue.
Le parquet. Froid et lisse. Je ne reconnais pas ma chambre, ce lit
n'est pas le mien, grand, solitaire au milieu d'une pièce éclairée
par une unique fenêtre. L'armoire grand-ouverte ne planque pas très
bien trois chemises d'homme qui s'étirent sur des porte-manteaux,
deux pantalons qui se froissent avec des T-shirt roulés en boule.
Une chaise fait front à une petite table unijambiste où se battent
en duel un paquet de Gitane et une bouteille anonyme dont il ne reste
qu'un fond transparent. Derrière une porte entrouverte, un robinet
clapote dans le lavabo, « clap », « clap »,
martèle-t-il à mes oreilles, je l'ouvre en grand et le jet d'eau
tambourine dans ma tête, jusqu'à ce que mes mains fouettent d'une
grande rasade mon visage marqué par l'oreiller. Je rince ma bouche
pâteuse, trois, quatre fois jusqu'à ce que le goût âcre de mes
entrailles disparaisse en tourbillonnant dans le siphon.
Les idées nettoyées par l'eau froide, je remarquai, posée sur la
chaise, une robe noire dont je n'avais pas le moindre souvenir — ni
de l'avoir portée, ni de l'avoir enlevée — avait enjambée son
dossier. La robe n'opposa pas la moindre résistance quand je
l'essayai et se contenta d'adopter la forme de mon corps. Sous la
table, des escarpins inconnus accueillirent mes pieds sans
hésitation.
Je ne m'attardai pas dans cette chambre que je ne connaissais pas et
me dirigeai vers la porte quand une tache sur le parquet me fit un
clin d’œil. Je me baissai. Ce n'était pas une tache, mais la
graine que j'avais trouvé au marché noir, il y avait de cela un
jour. Ou deux. Une semaine peut-être. La panique m'attrapa par les
cheveux décoiffés et me jeta hors de la chambre puis m'envoya dans
une impasse, me cogna contre un mur et me décocha un coup de poing
au ventre. Mes tripes se gargarisèrent, mais mon estomac vide ne
vomit que des spasmes.
À peine calmée, je rebroussai chemin et trouvai les escaliers au
bout du couloir. Une cinquantaine de marches plus bas, je respirai le
ciel bleu qui décrassa mes poumons et démêla les nœuds de mes
intestins. Autour de moi, les immeubles ocres grimpaient leurs étages
sans jamais atteindre le soleil et écrasaient les passants pris par
le vertige dès qu'ils regardaient leur sommet. La tête renversée,
je réalisai qu'il n'y avait pas de soleil. Mes yeux pouvaient
voleter puis se poser n'importe où dans le ciel sans risque de se
brûler les ailes. Puis ils descendirent sur terre et tombèrent sur
une plaque qui précisait Route des Damnés. Je n'avais aucun
souvenir de ce nom de rue, ni du plan que j'avais eu en main il y a
deux jours, ou quatre. Deux semaines peut-être. Ma respiration
accéléra et mes mains se mirent à trembler. Je ne savais
absolument pas où j'étais. Heureusement, des panneaux imprimèrent
leurs indications sur ma rétine. Vers la gauche, Services
administratifs, Agence Touristique, vers la droite, Le
pont du dernier soupir et La Rivière Asséchée.
Je marchai vers les administrations et remarquai les regards qui se
tournaient sur ma robe noire et mes escarpins à talons hauts. Ma
tenue était comme un cheveu d'or tombé dans une soupe crasseuse et
même si les bouches chuchotaient, les quelques mots qui parvinrent
jusqu'à mes oreilles n'étaient pas les plus doux noms d'oiseau.
Plus j'avançais, plus la foule se densifiait, avec son lot
d'individus transpirant dans leur pyjama, tous perdus et affolés au
milieu de vieux édentés puant le formol, de vieilles perdant leurs
cheveux dans des odeurs de lavande et d'urine, d'hommes et de femmes
aux regards cernés par les cauchemars qui les rendaient chaque nuit
un peu plus fous que la nuit précédente. Bientôt, les mains
remplacèrent les yeux inquisiteurs et tentèrent de se balader sur
ma robe. Des ricanements salaces éventrèrent mes tympans, des mains
moites saisirent mes bras et mes poignets, des doigts se glissèrent
sous ma robe et m'arrachèrent un cri qui n'eut pour effet que de
galvaniser la meute sauvage. Huit bras m'entraînèrent dans un coin
sombre du marché de breloques sans que personne ne s'interpose
malgré les cris poussés par ma bouche, par mes yeux, par mon corps
entier.
Ils me couchèrent dans la poussière, la tête contre un mur, et
soulevèrent ma robe malgré les coups de pieds et les cris que
j'envoyai dans le vide. L'un d'eux, le regard hirsute et les cheveux
fous, défit sa ceinture tandis que les trois autres me maintenaient
contre le sol. De la boue coulait de mes yeux et de ma bouche.
— Je peux me joindre à vous ?
À cette voix venue de nulle part que je connaissais mais que mon
esprit embrouillé ne parvint pas à placer entre les lèvres d'un
visage, un des hommes répondit :
— Bien sûr, ma jolie, plus vous êtes de salopes, plus on rit !
La grande brute se tourna, et je vis sa tête partir violemment du
côté opposé. Il trébucha puis un coup de pied dans le ventre lui
fit mordre les cailloux qui lui cassèrent une dent. Les trois autres
me lâchèrent pour défendre leur ami. Je me sentis sombrer mais je
luttais pour que de mon corps ne se ferme que mes yeux et non mes
oreilles, et non mon esprit. Des coups écrasèrent des ventres mous,
craquèrent des os, provoquèrent des grognements. Il y eut des
pleurnicheries, des demandes de grâce, des bras qui se défendent,
des corps qui s'écroulent. Puis, plus rien, pendant quelques
secondes.
On m'adossa contre le mur, on remit ma robe en place, on essuya avec
deux pouces mes joues souillées de larmes poussiéreuses. Des
cheveux parfumés de vanille effleurèrent mes yeux qui s'ouvrirent.
« Eh bien ma belle, tu as eu chaud ! »
s'exclama la voix lointaine et grésillante de Maria-Magdalena.
« Hey, reste avec moi ! », me secouèrent ses
mains fermement agrippées à mes épaules.