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À peine couchée, je me relevai, intriguée par un son de grattement
contre la porte fermée. Assise sur mon lit, je la vis s'ouvrir et ne
fus pas surprise quand le chat entra sans se presser. La salamandre
était perchée sur son dos, la tête lovée contre son crâne.
« Miaou ! Bonsoir ma toute belle ! »
Sa tête se frotta contre ma main qui lui caressa les moustaches, lui
gratta le menton et lui effila les sourcils.
« Miaou ! Allez, debout, suis-moi ! »
Il tira ma manche de pyjama, bien décidé à ce que je le suive. Je
me levai, et jetai un œil à mes compagnons de chambres : Caleb
ne ronflait pas et son visage se crispait contre quelque cauchemar,
les dents de Tom tremblaient et s'entrechoquaient dans un
insupportable cliquetis, et Maria-Magdalena pleurait. Son visage
dont la volonté et la franchise durcissaient les traits le jour
dévoilait la nuit une tristesse d'une douceur inconsolable.
« Miaou ! Allons, ma toute belle, viens donc à moi, tu
ne peux rien pour elle. »
Je ne pouvais lever mes yeux de ses larmes qui marquaient de sel ses
pommettes et traçaient dans son cou des gouttières blafardes.
« Pauvre petite conne ! »
« Miaou ! Ne t'en va pas, ma toute belle, reste avec
nous ! »
« Reste av... »
Une nuit. Dans une ville. Ma ville, me semble-t-il. J'y reconnais ses
gratte-ciel tous plus hauts les uns que les autres et leur lumière
qui ne s'éteignent jamais ; ici, sa cathédrale, perdue au
milieu de ces mastodontes, qui, refusant de tomber dans l'oubli,
continue de sonner chaque heure ; là, un de ses fast-food où
des files de gens trépignent d'impatience ; en face, un cinéma
qui crache par la porte de derrière des spectateurs après une
séance de rebondissements, de mariages heureux ou de divorces
réussis.
Ils se dispersent rapidement, les mains dans les blousons, la tête
engoncée dans les écharpes, les pieds dans les premières bottes de
la saison. Tous luttent contre la chaussée glissante de ce mois de
novembre glacé. Quand deux retardataires sortent du cinéma, la rue
est vide, à peine éclairée par un lampadaire dont la lumière
vacille.
Ils rient. Ils ont aimé le film, en discutent, refont les dialogues,
ne sont pas pressés. Leur visage ne sortent pas de l'ombre, mais ce
rire appartient à Maria-Magdalena, et l'autre, à un homme qui rit
avec la même extravagance, la même franchise, la même tonalité
grave et pure. Ils passent sous le réverbère qui les illumine par
intermittence : ils partagent les mêmes traits, les mêmes yeux
noirs, les mêmes sourcils épais, la même peau matte.
Ils dépassent la lumière pour se désintégrer dans la
semi-obscurité. Ils sont si bruyants qu'un volet au-dessus d'eux
s'ouvre et laisse apparaître une tête de vieille chouette, les yeux
mi-clos. Elle leur hulule des insultes. Ils en rient puis se calment
et chuchotent, sans voir devant eux la silhouette qui se matérialise
sous le prochain lampadaire. Un sweat-shirt à capuche cache son
visage.
Maria-Magdalena l'aperçoit et, bien trop tard, visualise l'arme qui
prolonge son bras alors que celui-ci s'étire et pointe son doigt de
métal dans leur direction. Trois coups de feu retentissent, suivis
des volets que la vieille chouette claque sur sa conviction profonde
de n'avoir rien vu rien entendu afin de dormir sur ses deux oreilles
pendantes, de l'effondrement sur l'asphalte du corps troué, des cris
de Maria-Magdalena qui n'arrive pas à choisir entre se jeter sur son
frère ou poursuivre le meurtrier, de la fuite des pas en caoutchouc.
Du silence des braves gens qui font sûrement semblant de rêver,
terrorisés et enfouis dans le confort factice de leur lit.
Il ne meurt pas tout de suite, mais attendra le camion de pompiers
qu'elle a appelé de son portable. Son regard s'éteint avant même
d'atteindre les urgences. Quand elle entend son dernier gargouillis
qui reflue des caillots de sang, sa vue se brouille et elle
s'évanouit.
« Miaou ! »
« Miaou ! Pas de temps à perdre ma toute belle ! »
Le chat me tournait autour et la salamandre tournait autour du chat,
et dans le bar où nous dansions, les esprits nocturnes, figés,
restaient suspendus aux lèvres du temps qui s'étaient scellées. La
vodka coulait mais ne se déversait plus dans les verres, les braises
brûlaient mais ne consumaient plus les cigarettes collées aux
bouches paralysées, ou fusionnant avec des doigts silencieux.
Le chat traversa sur la pointe des pattes ce cloaque au plancher
maculé de taches alcooliques, de cendres et de mégots, et grimpa
sur le rebord de la fenêtre ouverte puis se laissa tomber de l'autre
côté. Je le suivis et empruntai la porte qui gueulait « INTERDIT »
en grosses lettres rouges sur un panneau de bois vermoulu. Une petite
cour m'accueillit, qui exhibait un parterre de fleurs indécentes et
des arbustes obscènes quand la ville entière sombrait sous la
sécheresse. Elle se protégeait grâce à une clôture de fortune
parée de barbelés et de planches en bois. Le chat n'eut qu'un bond
à faire pour la franchir, tandis que je préférai me glisser entre
deux fils de fer lâches.
Le désert soufflait sur ses grains de sable qui s'envolaient dans
l'obscurité nue d'étoiles. Le ciel était triste et n'avait pas de
lune pour pleurer. Le silence, d'une rare violence, broyait et
brisait les dunes les unes contre les autres dans une danse
assourdissante.
Le chat s'avança de quelques mètres que je parcourus derrière lui,
effaçant les traces de ses petites pattes avec celle de mes pieds
nus. Puis il s'arrêta et recommença à tourner autour de moi, et la
salamandre recommença à tourner autour de lui. Cette ronde
m'empêchait de faire un pas en avant ou en arrière, alors je ne
bougeai plus et me contentai de noyer le noir de mes yeux dans le
désert.
Parmi les dunes, main dans la main, deux ombres erraient, tels des
fantômes frénétiques qui danseraient au rythme du vent. L'une
d'elle portait une robe noire et entre deux doigts, des escarpins par
leur bride ; l'autre fusillait tout regard qui se portait sur le
haut de son bras.
« Miaou ! Va, ma toute belle, va ! »
Je titube dans le sable qui fond sous mes pieds et déborde de mes
orteils et de ma tête, et de mes oreilles coulent des minuscules
araignées toutes mignonnes qui glissent entre mes seins et
chatouillent mon nombril au creux de mon ventre, cocon idéal
qu'elles tissent de leur toile alors qu'elles feraient mieux de
tendre des étoiles dans le ciel nu et sombre. Le cow-boy au Smith &
Wesson aime dégainer et j'aime qu'il dégaine mais il est triste mon
cow-boy cette nuit, il parle mais je ne l'entends pas j'écoute le
chant des dunes l'absence de la lune les pattes des araignées qui
tricotent les grains de sable, et plus le désert m'enfonce plus le
rythme s'effrène, et mes pieds s'ils n'étaient pas si saouls
danseraient et mes jambes dansent quand même à moins qu'elles ne
titubent — quelle différence puisque j'y crois. Au bout du désert
infini des chemins qui ne mènent nulle part m'appellent, et les
araignées grouillent sur mon corps grouillent dans mes cheveux
grouillent les chemins qui m'appellent au bout du désert infini dans
une lumière sale et sombre, mais peut-être que ce n'est pas de la
lumière après tout. Le cow-boy au Smith & Wesson ne peut pas
dégainer, son revolver est l'encre de son sang et son sang est froid
car il a peur il tremble ses cheveux tremblent il entend mes éclats
de rire mais ignore les araignées et les chemins qui nous attendent
au bout du désert infini. Il me voit sombrer je vois qu'il me voit
sombrer mais je ne me vois pas sombrer sous les effluves de l'alcool
anonyme.
J'avance mais il ne me suit plus me supplie de m'arrêter, on ne
traverse pas le désert des âmes damnées ou des âmes perdues je ne
sais plus c'est interdit parce que tu comprends c'est interdit et on
ne tergiverse pas avec les interdits on ne traverse pas le désert on
ne traverse pas les interdits on ne tergiverse pas avec le désert.
Mais lui n'a pas d'araignées, avec ces araignées minuscules ces
mini araignées qui tissent ma robe et détissent mes cheveux comme
autant de Pénélope pour reculer la nuit au plus profond du désert,
le désert n'est rien ce n'est que des dunes et les dunes ne sont
rien ce ne sont que du sable et le sable n'est rien ce n'est que des
grains. Le cow-boy qui dégainait si bien est impuissant à présent,
il s'enfonce le sable le tire le mange le déguste lentement d'abord
les pieds puis les mollets puis les genoux, il crie comme un petit
garçon agite les bras comme deux pauvres tentacules inutiles et je
ne peux rien pour lui les araignées sont si minuscules si mignonnes
elles dessinent une fille blonde dans le ciel je ne me rappelle plus
son nom le ciel est si beau et le cow-boy est si laid, du sable
jusqu'à la poitrine et la bouche déformée par ses cris. Ces
cow-boys sont impossibles, tournez la tête une demi-seconde pour
observer des petites araignées toutes mignonnes écrire sur un
tableau noir les poèmes que chantaient cette fille à la voix
scintillante, tournez la tête encore pour chercher parmi les dunes
son prénom et les moindres traits de son visage — oublié ?
perdu ? — et ils disparaissent au milieu des dunes sans aucune
discrétion sans réfléchir que leurs cris de petit garçon gâchent
votre contemplation.
C'est triste un cow-boy qui disparaît. Je dormirais bien un peu,
petites araignées, rentrez chez vous maintenant, la fête est finie,
le chemin du désert est rebroussé, et je rentre seule. Je dormirais
bien un peu, mes pas vont me guider vers la chambre du cow-boy où je
l'attendrai, et si les araignées ne veulent pas arrêter de
grignoter ma peau, je leur jouerai du violoncelle sur les cordes
qu'elles tisseront pour moi.
« Miaou ! »
« Miaou ! Reviens-nous, ma toute belle ! »
« Miaou ! Maintenant que tu sais de quoi il retourne,
ma toute belle, peut-être pourras-tu enfin t'occuper de nos
affaires. »
Le chat et la salamandre courent dans mon rêve et sur mon lit.
« Eh oui petite conne, pendant que tu te défonces les âmes
disparaissent et la pagaille nous gangrène ! »
« Miaou ! Rendors-toi maintenant, ma toute belle, tu
rêves ! »
Lorsque je sortis du lit, mes orteils crachèrent des grains de sable
qui se répandirent sur le sol comme de minuscules araignées. Mes
mains les chassèrent de mon corps sous les regards surpris de Caleb
et de Maria-Magdalena, tandis que Tom m'attrapait les épaules et les
secouait pour m'extirper de mon rêve à peine éveillé. Encore pâle
de mon expérience nocturne, je ne leur dis rien, et occultai les
paroles du chat et de la salamandre : elles avaient attisé ma
curiosité plutôt que de l'éteindre.
Je suivis Maria-Magdalena chez Apollinaire qui dormait encore quand
elle frappa à sa porte.
C'était bien lui qui avait vendu une bouteille de cette drogue à
Mitchum, non sans l'avoir mis en garde contre d'éventuels effets
secondaires. Plutôt charmant, il nous invita et nous installa autour
de sa table, et nous offrit un verre de whisky que je refusai, encore
trop vaseuse pour infliger à mon estomac la moindre goutte d'alcool.
Maria-Magdalena but une gorgée puis posa sa question et son verre
sur la table.
— C'est une substance qui garde éveillé le temps de la nuit,
puis après un peu de repos, le corps se remet normalement très
vite. Sauf dans certains cas ; c'est la raison pour laquelle les
surveillants sont soumis à des tests préliminaires qui en recalent
certains. Si vous êtes intolérant à cette substance, ou si vous en
abusez, sachant qu'une gorgée suffit à vous maintenir éveillé
toute la nuit, ou encore si vous faites des mélanges bizarres, elle
peut devenir redoutable, provoquer des hallucinations, des délires,
des comportements dangereux. Un pote m'a montré le questionnaire que
doivent remplir les candidats à la surveillance ; si vous
cochez la case « prises régulières de drogues douces ou
dures », vous êtes recalé d'office.
Maria-Magdalena me jeta un coup d’œil pourtant minuscule mais
lourd d'accusation. « De quoi je me mêle, petite
teigne ? », lui répondit ma langue claquant contre
mon palais. Elle haussa les épaules.
— Est-ce qu'un homme peut s'en servir pour... droguer une femme
afin d'abuser d'elle ?
Sa question me surprit et mes yeux lui envoyèrent des poings
d'interrogation qu'elle esquiva en me demandant si oui ou non, je
voulais savoir ce qu'il s'était passé, puis elle ajouta que ceci
expliquerait la disparition de Mitchum. Je me contentai de lui
répondre par un soupir désenchanté et un sourire évasif.
— Je suppose que oui, c'est une drogue, ça désinhibe pas mal,
tout est possible.
— Elle a pu me faire perdre la mémoire ?
— Sans doute.
— Et vos bouteilles, elles sont pleines ?
— Oui, quelle question !
— La bouteille que j'ai trouvée chez Mitchum était plutôt à
moitié vide chez Mitchum. En fait, je crois qu'il ne restait plus
qu'un fond...
— Si tu as bu une bouteille entière à toi toute seule, pas
étonnant que tu aies perdu la tête.
Puis Maria-Magdalena lui demanda s'il avait eu des nouvelles de
Robert. Il ne le connaissait pas : c'était la première fois
qu'il lui achetait une bouteille.
— Vous en voulez une rasade ?
— Non merci, le whisky me suffit. On va y aller.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez-pas !
Si cette drogue ne vous convient pas mais que vous avez envie de vous
défoncer, ou si vous voulez juste picoler, ou manger, ou faire
n'importe quoi d'autre, je peux vous procurer tout ce que vous voulez
!